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L’atelier d’écriture : une pratique de socialisation de l’écriture en FLE

2.2. Principes fondateurs des ateliers d’écriture

J. Lafont-Terranova (2009), en étant reconnaissante à l’œuvre d’I. Rossignol (1994), distingue sept tendances qui, à des degrés différents, forment le sous-bassement théorique, idéologique, littéraire ou pédagogique des ateliers d’écriture en France. Nous entendons par ces sept "sources d’influence" : les ateliers d’écriture américains, la contestation de Mai 1968, la pédagogie de Freinet et sa théorie du texte libre, l’OuLiPo, le Nouveau Roman, le structuralisme, ainsi que le haïku japonais. De ces différentes tendances, nous nous consacrons uniquement aux éléments indispensables pour la conception de notre méthode de travail et nous appuyons, surtout, sur les recherches faites par J. Lafont (1999), J. Lafont-Terranova (2009), I. Rossignol (1994 ; 1996), C. Boniface (1992) et M.-C. Penloup (1990).

Nous débutons, pour exposer l’origine du fondement des ateliers français, par situer et définir la position des fondateurs d’ateliers d’écriture à leur égard, ensuite déterminer leurs apports avec le modèle des ateliers d’écriture français. D’une manière générale, nous rapprochons les origines de ces ateliers d’écriture en question aux deux modèles fondateurs et/ou, à ceux expérimentés ensuite. Pour ces derniers, nous faisons allusion surtout aux ateliers d’Alain André, de Claudette Oriol-Boyer et de Jean Ricardou.

2.2.1. Les ateliers américains : un modèle distinct

Les ateliers américains, en comparaison aux ateliers d’écriture français, existent depuis longtemps. En effet, C. Boniface (1992) et J. Lafont-Terranova (2009) confirment qu’à partir de la deuxième moitié du dix-huitième siècle des groupements d’écriture apparaissent aux Etats-Unis et se développent « dans de nombreuses communautés universitaires »1. Les premières tentations de création d’ateliers sont apparues à l’Université d’IOWA et sont distingués sous l’expression "Creative Writing Workshops". A partir de 1931, « des diplômes dans ce domaine

sont accordés : le fameux Master of Fine Arts (MFA) »2.

1 C. BONIFACE, (Avec la collaboration d’Odile Pimet), « Les ateliers d’écriture », Paris : Retz, 1992, p. 198

91 Selon I. Rossignol, « les ateliers américains ont vu le jour pour remplacer les anciens

cours de littérature. Par "anciens cours", il faut entendre ceux qui sont encore majoritairement administrés en France : un cours où un enseignant parle d’un texte »1.

En réalité, Les ateliers d’écriture apparus aux Etats-Unis ne correspondent pas complètement aux ateliers d’écriture français. Au moment où, en France, les scripteurs lisent un texte produit sur place, chez les américains, les participants viennent diffuser aux pairs des écrits réalisés à l’extérieur du groupe. En fait, comme le pense C. Boniface, ce sont « des

ateliers de lecture »2. Les écrits présentés dans les ateliers américains sont étudiés et évalués, généralement, de façon rigoureuse Alors qu’en France, opter pour faire des remarques sur les textes produits semble généralement décourageant. Loin de ce qui est prévu dans la majorité des ateliers en France, les ateliers américains cherchent à publier les travaux par une maison d’édition. En effet, les "Creative Writing Workshops" sont, plutôt, réservés aux étudiants universitaire, « à des étudiants qui se préparent à la profession d’écrivain »3, ce qui n’est pas le cas en France où les participants sont généralement variés.

Toutefois, les ateliers français et américains encouragent la lecture manifeste à haute voix des écrits rédigés, renonçant ainsi avec la pratique scolaire traditionnelle où le texte est lu par l’unique lecteur, l’enseignant. Affirmer que les ateliers d’écriture français ont pris comme modèles les ateliers d’écriture américains ne revient pas exclusivement au fait que les seconds sont plus anciens que les premiers, ni uniquement sur des similitudes dans les pratiques installées (lecture et réception). Une multitude d’initiateurs de la configuration française des ateliers s’appuient sur les "Creative Writing Workshops" pour les apprécier ou pour annoncer une forme d’analogie à ce modèle.

Lorsqu’A. André fait référence à des ateliers d’écrivains américains « qui ont

commencé à produire une nouvelle génération d’auteurs »4, A. Roche rapporte le modèle d’ateliers américains pour réclamer une dette établie auprès de ces derniers, malgré qu’elle possédât, au début de ses expériences, une idée approximative de cette conception:

1I. ROSSIGNOL, « L'invention des ateliers d'écriture en France, analyse comparative de sept courants clés », Paris : l’Harmattan, 1996, p. 25

2 C. BONIFACE, Op.cit, p. 199

3 J. LAFONT-TERRANOVA, « Se construire, à l’école, comme sujet-écrivant. L’apport des ateliers d’écriture », Namur : Presses Universitaires, 2009, p. 22

4A. ANDRE, « Babel heureuse. L’atelier d’écriture au service de la création littéraire », Paris : Syros Alternatives, 1989, p. 15

92 « A partir d’octobre 1968, écrit-elle, à la fois sur le modèle des ateliers américains de "creative writing" (dont j’ai entendu parler au cours d’un séjour à Chicago, mais auxquels je

n’avais jamais participé) et sur l’inspiration de la pédagogie de Freinet, je proposai à l’Université un module d’enseignement intitulé "Création poétique" »1.

Quinze ans après l’ouverture de ses ateliers, durant les "Premières rencontres

nationales des ateliers d’écriture" effectuées en février 1993, A. Roche admet encore que les

débuts de ses expériences dépendaient réellement « d’ateliers de lecture, plutôt que

d’écriture »2. De son coté, E. Bing ne se rapporte pas de manière explicite au modèle américain, mais seulement quelques correspondances qui se manifestent avec celui-ci. Avec E. Bing, les scripteurs peuvent rendre un travail écrit partiellement ou complet hors des séances programmées.

Donc, on constate que les ateliers d’écriture français ne reflètent pas une imitation explicite des ateliers américains, fondés sur la lecture et conduits vers une communication ouverte des écrits produits. En effet, même si son importance reste évidente, les précurseurs des ateliers d’écriture français ont été inspirés par d’autres courants qui ne s’inscrivent pas obligatoirement dans les contextes littéraire ou pédagogique.

Le mouvement social "Mai 68" a beaucoup transformé le lien entre l’enseignant et l’apprenant d’un coté et entre l’apprenant et le savoir d’un autre coté : autrement dit, le rapport à l’école. En réalité, avec "Mai 68", « le pouvoir du maître est remis en cause : son

savoir intellectuel n’est plus demandé exclusivement. Il doit descendre de son piédestal et s’impliquer »3.

2.2.2. Un rapport au savoir différent : Mai 1968

L’appellation de "Mai 68", fait allusion à un mouvement de revendication qui a été entrainé par des étudiants à Paris avant de rejoindre le monde des ouvriers et de toucher, après, l’ensemble des catégories sociales et toutes les régions en France., Cette manifestation contre le capitalisme traduit des réclamations à caractère politique, social et philosophique.

1A. ROCHE, « Écrire à l’université », Dans C. Boniface (dir.). Premières rencontres nationales des ateliers d’écriture. Paris : Retz, 1994, p. 95

2 Ibid.

3I. ROSSIGNOL, « L'invention des ateliers d'écriture en France, analyse comparative de sept courants clés », Paris : l’Harmattan, 1996, p. 49

93 Elle s’acharne sur la société dogmatique, refuse toute sorte de domination et demande la déréglementation des traditions, sous le slogan : "il est interdit d’interdire ".

Selon J. Lafont, les deux modèles initiateurs des ateliers d’écriture en France étaient influencés par les faits importants de "mai 68". Du côté d’A. Roche,

« Son séminaire traduit concrètement certaines des revendications mises en avant par

les étudiants : remise en cause du rapport d’autorité qui provoque une autre disposition des acteurs dans l’espace de la salle de cours ; rapport au savoir différent puisque les étudiants sont impliqués dans sa production (ils écrivent et ils réfléchissent sur ce qu’ils écrivent) ; droit d’expression »1.

L’auteur reconnait l’influence du mouvement de "Mai 68" sur sa pratique. En réalité, durant la rencontre de 1993, que nous avons déjà cité plus haut, la fondatrice du groupe d’Aix révèle : « Je pense aujourd’hui, […] : l’air du temps est différent, qu’un étudiant en lettres a tout

à gagner à se confronter à la pratique de l’écriture et de la réécriture »2. L’expression "air du

temps", émise dans ce passage, qui a bouleversé les pensées ne peut sous-entendre que

l’évènement de "Mai 68". A. Roche, en assurant qu’elle ne se conduira pas actuellement pareillement au temps de l’air de "Mai 68", admet de manière implicite que les pensées de ce mouvement ont influé son expérience.

Quand à l’expérience fondatrice d’E. Bing, décrite dans son ouvrage "Et je nageai

jusqu’à la page", représente, pour ainsi dire, une vraie critique conduite contre la conception

traditionnelle et ses interdictions. E. Bing refuse le fait de considérer le savoir de ces enseignants comme irréfutable : « le professeur, mentionne E. Bing, ne tombe pas dans la

classe, les mains gantées, des cintres du savoir »3. En comparaison aux révoltés de "Mai 68", l’auteur demande de changer les anciennes coutumes. A maintes reprises, Bing s’impose auprès des gens qui lui reprochent de flagorner les enfants et l’usage excessif de termes appartenant au répertoire de flatterie pour exposer son acte pédagogique. Nous pouvons divulguer, selon A. André, que « les ateliers d’écriture ont partie liée, socialement et

symboliquement, avec l’insurrection du désir, selon le mot de Maurice Clavel, par laquelle la

1J. LAFONT, « Pour une ethnolinguistique des ateliers d’écriture. Analyse de pratiques sur plusieurs terrains », Tours : Université François Rabelais, (Thèse de doctorat), 1999, p. 23

2A. ROCHE, Op.cit, p. 97

94

société civile entreprit d’élargir son espace au détriment d’un ensemble de règles et de lois ressenties comme arbitraires »1.

Ainsi, le mouvement de "Mai 68" est devenu une époque singulière qui réclame le choix d’une approche différente imposée par les circonstances et adaptée aux conditions de l’époque. En quelque sorte, c’est aussi le contexte qui, depuis plus d’une cinquantaine d’années, a fourni l’occasion à ce qui a été considéré après sous le nom de la pédagogie de Freinet qui a également entrainé un effet important sur l’évolution des ateliers d’écriture en France.

2.2.3. La perception du texte libre et l’approche pédagogique Freinet

Rentrant du front de la première guerre mondiale, en 1920, Célestin Freinet, le jeune instituteur, démuni de moyens, doit en plus, faire preuve d’habileté dans une classe publique rurale où les élèves sont désintéressés des enseignements qui leur sont dispensés. C’est, en effet, ce triple apport de coïncidence (manque de moyens, enfants en situation difficile et surtout un problème de santé) qui conduit C. Freinet à concevoir une nouvelle approche. Freinet récapitule cette équation comme suit :

« Malgré ma respiration compromise, j’aurais pu, peut-être, avec une autre

pédagogie, accomplir normalement un métier que j’aimais. Mais faire des leçons à des enfants qui n’écoutent pas et ne comprennent pas (leurs yeux vagues le disent avec une suffisante éloquence), s’interrompre à tout instant pour rappeler à l’ordre les rêveurs et les indisciplinés par les apostrophes traditionnelles, c’était là peine perdue dans l’atmosphère confinée d’une classe qui avait raison de mes possibilités physiologiques. Comme le noyé qui ne veut pas sombrer, il fallait bien que je trouve un moyen de surnager. C’était pour moi une question de vie ou de mort »2.

Pour trouver une solution, C. Freinet renonce à la méthode traditionnelle de l’enseignement et aménage sa classe en petits groupes. Il adopte des stratégies novatrices empruntées des nouvelles recherches du début du vingtième siècle, s’inspirant surtout de la

méthode active d’Adolphe Ferrière (1922). Selon C. Freinet, l’élève doit se passer de sa

1 A. ANDRE, « Babel heureuse. L’atelier d’écriture au service de la création littéraire », Paris : Syros Alternatives, 1989, p. 23

95 passiveté pour contribuer de manière active à la construction de ses acquis, des connaissances qui doivent répondre à ses besoins. « L’élève doit apprendre ce qui lui est nécessaire pour

mieux affronter la vie, et le maître doit seulement le guider dans son apprentissage. L’enfant ne doit plus être une machine qui apprend, mais un être qui réfléchit »1.

C. Freinet construit son approche (l’école nouvelle) sur certains fondements : l’exigence de s’ouvrir sur l’extérieur, la différenciation de la pratique enseignante, le tâtonnement expérimental, la formation par l’exercice, etc. « Pour motiver les enfants, il crée

la coopérative scolaire, le texte libre, utilise l’imprimerie et la correspondance scolaire »2. Puisque nous n’allons pas exposer la pédagogie de Freinet d’une manière circonstanciée, nous nous attarderons plutôt sur certains éléments dans le but de distinguer en quoi les ateliers d’écriture forment un prolongement pour ce qui est de « l’invention "du

texte libre" de Freinet qu’on oppose à la rédaction traditionnelle »3.

P. Clanché (1988), repris par M.-C. Penloup (1990), Y. Reuter (1996), J. Lafont (1999) et J. Lafont-Terranova (2009) déterminent les cinq principes (nommés "invariants") qui permettent de saisir ce que C. Freinet comprend par "texte libre". Nous exposons, ci-après, ces invariants sous forme d’un tableau :