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Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques

4. Les spécificités du secteur viticole

4.2. L’émergence d’une culture œnophile

4.2.1. Généalogie de la culture œnophile

conscience des individus. Les amateurs de vin sont des individus disposant d’un rôle actif vis-à-vis de leurs pratiques œnophiles. En effet, ils possèdent une « capacité à transformer et à

créer des sensibilités nouvelles, et non à seulement reproduire sans le dire un ordre existant »

(Hennion, 2004).

Cependant, l’une des critiques adressées à l’économie des singularités pointe également le manque d’ancrage socio-historique des dispositifs de jugement, ce qui constitue l’objet des parties suivantes.

4.2. L’émergence d’une culture œnophile

Afin de comprendre comment le vin, et plus largement la culture œnophile, se sont singularisés, nous proposons une généalogie à la fois de cette culture et des dispositifs de jugement qui ont accompagné son émergence.

4.2.1. Généalogie de la culture œnophile

Depuis quelques années, le secteur viticole a été bouleversé par la montée technico-sociale des critiques et par la légitimation de l’œnologie comme science. Sur le marché du vin, de nombreux complexes culturels cohabitent et s’efforcent ensemble de maintenir la dimension symbolique associée au vin. Selon Karpik (2007), les complexes culturels sont des « collectifs qui élaborent et maintiennent des croyances, des connaissances et des jugements

sur une activité collective de production et de vente de singularités. Ils rassemblent des experts, des journalistes, des producteurs, des associations et des organisations qui interviennent dans la sphère professionnelle, mais aussi dans la sphère publique » (Karpik,

2007, p. 105). Les complexes culturels sur le marché du vin sont ainsi les gardiens des valeurs symboliques et culturelles du vin et tentent de le protéger contre la concurrence accrue exercée par les nouveaux pays producteurs de vin. Leurs actions ont contribué à la métamorphose du produit qui s’accompagne d’une transformation au niveau du prix, des consommateurs, du goût et de ses multiples dimensions. L’émergence et le développement d’une culture œnophile a donc conduit à l’apparition de nouvelles pratiques et a provoqué un engagement des consommateurs dans un processus d’appropriation dont le but final est justement d’acquérir cette culture œnophile.

Au cours de cette recherche doctorale, nous nous intéressons notamment au crédit qu’accordent les aficionados, c’est-à-dire les consommateurs ni novices ni experts mais dont

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la culture œnophile est en cours de construction, aux dispositifs de jugement au cours de la reconstruction de leur carrière de pratiques œnophiles. Ce type de consommateurs est de plus en plus répandu sur le marché (Lockshin et Corsi, 2012), l’œnophilie étant considérée comme un loisir que depuis quelques années. Puisque nous étudions plus particulièrement les jugements opérés par les aficionados à l’égard de leurs pratiques œnophiles, traduits à travers le récit qu’ils en font, les consommateurs ordinaire qui délèguent leur jugement à d’autres n’ont pas été considérés dans le champ de notre recherche doctorale, car ils ne disposent pas du recul nécessaire pour discuter de leurs pratiques. Nous nous sommes, en effet, plutôt intéressés aux aficionados souhaitant activement prendre part au processus de qualification des vins et ayant recours, ou ayant eu recours, aux dispositifs de jugement disponibles sur le marché.

Les aficionados, dans leur processus d’appropriation, « cultivent une certaine distance

critique vis-à-vis des titres et des réputations établies. Ils procèdent par exemple à un examen attentif des méthodes de travail des critiques vinicoles; ils comparent et confrontent leurs propres jugements dégustatifs aux leurs, ou bien ils s'appuient sur des tierces personnes pour obtenir des informations ou des avis sur les diverses publications spécialisées et les divers chroniqueurs vinicoles. Ces lecteurs ne se contentent donc pas de déléguer à d'autres le soin de garantir pour eux la compétence et la probité des chroniqueurs spécialisés, mais entendent participer eux-mêmes activement au processus d'évaluation » (Fernandez, 2004, p. 19). Ainsi,

si nous ignorons les fondements de la culture œnophile, nous ne pouvons étudier avec précision les récits de reconstruction des pratiques œnophiles des aficionados, d’où la nécessité de cette partie consacrée à la généalogie de la culture œnophile. De même, comprendre l’essor de cette culture œnophile est d’autant plus intéressant dans la mesure où elle est apparue en même temps que les dispositifs de jugement aujourd’hui disponibles sur le marché vitivinicole.

Nous empruntons l’expression de « culture œnophile » à Fernandez (2004) qui a notamment étudié, dans le quatrième chapitre de son ouvrage dédié à la critique vinicole, les fondements socio-historiques de cette activité définie comme une forme de loisir cultivé. Cette expression désigne l’émergence d’un monde social autonome se manifestant à travers l’apparition de nouveaux amateurs et de nouvelles pratiques. Bien que l’histoire du boire, et plus précisément du bien boire, ait peu été traitée ce qui a rendu la tâche difficile, l’auteur est tout de même parvenu à identifier les moments clés de la constitution de la culture œnophile.

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Tout d’abord, il remonte les prémices des pratiques œnophiles, telles qu’on peut les connaître aujourd’hui, à la fin de la Première Guerre mondiale. En effet, durant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 60, une culture œnophile voit le jour se basant essentiellement sur l’importance des accords mets et vins dans la haute société et sur la volonté d’étendre les techniques de la dégustation au-delà de la sphère professionnelle.

L’ordre dans lequel sont servis les vins, selon les plats préparés, le choix des vins par le maître de maison ou encore les moments opportuns pour les servir sont autant de questions sur lesquelles commencent à réfléchir les premiers amateurs de vin. L’un des premiers éléments de réponse à ces questions que Fernandez (2004) décèle dans les écrits d’ouvrages anciens stipule que le service des vins se réalise selon un ordre croissant de prestige de l’époque, allant des seconds vins jusqu’aux grands crus. Néanmoins, ces vins ne semblent pas être servis selon l’accord avec les plats. Une séquence des vins et des plats se réalise simultanément sans aucune interaction, ce qui est dû notamment à la spécificité du service des plats « à la française » où des plats variés sont posés en même temps sur la table. Avec l’arrivée du service des plats « à la russe », c’est-à-dire d’une séquence linéaire et ordonnée des plats, l’accord mets et vins est davantage recherché, notamment avec les blancs qui sont privilégiés en accompagnement des poissons et fruits de mer ou encore, les rouges avec les viandes. Cette recherche d’accord et le souhait de révéler toutes les saveurs d’un plat grâce au vin et vice-versa deviennent dès lors de plus en plus répandus dans la sphère bourgeoise.

Concernant les techniques et commentaires de dégustation, ces derniers sont relativement absents des écrits du XIXème siècle, si ce n’est dans quelques rares ouvrages destinés aux professionnels du secteur. Ainsi, pour les amateurs de l’époque, ne pas réaliser les étapes de la dégustation ne relevait pas d’une incompétence, le vin pouvant s’apprécier sans entrer dans d’ennuyeux détails. Ce n’est qu’à partir de l’entre-deux-guerres que des ouvrages commencent à apparaître avec l’ambition d’initier les consommateurs à l’art de la dégustation, notamment en leur donnant matière à penser, en faisant appel à leur réflexivité pour décupler le plaisir. De plus, pour être apprécié plus finement, le vin commence à se déguster en dehors des repas, pratique qui était jusqu’alors considérée comme populaire. Par conséquent, la culture œnophile commence progressivement à s’autonomiser et à prendre ses distances vis-à-vis de la cuisine pour en devenir un élément constitutif à part entière. De même, avec l’essor du tourisme gastronomique, matérialisé par l’apparition du guide Michelin (Karpik, 2000) et rendu possible par la démocratisation de l’automobile et

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l’apparition des congés payés, le vin en tant que loisir cultivé devient de plus en plus considéré. Durant les années 80, l’œnologue et chercheur français, Emile Peynaud, participe activement à la démocratisation de la dégustation en écrivant des ouvrages dédiés à la dégustation à destination des non-professionnels. Son ambition consiste à dépasser la dichotomie « j’aime »/ « je n’aime pas » pour parvenir à un jugement plus complet basé sur des perceptions sensorielles. Depuis, la thématique du vin a obtenu son propre rayon dans la plupart des librairies françaises et les ouvrages dédiés connaissent un intérêt croissant. Ainsi, les consommateurs, devenus socialement et économiquement plus disposés et réceptifs aux discours œnophiles, transforment progressivement leurs pratiques œnophiles.

Ainsi, si l’histoire du vin débute dès l’Antiquité (Johnson, 1989), sa mise en discours, à la fois esthétique, savante et normative est bien plus récente (Reckinger, 2012). L’œnophilie est considérée comme un loisir « cultivé » et autonome, selon Fernandez (2004), ce qui implique des compétences particulières qui peuvent être propres aux individus et/ou rendues disponibles par le macro-environnement ce que notre recherche doctorale se propose de découvrir.

Reckinger, quant à elle, définit l’œnophilie comme un « phénomène culturel (et de

consommation culturelle) investi et composé d’une multitude de couches et de directions d’énoncés, plus ou moins concurrents entre eux, allant des expertises savantes aux discussions privées, en passant par des échanges de conseils pratiques » (Reckinger, 2012, p.

22). Cette culture œnophile s’est progressivement esthétisée au point qu’en posséder les codes est devenu une quête socialement valorisée. Dans la mesure où le vin s’est distingué peu à peu de la gastronomie, l’attention accordée au vin s’est déplacée. En effet, celle-ci s’est moins centrée sur l’objet même, en termes matériels, pour se concentrer davantage sur sa forme culturelle (Reckinger, 2012). De plus, les pratiques discursives œnophiles se sont institutionnalisées notamment grâce à trois vecteurs principaux identifiés par Reckinger (2012) : législateur et contrôle (labels, garantie…) ; science et justification (œnologie, dégustation…) et ; médias et diffusion (ouvrages œnophiles, guides d’achat). La combinaison de ces trois vecteurs a permis l’émergence de la « figure culturelle de l’œnophilie en tant que

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