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Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques

2. La complexité du choix d’un bien singulier pour les consommateurs

2.2. L’incertitude sur la qualité des produits singuliers

2.2.1. L’asymétrie d’information

Afin de qualifier les biens singuliers, Nelson (1970) distingue deux catégories : les « biens de recherche » dont la qualité est connue avant l’achat et les « biens d’expérience » dont la qualité demeure inobservable jusqu’à leur consommation effective. Il affirme, en effet, que « non seulement les consommateurs manquent d’une information complète sur les prix

des biens, mais leur information est probablement encore plus pauvre sur les variations de qualité des produits simplement parce que cette dernière information est difficile à obtenir »

(Nelson, 1970, p.311). Ainsi, le marché est constitué, d’un côté, de biens et de services dont les caractéristiques sont connues avant l’achat et, de l’autre, de biens et de services dont la qualité n’est fixée qu’après l’achat, voire très longtemps après l’achat lorsque la valeur d’usage est diffusée progressivement dans le temps, ce que Karpik (2007) appelle le « différé d’évaluation. » C’est le cas notamment des bouteilles de vin qui peuvent être conservées durant des années dans des caves ou dans des armoires à vin réfrigérées. Dès lors, Nelson (1970) s’interroge sur le risque d’abus des producteurs/vendeurs intéressés uniquement par la rentabilité de leurs marchandises.

Akerlof (1970) introduit, quant à lui, la notion d’asymétrie d’information pour qualifier une distribution de l’information inégale entre les agents investis dans un même échange. L’asymétrie d’information favorise l’incertitude sur la qualité des produits et encourage l’opportunisme des producteurs/vendeurs. Ce comportement contraint, par conséquent, les producteurs/vendeurs honnêtes à devoir signaler la bonne qualité de de leurs biens. Néanmoins, la prolifération des signaux ne fait donc que transférer le problème posé par l’asymétrie d’information qui se situe dorénavant moins au niveau des biens qu’au niveau des signaux. L’incertitude sur la qualité, loin d’être réglée, est ainsi une notion indissociable de l’asymétrie d’information et de la théorie du signal que nous proposons d’explorer au cours des sous-parties suivantes.

2.2.1. L’asymétrie d’information

Au sein de l’économie des singularités, l’asymétrie d’information, en partie responsable de l’incertitude sur la qualité, est omniprésente et peut, à long terme, entraîner l’autodestruction du marché (Karpik, 2007) dans la mesure où certains producteurs/vendeurs font passer des biens de mauvaise qualité pour des biens de bonne qualité. L’information est ainsi indispensable au bon fonctionnement du marché des singularités, d’où, nous le verrons,

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le recours aux dispositifs de jugement supposé proposer aux consommateurs une « connaissance orientée » (Karpik, 2007, p. 77).

Chamberlin ([1933] 1953, 1953b) considère la qualité comme une variable indépendante pouvant différencier les biens de la même manière que le prix. Il considère d’ailleurs que « les produits sont en fait les éléments les plus volatiles du système économique

- beaucoup plus que les prix » (Chamberlin, 1953b, p.8). Cependant, alors qu’une variation de

prix est facilement repérable, une variation de la qualité est plus difficile à identifier. En effet, l’acheteur ne dispose pas de toutes les informations sur la qualité des produits ce qui le conduit bien souvent à opérer des choix aléatoires. Ce phénomène, nommé asymétrie d’information, a fait l’objet d’une analyse approfondie dont Akerlof (1970) fut le précurseur.

En introduisant l’asymétrie d’information dans l’analyse économique, Akerlof (1970) remet en cause certains principes fondateurs de l’analyse néoclassique postulant la disponibilité et la transparence de l’information pour aboutir à une concurrence pure et parfaite. Au contraire, Akerlof suggère que les agents réalisant un échange ne possèdent pas la même information sur la marchandise. L’information n’est donc pas distribuée de manière égale entre les différents agents participant à l’échange. En prenant pour exemple le marché des voitures d’occasion, Akerlof démontre que les potentiels acheteurs en viennent nécessairement à choisir des voitures de mauvaise qualité (appelées lemons dans le texte), c’est-à-dire à réaliser une sélection adverse.

En effet, sur le marché des voitures d’occasion, le potentiel acheteur dispose de moins d’informations que le vendeur qui a tout intérêt à masquer les principaux défauts de la voiture en question pour espérer la vendre rapidement et à un bon prix. Les vendeurs ont dont plutôt tendance à vendre des produits de mauvaise qualité au même prix que des produits de bonne qualité puisque celle-ci n’est pas directement observable par le potentiel acheteur. Ce dernier suppose, en s’appuyant sur une statistique moyenne de marché, que la voiture n’est pas en bon état puisqu’elle a déjà été utilisée sur une période plus ou moins longue. Il ne s’engage ainsi pas à payer la valeur réelle de la voiture mais à concéder un prix moyen. Les vendeurs souhaitant alors vendre leur voiture de bonne qualité ne peuvent pas se permettre ce sacrifice et se retirent du marché laissant toute la place aux voitures de mauvaise qualité. Ainsi, les agents économiques se retrouvent dans une situation où seuls les produits de mauvaise qualité sont échangés sur le marché dans la mesure où « les transactions malhonnêtes finissent par

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chasser les transactions honnêtes du marché » (Akerlof, 1970, p.495). De plus, ce phénomène

conduit inévitablement à une détérioration de la qualité moyenne des produits ou services du marché, et à l’abandon pur et simple des transactions, symptômes d’une défaillance du marché (Chamberlin, [1933] 1953). Enfin, l’exemple du marché des voitures d’occasion peut s’étendre à d’autres domaines tels que les assurances ou l’emploi. Par exemple, Akerlof (1970) affirme que l’asymétrie d’information permet aussi d’expliquer pourquoi les personnes âgées ne parviennent pas à souscrire une assurance et les minorités à trouver un emploi. En effet, « les employeurs peuvent refuser d’embaucher des membres de minorités pour remplir

certains emplois. Cette décision ne serait pas due à l’irrationalité ou à des préjugés mais à une logique de maximisation du profit. En effet, l’origine raciale pourrait être une bonne statistique pour évaluer l’origine sociale, l’éducation et l’aptitude générale à l’emploi du postulant » (Akerlof, 1970, p. 17). L’incertitude et l’asymétrie d’information seraient, plus

largement, à l’origine de discriminations.

Plus tard, Karpik (1989) révèle l’existence d’une asymétrie d’information importante sur le marché des avocats. En effet, la personne représentée par l’avocat n’a pas la possibilité de juger la pertinence des actions entreprises par l’avocat, d’autant plus que celles-ci ne sont pas toujours compréhensibles tant il peut user de tactiques rusées relevant d’une stratégie échafaudée avec l’expérience. De plus, le résultat final demeure incertain jusqu’au moment du verdict, contraignant le représenté à s’en remettre à l’avocat jusqu’au bout dans l’incertitude la plus totale.

L’asymétrie d’information encourage les comportements opportunistes de vendeurs peu scrupuleux pénalisant à la fois les potentiels acheteurs et les vendeurs souhaitant commercialiser des produits de bonne qualité ; un contrôle à l’entrée doit donc intervenir (Karpik, 1989). En effet, l’incertitude sur la qualité augmente le risque d’abus de pouvoir de la part des producteurs/distributeurs soutenu par l’opacité qui règne sur le marché des singularités. Spence (1973, 1974) théorise que les vendeurs de produits ou services de bonne qualité peuvent le signaler à travers un certain nombre d’indicateurs. Il introduit la théorie du signal, que nous proposons d’expliciter dans la prochaine sous-partie, qui s’approche de la conception faite par Karpik (2007) des dispositifs de jugement.