• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques

3. Le jugement comme modalité de choix

3.1. Définition et usage des dispositifs de jugement

3.1.1. L’émergence de la notion de dispositif

jugement d’un ou plusieurs acteurs extérieurs à l’échange. Karpik (2007) identifie cinq grandes catégories de dispositifs de jugement : réseaux, appellations, cicérones, classements, confluences. Ces dispositifs remplissent plusieurs fonctions, ils sont à la fois des délégués, des supports cognitifs et des forces en action. Néanmoins, leur efficacité peut être aujourd’hui questionnée dans la mesure où le point de vue des consommateurs semble écarté des recherches.

3.1.1. L’émergence de la notion de dispositif

Lorsque le prix n’est plus le trait différentiel le plus pertinent pour distinguer des biens et guider les choix, ces derniers ne peuvent s’établir que par la mobilisation d’un ou plusieurs dispositifs de jugement permettant de réduire l’incertitude sur la qualité, à condition que celle-ci soit une priorité pour le consommateur. Le jugement est icelle-ci distinct de la notion de décelle-cision qui est uniquement fondée sur le calcul et qui ne peut être prise que lorsque les différents acteurs du marché partagent le même monde, ce qui n’est pas le cas dans le cadre des biens singuliers (Karpik, 2007). Pour donner un exemple de dispositif de jugement, concernant le marché des avocats aux Etats-Unis, l’émergence d’une presse spécialisée, publiant des classements de cabinets juridiques et mesurant ainsi les performances des avocats, permet d’aider les potentiels clients à choisir le « bon » avocat à travers ce que Karpik (1989) appela le « marché-jugement. » Ainsi, lorsque les consommateurs privilégient la qualité plutôt que le prix et lorsqu’ils doivent avoir recours à des critères d’évaluation hétérogènes, « le choix

prend la forme du jugement » (Karpik, 2007, p. 62). En exprimant une opinion particulière,

l’action de juger permet de comparer les produits entre eux mieux qu’un calcul rationnel ne pourrait le faire.

La notion de dispositif est centrale dans les travaux de Michel Foucault qu’il définit comme un « ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des

aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit » (Foucault, 2001, p. 299). En

d’autres termes, le dispositif dans l’esprit foucaldien désigne un ensemble d’éléments hétérogènes à la fois matériels et immatériels entretenant des relations entre eux et dont l’exercice du pouvoir dépend. Deleuze résume la pensée de Foucault en considérant les dispositifs comme des « machines à faire voir et à faire parler » (Deleuze, 2003, p. 316).

32

Enfin, dans Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben définit le dispositif comme « tout ce qui a,

d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduits, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben, 2014). Cette mise en réseau d’éléments discursifs

et non-discursifs permet un agencement d’éléments réputés inconciliables qui se transforment et s’ajustent mutuellement au cours des époques. Depuis les travaux de Foucault, le concept de dispositif a été introduit progressivement en sciences sociales mais son usage varie d’un auteur à l’autre bien que l’idée d’un assemblage d’éléments hétérogènes reste présente, comme c’est le cas, par exemple, au sein des travaux de Callon et Latour (2006).

En portant ses travaux sur l’économie des singularités, Lucien Karpik emprunte la notion de dispositif à Michel Foucault en les considérant comme des « arrangements

hétérogènes externes qui combinent de façon variable, des règles, des contrats, des signes, de l’information, de la connaissance, des critères d’évaluation, des objets, des personnes, etc., bref des entités technico-économico-socio-symboliques qui assurent la jonction de l’offre et de la demande » (Karpik, 2007, p.68). Sur le marché des singularités, le consommateur doit

faire appel à des dispositifs pour identifier le « bon » produit et ainsi corriger, du moins partiellement, son ignorance.

En dissipant l’opacité qui règne sur le marché des singularités, les dispositifs permettent d’écarter au maximum le risque de déception à condition d’être bien sélectionnés. L’opération de sélection s’avère ainsi particulièrement cruciale. Cependant, sur le marché des singularités, la déception est plus probable pour certains biens singuliers que pour d’autres, notamment lorsqu’ils sont particulièrement nombreux et complexes. Une erreur dans la sélection du produit peut, par conséquent, remettre en cause le dispositif de jugement ayant conduit à effectuer ce choix et qui fait donc preuve d’une défaillance.

Sur le marché des singularités, les potentiels consommateurs délèguent une partie de leur pouvoir à des aides externes dans le but de les aider à effectuer un choix raisonnable. Les dispositifs de jugement, tels qu’ils sont nommés par Karpik (2007), sont chargés de chasser l’opacité qui entoure les produits singuliers et de réduire le déficit cognitif présent chez les consommateurs. Le déficit cognitif désigne l’écart entre ce que l’on sait et ce que l’on devrait savoir pour réaliser des choix raisonnables. Les dispositifs de jugement apportent une connaissance orientée aux consommateurs les guidant vers des choix qui leur semblent justes

33

(Karpik, 2007). Sans les dispositifs de jugement, le marché des singularités ne pourrait pas se maintenir car les consommateurs seraient amenés à effectuer des choix aléatoires. Les dispositifs de jugement permettent, en effet, de « dissiper l’opacité du marché, d’écarter

l’opportunisme, d’instaurer la concurrence par les qualités : loin de menacer l’échange, ces dispositifs interdisent son autodestruction » (Karpik, 2007, p. 268). Avec les dispositifs de

jugement, les consommateurs ne sont donc plus seuls face aux produits dont ils doivent inférer la qualité.

Considérés comme de véritables points d’appui, les dispositifs de jugement sont toutefois à distinguer des dispositifs de promesse, bien qu’ils aient en commun la notion de confiance. En effet, alors que les premiers sont chargés de réduire l’ignorance des consommateurs, les seconds ont pour objectif de neutraliser l’opportunisme et de déjouer les ruses tentées par les participants à l’échange économique en imposant, entre autres, des normes et des obligations. De plus, les dispositifs de jugement reposent essentiellement sur des valeurs alors que les dispositifs de promesse reposent davantage sur des faits. En effet, les dispositifs de promesse ont pour principale fonction de « garantir les engagements des

partenaires et par là, d’assurer l’exécution du contrat incomplet » (Karpik, 1996, p. 540). Ce

qui est alors jugé dans ce cas de figure n’est plus la qualité du produit elle-même mais la qualité du producteur/distributeur en tant que personne garante de la qualité du produit. Ces dispositifs de promesse concernent tout ce qui est relatif aux procédures de contrôle des normes de qualité notamment. Dans le secteur viticole, les normes de qualité sont notamment contrôlées au sein des laboratoires d’analyse, appelés aussi laboratoires œnologiques, présents par centaines dans les régions françaises. Ces laboratoires ont particulièrement pour mission d’analyser les produits viticoles (moûts de raisin et vins) afin d’en assurer la qualité. Par exemple, la concentration de cuivre dans les vins, provenant soit de la casse cuivrique (précipitation métallique du vin dans des conditions de fortes réductions et luminosité importante), soit d’un contact avec un matériau cuivré (du laiton par exemple), dont les canalisations des caves les plus anciennes sont encore équipées, est analysée en termes d’intervalle de tolérance et d’acceptabilité. Les limites sont fixées par la norme NF V-03-110, de mai 2010, homologuée par l’Association Française de Normalisation (AFNOR). Elles sont calculées par l’intermédiaire de différentes formules (écart type inter-séries, de fidélité…) propres à cette norme. Les normes ISO constituent également une illustration de ce que peuvent être des dispositifs de promesse. Elles sont, par exemple, utilisées pour évaluer les

34

systèmes de gestion de la qualité dans des industries aussi diverses que l’industrie du pétrole, le secteur pharmaceutique ou encore l’ingénierie du logiciel. Elles constituent, de ce fait, une garantie pour les clients ainsi que pour les fournisseurs. Néanmoins, certains dispositifs sont souvent à la fois des dispositifs de promesse et de jugement, les deux formes pouvant coexister comme à travers le label bio (Teil, 2013).

Sur le marché des singularités, les dispositifs de jugement peuvent être nombreux et divers. Ils peuvent émaner à la fois des producteurs, vendeurs, professionnels du marché, médias de masse et des pouvoirs publics. Karpik (2007) distingue cinq catégories de dispositifs de jugement :

 Les réseaux correspondent aux relations interpersonnelles. Ils se composent à la fois des membres de la famille, des amis et des connaissances qui font circuler les informations à travers le bouche-à-oreille.

 Les appellations se composent des labels, appellations d’origine contrôlée, certifications, titres professionnels, marques de produits ou encore marques-ombrelles  Les cicérones sont constitués des critiques et des guides proposant des jugements sur

des produits ou services singuliers. Les guides peuvent désigner à la fois une personne réputée compétente et le support servant à rassembler l’ensemble des jugements portés sur un objet en particulier.

 Les classements rassemblent les produits singuliers hiérarchisés publiquement selon un ou plusieurs critères particuliers.

 Les confluences regroupent essentiellement les compétences d’accueil et d’informations sur les lieux de vente ainsi que leur agencement.

Ces dispositifs de jugement remplissent trois fonctions essentielles : ils sont les délégués des producteurs et/ou des consommateurs, des opérateurs de connaissance et des forces en action (Karpik, 2007).

Tout d’abord, les dispositifs de jugement exercent le rôle de délégués dans la mesure où les consommateurs s’en remettent volontairement à ces derniers afin d’effectuer un choix raisonnable. Les consommateurs ne contrôlent pas les dispositifs de jugement qu’ils souhaitent mobiliser mais n’ont pas d’autre choix que de s’y fier en raison de leur important

35

déficit cognitif. Dès lors, pour faire un choix, ils s’en remettent à une entité extérieure et délèguent ainsi leur pouvoir d’action en abandonnant, du moins partiellement, l’exercice de leurs libertés (Karpik, 1996). La notion de confiance est ici cruciale dans la mesure où les dispositifs de jugement sont aussi des dispositifs de confiance dont le résultat peut être lourd de conséquences si l’individu se sent trahi et dupé.

De plus, les dispositifs de jugement remplissent la fonction de supports cognitifs. En effet, sur le marché des singularités, les consommateurs sont caractérisés par un déficit cognitif qui les conduit, en l’absence de dispositifs de jugement, à effectuer des choix aléatoires. Les dispositifs de jugement permettent d’apporter une connaissance particulière aux consommateurs et de guider leur action. Les consommateurs sont libres de mobiliser un ou plusieurs dispositifs de jugement ; par exemple, dans certains cas, le réseau peut doubler les classements ou encore les cicérones. Ainsi, la confiance est ici distribuée entre plusieurs dispositifs de jugement ce qui a pour conséquence de minimiser le risque mais également d’intensifier les tensions entre les dispositifs de jugement concurrents. L’orientation indiquée par les dispositifs de jugement peut, en effet, soit converger soit diverger et, par conséquent, la crédibilité associée peut se renforcer ou au contraire s’amenuiser (Karpik, 1996).

Enfin, les dispositifs de jugement sont des forces en action. En effet, ils tendent à se multiplier et à venir se concurrencer les uns par rapport aux autres. Ils cherchent donc à attirer la confiance des consommateurs dans un contexte d’adversité. Par exemple, lorsqu’un consommateur fait ses courses en grande distribution, il est sollicité par de nombreux dispositifs de jugement cherchant chacun à attirer sa confiance. Dubuisson-Quellier (2006) en identifie quatre catégories : la première est liée au produit (prix, marque, promotion, mentions, packaging, poids, variété, labels…) ; la deuxième est liée au point de vente (agencement, merchandising, vendeur, publicité sur le lieu de vente…) ; la troisième regroupe les caractéristiques propres au foyer dont fait partie le consommateur (taille, budget, préférences, recommandations, capacité de stockage…) et ; la quatrième repose sur les informations disponibles dans l’espace public, principalement à travers les médias. Pour faire le tri, le consommateur va hiérarchiser mécaniquement les dispositifs selon leurs propriétés et réaliser ainsi des arbitrages différents (Dubuisson-Quellier, 2006).

L’arbitrage routinier permet aux consommateurs de choisir toujours le même produit selon un seul critère de jugement qu’il soit le prix, la marque ou encore le label. Le dispositif