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Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales

5. Les pratiques discursives œnophiles et leurs dynamiques

De façon complémentaire aux recherches portant sur la structure interne des pratiques sociales, nous proposons, dans cette section, d’étudier les pratiques discursives œnophiles, qui sont à même de traduire, dans une dimension diachronique, les influences de l’individu et des contextes qu’il traverse sur les pratiques œnophiles. De ce fait, le récit est considéré, selon la distinction opérée par Schatzki (1996), comme une pratique comme performance, manifestation d’une pratique comme entité incarnée par les pratiques œnophiles.

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Les pratiques œnophiles peuvent se manifester de multiples façons au cours de la vie des individus, ce qui est, en termes méthodologiques, difficile à saisir et à observer. Les individus peuvent, par exemple, avoir été initiés au vin durant leur enfance, avoir participé aux vendanges dans leur jeunesse ou encore avoir pris des cours de dégustation. Ainsi, à travers le récit, représentant ainsi une des manifestations des pratiques œnophiles, il devient possible de mieux comprendre l’évolution de ces pratiques dans une perspective dynamique liant à la fois les dispositions individuelles et l’environnement. Nous proposons donc, au cours de cette recherche doctorale, de nous intéresser plus précisément aux pratiques œnophiles discursives.

Nous l’avons vu, au cours du chapitre précédent : bien que l’histoire du vin remonte à plusieurs siècles, sa mise en discours est beaucoup plus récente. Le monde du vin s’est progressivement autonomisé et a développé son propre langage et sa propre culture. Du côté des consommateurs, ils sont de plus en plus nombreux à parler de vin, en effet, « le vin est, à

la différence d’autres types d’aliments produits par des procédés techniques plus ou moins sophistiqués, un produit duquel de plus en plus de personnes aiment (ou se sentent obligés de) parler au moment où elles s’apprêtent à le consommer. Mais qui dit « parler », dit « avoir quelque chose à dire », c’est-à-dire « savoir parler du vin » (Reckinger, 2012, p. 13).

Le vocabulaire utilisé, à l’occasion notamment des dégustations, constitue la partie visible de la mise en discours des pratiques œnophiles, néanmoins, il existe également d’autres manières de s’exprimer au sujet du vin, extérieures aux commentaires de dégustation. En effet, au cours de cette recherche doctorale, nous ne nous intéressons pas au discours analytique mais plutôt au discours ordinaire des pratiques œnophiles, dans le sens hédonique du terme.

Le discours des individus peut également être considéré comme une pratique sociale dans la mesure où il est aussi performatif, c’est-à-dire qu’une action est réalisée par le fait même de prononcer des mots. Les pratiques discursives œnophiles rejoignent ainsi la pensée de Foucault selon laquelle il conviendrait de « ne pas – ne plus – traiter les discours comme

des ensembles de signes (d’éléments significatifs renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent […]. Les pratiques discursives […] donnent lieu à des figures épistémologiques, à des

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sciences, éventuellement à des systèmes formalisés […] » (Foucault, 1969, p. 66-67 et 250,

cité par Reckinger, 2012, p. 80).

De plus, les pratiques discursives, en faisant notamment appel aux souvenirs, peuvent permettre de couvrir une partie ou l’ensemble de l’existence des pratiques comme entités. De ce fait, une certaine dynamique peut être saisie.

En 2005, en ouvrant une réflexion sur la théorie des pratiques sociales dans le champ de la consommation, Warde affirme que les pratiques forment une trajectoire et varient selon le temps, l’espace et le contexte social. Southerton et alii. (2012) argumentent également en faveur d’une analyse comparative au fil du temps comme moyen d’identifier les trajectoires des pratiques ainsi que les mécanismes inhérents à leurs transformations. De plus, au même titre que les pratiques évoluent, les porteurs de ces pratiques évoluent également, en effet, ils apprennent progressivement à réaliser les pratiques de manière appropriée (Schau et alii., 2009) ; le rôle de l’individu ne peut dès lors plus être relégué au second plan. Les travaux de Lahire appuient ce point de vue en proposant notamment de « retracer les trajectoires des

individus dans leur dimension chronologique, mais également de retracer l’articulation entre les différents contextes où les individus évoluent ou ont évolué » (Trizzulla, Garcia-Bardidia et

Rémy, 2016).

Ainsi, il serait possible d’envisager la manière selon laquelle l’évolution de l’individu et des contextes traversés structurent et conditionnent l’évolution des pratiques sociales en prenant la forme de « carrière ». Il devient alors indispensable, pour comprendre l’évolution des pratiques, de prendre en considération à la fois leurs dynamiques internes et les conditions externes de leur existence.

Nous proposons donc, à travers cette recherche doctorale, un enrichissement de la théorie des pratiques sociales en complément des considérations théoriques déjà existantes. En effet, nous suggérons une meilleure intégration à la fois de l’échelle individuelle et de l’environnement dans l’étude des pratiques sociales dans une perspective dynamique à travers la mobilisation du concept de « carrière ». Nous postulons que l’influence de ces éléments sur les pratiques œnophiles se traduit dans les récits produits par les individus, c’est-à-dire à travers les pratiques discursives.

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Conclusion du chapitre 2

Ce deuxième chapitre visait à clarifier la théorie des pratiques sociales qui présente encore, notamment du fait de la récente identification d’un tournant « pratique » par Schatzki (1996), quelques imprécisions conceptuelles.

En retraçant la genèse de la théorie des pratiques sociales, ce chapitre nous a permis de répondre à deux questions fondamentales : que sont les pratiques sociales ? Comment se reproduisent-elles ? Situées entre l’agent et la structure, les pratiques sociales proposent un niveau intermédiaire d’analyse permettant d’explorer l’expression du social sans entrer dans les débats récurrents en sciences sociales. Trois auteurs fondateurs ont proposé successivement leur définition des pratiques sociales que nous avons synthétisée sous forme d’équations :

[(Habitus) (Capital)] + Champ = Pratique (Bourdieu, 1980)

Règles + Ressources = Pratiques (Giddens, 1987)

Compréhensions générales + Règles + Structure téléoaffective = Pratique (Schatzki, 1996)

Dans la perspective d’unifier ces conceptions divergentes des pratiques sociales, Reckwitz (2002) a proposé la définition suivante : « type de comportement routinisé qui

consiste en plusieurs éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations » (p. 249,

d’après la traduction de Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013). A partir de cette définition, nous avons constaté que la dimension discursive des pratiques sociales est négligée, alors qu’elle devrait légitimement être plus appuyée, au même titre que les dimensions matérielles, cognitives et normatives.

Après avoir présenté les fondements de la théorie des pratiques sociales, ce chapitre nous a également permis d’explorer les applications empiriques qui ont été réalisées en recherche sur la consommation, suite à l’introduction de la théorie des pratiques sociales dans le champ de la consommation par Warde en 2005. Dans cette perspective, nous avons pu constater la tendance des recherches menées à décrire et analyser les éléments constitutifs des

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pratiques sociales ainsi que les liens qui régissent leur reproduction. Par conséquent, l’étude de la structure interne des pratiques sociales a été privilégiée à l’étude des facteurs externes également impliqués dans la reproduction des pratiques sociales. Lahire (2012), à travers l’équation Dispositions + Contexte = Pratique, souligne particulièrement ce manquement.

Ainsi, nous proposons une application empirique de cette dernière équation que nous intégrons dans une perspective dynamique. En effet, l’articulation des dispositions et des contextes traversés par les consommateurs tout au long de leur vie donnent lieu à une variation de pratiques dont la trajectoire peut être retracée. Ainsi, à travers un ancrage des discours des individus dans une dynamique à la fois sociale, économique, culturelle ou encore familiale, une « carrière » de pratiques prend forme. Le concept de « carrière » tel que développé par les interactionnistes de l’École de Chicago est ainsi développé dans le chapitre suivant.

Comment les aficionados de vin reconstruisent-ils leur carrière de pratiques œnophiles ?

Revue de la littérature

Chapitre 1

L’économie des singularités : fondements théoriques

Chapitre 2

Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales

Chapitre 3

Appréhension de la dynamique des pratiques sociales par le

concept de « carrière »

Méthodologie

Chapitre 4

Choix épistémologique et méthode de la recherche

Chapitre 5

Collecte, analyse et interprétation des données

Résultats

Chapitre 6

La reconstruction des carrières de pratiques œnophiles des aficionados

français et argentins

Discussion : Contributions, limites et perspectives de la recherche

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Chapitre 3. Appréhension de la dynamique des pratiques sociales par le