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Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques

3. Le jugement comme modalité de choix

3.2. Les limites de l’économie des singularités

Enfin, Rodet (2012) propose d’étudier deux formes de certifications : la certification par tiers (CPT) et les systèmes participatifs de garantie (SPG), ces derniers prenant en compte l’ensemble des acteurs impliqués dans l’échange dont les consommateurs. Pour cela, elle réalise des entretiens semi-directifs à la fois auprès des responsables et des membres de ces structures. Les travaux de l’auteur révèlent alors qu’il est possible et souhaitable d’impliquer les consommateurs dans la création de dispositifs de jugement et donc dans le processus de qualification de biens et/ou services. Cette implication conduit à une amélioration des pratiques de consommation. De même, les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) proposent une implication directe du consommateur qui a la possibilité de discuter, avec les producteurs, du choix des produits, des termes de l’échange et des conditions de production (Dubuisson-Quellier, 2008).

Par conséquent, la mise à l’écart des consommateurs « de la construction des marchés

et de la qualité » (Gadrey, 2008, p.387) constitue une limite non négligeable de l’économie

des singularités à laquelle nous proposons de répondre. Néanmoins, d’autres limites, relatives notamment, à la fonction de délégation ainsi qu’à la crédibilité des dispositifs de jugement, interrogent sur leur efficacité et leur pérennité.

3.2. Les limites de l’économie des singularités

L’économie des singularités souffre de nombreuses limites liées principalement au concept de dispositifs de jugement dont l’efficacité est à repenser. Ces limites ont été soulignées par certains auteurs au cours de notes critiques (Gadrey, 2008; Gautié, 2008). L’exclusion du consommateur du processus de qualification des biens singuliers et la profusion des dispositifs de jugement constituent, entre autres, des limites interrogeant la pérennité de cette nouvelle forme de marché.

3.2.1. Les insuffisances de la théorie proposée par Karpik

Tout d’abord, telle qu’elle a été théorisée, l’économie des singularités exclut une prise en compte du point de vue des consommateurs (Gadrey, 2008; Gautié, 2008) et de leurs pratiques en termes d’usage des dispositifs de jugement (Cochoy, 2002; Dubuisson-Quellier et Neuville, 2003). En effet, les critiques à l’égard de l’économie des singularités s’interrogent sur l’éventuelle contribution des consommateurs à la construction des dispositifs de jugement

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et considèrent la mise à l’écart des consommateurs du processus de qualification comme une menace pesant sur la culture et la démocratie consumériste.

Dans une note critique, Gadrey (2008) pointe l’absence d’une prise en compte des pratiques des consommateurs. En effet, ces derniers, qu’ils soient actifs ou passifs, autonomes ou hétéronomes, ne mobilisent pas ou ne construisent pas les mêmes dispositifs de jugement pour effectuer leur choix. Plusieurs combinaisons sont alors possibles, ce qui n’a pas fait l’objet d’un traitement détaillé dans l’ouvrage de Karpik (Gautié, 2008). Gadrey reproche donc à Karpik de ne pas avoir suffisamment approfondi les distinctions portant sur la manière dont les consommateurs sollicitent et construisent les dispositifs de jugement. En d’autres termes, il est reproché à Karpik de s’être basé sur les dispositifs de jugement pour fonder les régimes de coordination plutôt que sur les pratiques des consommateurs. De même, Gautié (2008) affirme que ce ne sont pas les dispositifs de jugement qui devraient être la base de l’analyse mais plutôt les « formes d’engagement » des consommateurs, c’est-à-dire les manières selon lesquelles les consommateurs font « usage » des différents dispositifs de jugement. Dans sa réponse, Karpik (2008) reconnaît qu’une prise en compte plus approfondie des pratiques des consommateurs est une demande exigeante à laquelle il ne peut répondre que par les nombreuses études de cas qui émaillent son ouvrage et qui ne sont, en aucun cas, exhaustives.

De plus, la crédibilité et la légitimité des dispositifs de jugement peuvent être remis en question. Par exemple, les critères mobilisés pour construire le classement de Shanghai sont contestés pour plusieurs raisons : ils sont réducteurs, servent principalement d’instrument politique permettant de légitimer certains réformes (loi sur l’autonomie des universités par exemple), comparent des universités qui ne fonctionnent pas de la même manière et avantagent des universités anglophones. De même, une confusion règne quant au rang du classement à partir duquel une université est jugée comme étant de bonne ou de moins bonne qualité. C’est alors que deux stratégies se mettent en place : la première consiste en une réadaptation des critères et la deuxième en la création d’un nouveau classement concurrent (Eloire, 2010). Cette volonté de légitimer la pratique même de classement tend à faire entrer ce dispositif dans la sphère marchande, ce qui l’expose ainsi à un risque de désingularisation. En effet, l’existence même du classement de Shanghai transforme les universités en biens marchands, transformation incitée par les politiques. Dans cet esprit, le classement, en tant que dispositif de jugement, n’est plus un outil d’aide permettant aux consommateurs

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d’effectuer un choix raisonnable mais un outil de transformation d’un produit ou service singulier en bien marchand. Cette conclusion conduit à s’interroger sur le bien-fondé des dispositifs de jugement mis en place par les professionnels du marché, d’autant plus qu’une question de confiance portée aux organismes de classement se pose (Karpik, 1996).

Nous l’avons vu, la confiance est indispensable au fonctionnement du marché des singularités. Dès lors des organismes de certification s’attachent à légitimer la confiance qu’accordent les consommateurs aux dispositifs de jugement en garantissant le contrôle et l’indépendance (Lupton, 2009). Cependant, les actions entreprises par la DGCCRF9

, dont la mission principale est d’assurer un fonctionnement équilibré et transparent des marchés au bénéfice de l’ensemble des acteurs économiques dont les consommateurs, tendent à décrédibiliser les stratégies entreprises par certains organismes de certification. Par exemple, un récent rapport publié par la DGCCRF10 concernant le secteur des énergies renouvelables révèle que le label « Reconnu garant de l’environnement » (RGE), lancé par le Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, n’apporte pas aux consommateurs la qualité recherchée et la certitude de pratiques commerciales honnêtes. Plusieurs manquements graves ont été relevés conduisant à décrédibiliser l’organisme de certification et à entacher la confiance des consommateurs.

Les travaux portant sur la théorie de l’économie des singularités, réalisés jusqu’à présent, étudient les dispositifs de jugement associés à des biens réservés à une frange aisée de la population (Gadrey, 2008), telles que le marché des avocats (Karpik, 1989), des « grands » vins (Karpik, 2007) ou encore des universités prestigieuses (Eloire, 2010). Or, comme le souligne Gadrey (2008), les singularités sont plus générales que l’on ne le croit. En effet, les marchés relevant de l’économie des singularités ne sont pas seulement des marchés concurrentiels ou des « grands » marchés, ils peuvent également être des marchés accessibles à toutes catégories sociales. Par exemple, alors que Karpik prend pour illustration les « grands » vins, nous nous interrogeons, au cours de cette recherche doctorale, sur l’extension de sa réflexion à l’ensemble des vins qui peuplent le marché. En effet, les caractéristiques qu’il associe aux « grands » vins se retrouvent également au niveau des vins moins réputés

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DGCCRF : Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes.

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Rapport sur les énergies renouvelables effectué par la DGCCRF (novembre 2015), disponible en ligne : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/energies-nouvelles-renouvelables (site consulté le 15 décembre 2016).

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qui peuvent être de tout aussi bonne qualité. Karpik affirme que les « grands » vins ont des goûts « différents, ils varient selon les contextes et selon les années ; les critères de jugement

utilisés par les producteurs, les experts et les amateurs ne se recoupent pas nécessairement ; les logiques de choix des profanes, quand ils en ont, sont diverses, le plus souvent imprécises » (Karpik, 2007, p. 170). Or, ces différents éléments s’appliquent également à

l’ensemble des vins qu’ils soient plus ou moins de bonne qualité. Comme le souligne Gautié (2008), « tous les produits peuvent être des « singularités », et un même produit peut être une

« singularité » dans certaines circonstances, et ne pas l’être dans d’autres » (Gautié, 2008, p.

399). En effet, un même dispositif de jugement peut être mobilisé différemment selon les consommateurs de sorte que, dans certains cas, l’aide proposée n’est pas perçue comme telle. Par exemple, les dispositifs d’affichage environnemental, offrant des indications en ce qui concerne l’influence du mode de production sur l’environnement, sont peu mobilisés par les consommateurs de vin (Jourjon et Symoneaux, 2013). Enfin, avec la démocratisation de la culture œnophile opérée en France, les vins de bonne voire de très bonne qualité deviennent de plus en plus accessibles aux consommateurs. Il en va de même pour ce qui concerne l’accès à l’élaboration et à la dégustation de vin à travers notamment les clubs de dégustation et les activités œnotouristiques.

Enfin, il a également été reproché à la théorie de l’économie des singularités de Karpik un manque d’analyse au niveau de l’ « ancrage socio-historique des dispositifs de jugement et

des modes de consommation associés » (Gautié, 2008, p.392), en dépit du dernier chapitre de

l’ouvrage où Karpik propose une historicité de l’économie des singularités. Nous proposerons donc, à la fin de ce chapitre, d’élaborer une généalogie non exhaustive de la culture œnophile ainsi que des dispositifs de jugement qui ont participé à son développement.

3.2.2. La profusion et la concurrence des dispositifs de jugement

Les jugements émis par les dispositifs mobilisés par les consommateurs font l’objet de suspicions malgré les précautions prises pour éviter la défiance. En effet, afin qu’il y ait un ajustement optimal entre le produit et le consommateur, les dispositifs de jugement doivent être choisis avec parcimonie. Or, aujourd’hui, la profusion des dispositifs de jugement est telle qu’ils ne parviennent plus à remplir leur fonction d’aide externe.

Au contraire, les dispositifs de jugement se concurrencent de plus en plus ce qui a pour résultat de laisser le consommateur dans la confusion la plus totale. Ainsi, plutôt que de

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dissiper l’opacité entourant les produits singuliers, les dispositifs de jugement intensifient l’incertitude. En effet, les dispositifs de jugement qui guident les échanges sont en général en concurrence pour obtenir la préférence des consommateurs (Rodet, 2012). Comme l’explique Karpik, « la concurrence entre les produits est de plus en plus remplacée par la concurrence

entre les dispositifs de jugement » (Karpik, 2007, p.80).

Par exemple, l’apparition de guides concurrents et la montée d’une critique ne partageant pas les mêmes critères de jugement menacent l’autorité du guide Michelin (Karpik, 2000). Ces difficultés rencontrées par le guide Michelin s’appliquent également aux autres guides de tous types, qu’ils soient culturels, gastronomiques ou encore consacrés aux voyages. Par exemple, en ce qui concerne les guides des vins, tels que le guide Hachette ou

Gault & Millau, ceux-ci participent à la surqualification de certains vins provoquant des

disparités importantes dans la hiérarchisation des vins, donc au niveau des prix exercés, et tendent à déclasser les consommateurs sur le plan cognitif et social. En effet, « les

semi-amateurs ou les semi-profanes de bonne volonté, sauf à constamment se remettre à jour, à s’engager périodiquement dans de nouveaux apprentissages, ont vu une partie de leur compétence disparaître et sont venus rejoindre les profanes. Autrement dit, la production des nouvelles connaissances a provoqué la paupérisation cognitive des acheteurs dont la compétence était plus fragile » (Karpik, 2007, p. 176). Ainsi, l’apparition de nouveaux

dispositifs de jugement concurrents conduit à une perte du statut d’autorité et à une plus grande confusion du consommateur.

De plus, la volonté des dispositifs de jugement d’attirer la confiance des consommateurs soulève des questions. Poussé à l’extrême, ce raisonnement peut faire supposer que les consommateurs ont besoin de nouvelles aides externes pour choisir des dispositifs de jugement qui leur permettront de réaliser des choix raisonnables. Or, comme le souligne Karpik (2007), il n’existe pas de méta-dispositifs pouvant les aider à sélectionner un dispositif de jugement, cette sélection ne peut donc se faire que par tâtonnement. Avec la prolifération des dispositifs de jugement, le choix d’un produit singulier se double donc nécessairement d’une opération de choix entre les dispositifs de jugement (Dubuisson-Quellier, 2008). Des connaissances de plus en plus aiguisées, indispensables à l’action raisonnable (Karpik, 2007), sont donc nécessaires pour sélectionner les dispositifs de jugement adéquats ce qui n’est pas forcément évident lorsqu’à la fois les produits et les dispositifs de jugements sont nombreux, variés et, très souvent, incomparables.