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Compréhensions générales + Règles + Structure téléoaffective = Pratique

Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales

2. Les mutations de la théorie des pratiques sociales

2.3. Une évolution divergente des cadres structurant les pratiques

2.3.3. Compréhensions générales + Règles + Structure téléoaffective = Pratique

En s’inspirant des travaux fondateurs de Bourdieu et Giddens, Schatzki (1996) entreprend une nouvelle théorisation des pratiques sociales. A l’instar de Bourdieu et Giddens, Schatzki situe le social au niveau des pratiques, fruits de l’interaction entre agent et structure, et s’interroge sur la structure même de celles-ci.

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Schatzki fait la distinction entre deux formes de pratiques : (1) la pratique comme entité, c’est-à-dire comme un nexus de faires et dires organisés selon trois éléments : (a) les compréhensions générales ; (b) les règles explicites et (c) la structure téléoaffective ; (2) la pratique comme performance d’une action. En d’autres termes, les pratiques comme entités sont « dotées d’un sens ; elles font l’objet de prescriptions, d’instructions ou d’exigences sur

les façons de faire ; enfin elles sont associées à des structures teleoaffectives qui recouvrent les objectifs, les projets, les visées ainsi que les émotions qui sont jugées acceptables par les acteurs » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, p. 3). C’est, par exemple, le cas des pratiques

culinaires, sportives ou encore éducatives. Puis, pour perdurer, la pratique comme entité nécessite d’être régulièrement accomplie à travers la pratique comme performance plus aisément observable dans la vie courante.

Au cours de leur vie, les individus dédient du temps à de nombreuses pratiques sociales, souvent interconnectées et n’évoluant pas au même rythme. En effet, certaines pratiques apparaissant comme plus dynamiques que d’autres, elles ne s’expriment pas de la même façon. Le projet de Schatzki a pour but de permettre une distinction entre l’entité des pratiques et ses multiples manifestations. Par exemple, les pratiques comme entités sont le résultat d’une formation historique et collective alors que les pratiques comme performances sont le résultat d’une reproduction quotidienne des pratiques conduisant à une transformation progressive des pratiques comme entités à travers le temps (Røpke, 2009). En d’autres termes, d’un côté, les pratiques comme entités sont déterminées par leur caractère durable, et de l’autre, les pratiques comme performances sont les manifestations temporaires des pratiques comme entités. En effet, sans manifestation régulière, une pratique ne saurait se reproduire durablement (Warde, 2005). Ces deux facettes des pratiques sont liées et participent à la difficulté de délimiter à la fois les éléments constitutifs entre eux et les pratiques les unes par rapport aux autres.

Pour Schatzki, les pratiques sont constituées d’éléments traversant le temps et l’espace. A la différence de Bourdieu et Giddens qui conçoivent les pratiques comme produits de l’habitus pour l’un et résultats des règles et ressources pour l’autre, Schatzki conçoit la pratique comme existant et évoluant d’elle-même. La pratique s’auto-construit et est régie par les éléments identifiés nouant des liens plus ou moins forts à travers le temps et l’espace.

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En conservant des travaux de Bourdieu et Giddens, les notions de connaissance tacite (conscience pratique) et de règles, Schatzki identifie une troisième dimension faisant référence à la structure téléoaffective, ce qui conduit à l’équation suivante : Compréhensions générales + Règles + Structure téléoaffective = Pratique. La structure téléoaffective sous-entend que les pratiques sont guidées par un but, un projet, un objectif précis mais aussi par des émotions et des humeurs. Ainsi, en précisant un peu plus la théorie des pratiques sociales, les travaux de Schatzki ont permis de fournir des bases solides à ses héritiers, tels que Reckwitz (2002) ou Warde (2005), qui y feront largement référence.

Schatzki apporte également une contribution à la théorie des pratiques sociales en faisant la distinction entre les pratiques dispersées (« dispersed practices », Schatzki, 1996, p.91) et les pratiques intégratrices (« integrative practices », Schatzki, 1996, p.98). Les pratiques dispersées sont caractérisées par leur omniprésence au sein de la vie sociale alors que les pratiques intégratrices font référence plutôt à un domaine précis de la vie sociale. Ces pratiques telles que les pratiques culinaires, agricoles ou encore professionnelles nécessitent de comprendre les manières selon lesquelles elles sont exécutées mais aussi de connaître les contextes au sein desquels elles sont accomplies (Warde, 2005). Par exemple, les pratiques de problématisation, de ritualisation et d’instrumentalisation du goût sont considérées comme des pratiques dispersées associées aux pratiques intégratrices de la consommation domestique (Arsel et Bean, 2013). En d’autres termes, les pratiques intégratrices se décomposeraient en plusieurs pratiques dispersées, bien qu’il soit réducteur selon Schatzki (1996) de penser cela. Ainsi, les trois dimensions des pratiques identifiées par Schatzki (1996), à savoir les règles, les connaissances générales et la structure téléoaffective, sont des dimensions propres aux pratiques intégratrices.

A titre d’exemple, en étudiant la pratique intégratrice de création de valeur dans les communautés de marque, Schau, Muñiz et Arnould (2009) identifient douze pratiques dispersées réparties selon quatre thèmes : le réseau social, le management de l’impression, l’engagement communautaire et l’utilisation de la marque. Ces pratiques dispersées sont guidées par la structure téléoaffective des pratiques intégratrices se composant de « fins,

projets, tâches, objectifs, croyances, émotions et humeurs » qui les gouvernent et les intègrent

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Plus récemment, Arsel et Bean (2013) ont cherché à comprendre comment l’activité du goût pouvait être considérée comme une pratique en mobilisant notamment le concept de régime de goût qui désigne un système discursif liant l’esthétique aux pratiques au sein de la culture de consommation. Leurs travaux, inspirés de ceux de Foucault (1991), révèlent que, comme les pratiques, le goût se maintient et se reproduit dans la vie quotidienne sans qu’il y ait nécessairement une volonté de distinction symbolique. Il peut être également médiatisé par une autorité telle qu’un magazine ou un blog, à l’instar du blog Apartment Therapy qu’ils étudient. Ce blog, spécialisé dans le design d’intérieur et la consommation domestique, fournit aux individus les manières de faire pour accomplir la pratique. La principale contribution des auteurs réside ainsi dans le fait qu’il est possible d’étudier les pratiques à l’échelle individuelle.

Cependant, la conception des pratiques de Schatzki a tendance à minimiser la capacité des individus à articuler et ordonner leurs propres pratiques ainsi qu’à ignorer les circonstances des pratiques (Bräuchler et Postill, 2010). De plus, bien que théoriquement discutées, les distinctions réalisées par Schatzki n’ont que peu fait l’objet d’applications sur le plan empirique (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013). Enfin, le rôle des objets est également absent de la théorie proposée par Schatzki (Reckwitz, 2002) ; les recherches qui suivront s’attacheront, par conséquent, à démontrer la centralité des objets au sein des pratiques sociales.