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Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales

3. Les enrichissements de la théorie des pratiques sociales

3.4. Une nouvelle conception de l’individu

La théorie des pratiques sociales se distingue des approches conventionnelles en concevant l’individu comme un « porteur » de pratiques. Pour autant, l’individu n’est pas considéré comme passif. La théorie des pratiques sociales s’oppose également à la pensée de Bourdieu selon laquelle ce sont les individus qui choisissent les pratiques qu’ils souhaitent réaliser. Au contraire, la théorie des pratiques sociales postule que ce sont les pratiques qui recrutent les individus.

3.4.1. L’individu, « porteur » de pratiques

En prenant comme unité d’analyse la pratique et non plus l’individu, la théorie des pratiques sociales conçoit l’individu comme un « porteur » de pratiques. En effet, Reckwitz (2002) affirme que les éléments constitutifs des pratiques ne doivent pas être traités comme des attributs individuels mais plutôt comme « des qualités des pratiques auxquelles les

individus participent » (p. 256). En ce sens, les activités mentales, les compétences ou encore

les significations deviennent des qualités des pratiques dans lesquelles les individus s’investissent et non plus des qualités propre aux individus. Ce point de vue s’éloigne assez significativement des approches plus conventionnelles (Shove et alii., 2012).

Selon la conception de la théorie des pratiques sociales, les individus sont considérés comme des corps et des esprits qui portent les pratiques, c’est-à-dire qui les accomplissent de manière routinière. Le monde social est peuplé de pratiques qui sont portées par des agents (Reckwitz, 2002). Par ailleurs, Shove et Pantzar (2005) proposent d’utiliser le terme de «

practitioner » « dont les traductions de « praticien » ou « pratiquant » ne rendent compte qu’assez imparfaitement » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013). L’évolution des pratiques

sociales dépend, par conséquent, de la constitution de la population et donc des opportunités de rencontre entre les individus et les pratiques.

Chaque individu ne peut exécuter toutes les pratiques existantes, cela dépend d’un certain nombre de facteurs tels que les ressources financières et techniques, les capacités physiques ou encore les compétences (Shove et alii., 2012). L’implication de l’individu est également importante car sa motivation à acquérir les conditions nécessaires pour entreprendre une pratique va être déterminante. Ainsi, les individus s’engageant dans des pratiques sociales se différencient les uns des autres selon leur degré d’implication, les pratiques sociales sont donc inégalement distribuées (Southerton et alii., 2012 ; Warde, 2005).

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De ce point de vue, les individus sont considérés comme des agents actifs, capables de développer un point de vue critique vis-à-vis des pratiques, leur résister ou encore contribuer à leurs modifications. Par exemple, concernant la pratique du football, les footballeurs ne jouent pas seulement avec un ballon, ils reproduisent activement le football lui-même. Néanmoins, les individus ne sont pas capables de contrôler les pratiques (Hargreaves, 2009). En effet, ils semblent n’avoir pas vraiment le choix des pratiques qu’ils souhaitent accomplir. Par ailleurs, le caractère routinier et répétitif des pratiques sociales allège la charge mentale des individus lorsqu’ils doivent prendre une décision.

Shove et alii. (2012) réfutent la conception de l’individu comme un automate passif. Ils affirment que les pratiques consistent en une intégration active des éléments constitutifs supposant ainsi une dynamique. En effet, c’est à travers la routinisation des pratiques qu’ils incarnent que les individus parviennent à comprendre le monde qui les entoure et à développer leurs identités, ce qui ne fait donc pas d’eux des dupes passifs (Hargreaves, 2011). La conception de la théorie des pratiques sociales par Shove et alii. ne conteste ainsi pas définitivement une capacité d’action détenue par les individus.

Au-delà de leur rôle en tant que porteurs de pratiques, les individus sont également perçus comme étant à l’intersection d’une multitude de pratiques, en d’autres termes à l’intersection de routines corporelles et mentales (Reckwitz, 2002 ; Warde, 2005). Au cours de leur vie, les individus rencontrent plusieurs pratiques qui entrent en contact avec eux, les recrutent, forment une trajectoire qui leur est propre et s’en détachent (Hargreaves, 2011). Dans ce sens, les pratiques accomplies ne seraient que les produits d’une rencontre avec les individus qui n’auraient donc pas choisi leurs pratiques délibérément. Par ailleurs, ce point de vue ne rendrait pas compte des différences pouvant survenir entre un individu expert et un individu amateur, en effet, la variation intra et interindividuelle des performances des pratiques ne peut s’expliquer que par une rencontre fortuite entre un individu et une pratique.

Warde (2005) affirme qu’il existe, effectivement, des variations à la fois dans la manière de s’investir dans une pratique et à la fois au sein des structures internes des pratiques, c’est-à-dire au niveau des éléments constitutifs des pratiques. Par analogie avec le corps humain, les pratiques ont une anatomie similaire mais une physiologie différente selon les individus (Schau et alii., 2009). Il est donc important de prendre en considération le degré d’implication de l’individu car cela peut affecter la structure et la reproduction des pratiques.

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De même, les caractéristiques socioéconomiques et démographiques des individus avec différents niveaux d’implication peuvent avoir des répercussions sur la trajectoire des pratiques (Southerton et alii., 2012).

Néanmoins, la variabilité inter et intra-individuelle en termes de pratiques permet de constater la coexistence d’une pluralité de pratiques et des appropriations plurielles effectuées par des individus dont l’identité est de plus en plus fragmentée. Il n’est, en effet, pas rare qu’un individu s’investisse dans des pratiques jugées dissonantes, attestant ainsi de l’intérêt d’une approche des pratiques sociales à l’échelle individuelle (Trizzulla, Garcia-Bardidia et Rémy, 2016).

3.4.2. Une relation inversée : le recrutement des individus par les pratiques

Considérer l’individu comme un porteur de pratiques revient à supposer que ce sont ces dernières qui recrutent les individus. Pour se reproduire et perdurer dans le temps, les pratiques doivent, en effet, attirer de nouveaux individus pour compenser ceux qui sont partis. Pour Shove et alii. (2012), les réseaux de recrutement diffèrent selon le développement des trajectoires des individus, des pratiques, des dispositifs matériels et des institutions. Le premier contact entre une pratique et un individu est déterminant. De plus, l’engagement doit être suffisamment motivé pour maximiser la durée de la performance de la pratique. En effet, une expérience positive entraîne une reproduction des pratiques plus soutenue (Shove et Pantzar, 2007).

Ce point de vue révèle une contradiction avec la conception de Bourdieu qui cherche à comprendre l’effet inverse, c’est-à-dire comment les pratiques sont sélectionnées par les individus. Cependant, les travaux de recherche réalisés jusqu’à présent sont restés relativement discrets à ce sujet notamment car cette vision pose d’importants problèmes d’ordre méthodologique.

Afin de les retenir, les pratiques doivent fournir des récompenses suffisantes aux individus. Pour cela, l’innovation, l’ancrage symbolique ou normatif ou encore l’interconnexion avec une ou plusieurs autres pratiques peuvent permettre aux pratiques de conserver leurs adeptes, ce qui n’a pas été le cas de la pratique du hula hoop qui a rapidement disparu (Shove et alii., 2012). De même, la sanction sociale peut également contraindre des individus à poursuivre des pratiques même s’ils n’en ont pas nécessairement la volonté. Gram-Hanssen (2007) a notamment montré que l’entrée dans l’adolescence contraint les

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individus à se doucher et à renouveler leurs tenues vestimentaires plus fréquemment afin d’éviter toute sanction sociale qui pourrait être lourde de conséquences.

Par ailleurs, étudier l’interaction entre plusieurs pratiques permet également d’éclairer les processus de recrutement. En effet, la réalisation simultanée de plusieurs pratiques peut donner des indices quant aux conditions considérées comme propices au recrutement des individus ou souligner le caractère accidentel de la rencontre entre un individu et une pratique, comme l’illustre la pratique du floorball abordée précédemment (Shove and Pantzar, 2007).

Enfin, l’abandon des pratiques n’est pas une conséquence logique du cycle de vie, il peut intervenir à n’importe quel moment ou être temporaire. Cette idée suppose donc que certains contextes sont plus propices que d’autres pour que les individus décrochent (Chevalier, 1998). Ainsi, l’influence contextuelle peut être un facteur déterminant dans la structuration et la reproduction des pratiques. De même, les caractéristiques sociodémographiques sont importantes pour comprendre le recrutement des individus et leur défection vis-à-vis des pratiques. Le niveau d’éducation est par exemple la caractéristique la plus saillante pour expliquer la poursuite des pratiques de lecture (Southerton et alii., 2012).