• Aucun résultat trouvé

L’atelier d’écriture : une pratique de socialisation de l’écriture en FLE

2.1. Deux modèles fondateurs originels

2.1.1. Le modèle d’Elisabeth Bing

Quand on évoque Elisabeth Bing dans les limites des ateliers d’écriture, on se rapporte, ici, à deux modèles d’expériences distinctes : la première, qui est fondatrice, celle de Dieulefit (Bing1) et la deuxième concerne des ateliers d’écriture destinés aux personnes adultes qu’elle installe à travers la première expérience (Bing2). De cela, nous préférons examiner particulièrement l’expérience mère (Bing1). La deuxième (bing2) sera abordée quand nous avancerons les questions liées aux conceptions des ateliers d’écriture.

Au début des années 70, E. Bing réalise son expérience à l’Institut de Dieulefit avec des sujets jeunes renvoyé de l’école, et qui éprouvent des difficultés au niveau de la pratique d’écriture. E. Bing se donne, en matière de français et en dénommant un atelier d’écriture par rapport à d’autres ateliers, la tâche de susciter chez ces sujets l’envie d’écrire. Pour atteindre son but, elle prévoit les « affranchir […] de l’écriture convenue apprise à l’école 3» et leur présenter une production écrite qui les fait sentir engagés, une écriture4 où « quelque chose de

réel se joue » et où les scripteurs « concernés presque physiquement » découvrent le « péril de mort », un "risque" qui « délivre le plaisir ». E. Bing reprend, en manière d’un récit de vie,

1J. LAFONT-TERRANOVA, « Un atelier d’écriture créative dans l’enseignement supérieur technologique. Analyse d’une expérience ». Caractères n° : 25 (1), 2007, p. 04

2 Ibid.

3J. LAFONT-TERRANOVA, « Se construire, à l’école, comme sujet-écrivant. L’apport des ateliers

d’écriture », Namur : Presses Universitaires, 2009, p. 15

82 l’expérience qu’elle a vécue à Dieulefit dans son livre "Et je nageai jusqu’à la page" qui est publié en 1976.

L’auteur annonce, en se référant à sa pratique scolaire en écriture, qu’à l’école elle ne s’exerçait pas à écrire selon son désir, mais à la manière dont l’adulte lui ordonnait d’écrire. « A l’école, elle [l’auteur] a en effet, selon elle, appris le mensonge, c’est-à-dire les clichés : une

écriture qui n’était pas la sienne, qui n’était pas conforme à son désir »1. E. Bing récapitule son étude, qu’elle expose dans son livre, pour raconter l’état des enfants de l’institut de Dieulefit2 :

« La correction classique,…, avec son annotation finale en haut de la page est une

sorte de viol, d’abus de pouvoir qui me parut toujours fatale. Le rouge sang du maître gicle ses verdicts. Ainsi l’enfant mesure-t-il avec force son impuissance, l’inéluctable culpabilité de son sang noir, et le degré de "mal" où il se trouve nécessairement tombé »3.

Dans cette citation, on vise la question de l’évaluation des écrits produits. Est-il possible d’apprendre sans être corrigé ? Certains chercheurs, entre autres, S. Lucchini (2002), montre dans son ouvrage "l’apprentissage de la lecture en langue seconde" l’absurdité de cette hypothèse. Plusieurs, parmi eux, précisent qu’il est nécessaire de soulever ce qui est correct dans un écrit, ce qui est favorable. E. Bing nous informe que quand elle découvrait «

dans le texte deux mots qui se côtoyaient de façon intéressante, ils étaient entourés, commentés, j’aime, j’adore cela, ils étaient valorisés »4.

En effet, énumérer ce qui a été réalisé avec succès doit s’effectuer avec précaution. L’abus de compliments peut devenir plus destructeur que de son absence. Dans son livre déjà évoqué, E. Bing, au commencement de sa fonction avec les apprenants de Dieulefit, avoue qu’elle avait tord quand elle a corrigé leurs écrits de manière rigoureuse: « Je fis ainsi, la

première année, nous révèle-t-elle, de monstrueuses erreurs, toute imbue encore d’un fascisme esthétisant, d’une impatience dominatrice »5. Une fois, un des apprenants lui reprocha d’avoir

1C. BONIFACE, (Avec la collaboration d’Odile Pimet), « Les ateliers d’écriture », Paris : Retz, 1992, p. 40

2En racontant l’expérience d’écriture des enfants de Dieulefit, E. Bing fait simultanément référence à sa propre expérience d’enfance. En effet, elle reconnait que « l’aventure d’écriture avec ces enfants » lui a permis de revivre « sa propre histoire ».

3 E. BING, Op.cit, p. 50

4 Ibid.

83 taché son texte avec le stylo rouge et « saccagé son poème »1. Voulant changer la réaction de l’apprenant, elle a dorénavant approuvé tout, en le qualifiant de beau. Les apprenants, quant à eux, sont parvenus jusqu’à lui demander si leurs textes nécessitent une modification, parce qu’elle traitait toutes les productions comme satisfaisantes et bien réussies.

E. Bing s’aperçoit, après leur avoir rendu confiance, qu’il n’était pas nécessaire de sensibiliser les apprenants pour les susciter à écrire. La pratique d’écriture était, déjà pour eux, transformée en une envie et ils rédigeaient leurs textes sans aucun problème. « Plus le

brouillon était tâché, plus nous le sacrions beau »2, souligne E. Bing.

Cette procédure de réassurance demandait un effort considérable autant physique que cognitif. L’auteur raconte la manière employée, en utilisant tous les moyens, pour atteindre ses buts et explique : « Si j’ai vécu à travers et avec eux une expérience d’écriture

dont ma propre enfance fut frustrée, je sais que les pires moyens me furent bons. J’ai séduit, j’ai aimé, j’ai motivé. J’ai engagé mon cœur [sic] mon corps, ma plume, dans l’aventure »3. D’ailleurs, E. Bing a remarqué que les apprenants pouvaient avancer dans leur production écrite sans se soucier complètement des difficultés linguistiques.

Les apprenants d’E. Bing, d’après les modalités de travail, pourraient se déplacer, écrire au sein ou en dehors de la classe. Elle les incitait même à sortir, à lire à haute voix leurs écrits afin d’écouter son contenu et de décider ce qu’il fallait garder et ce qu’ils doivent modifier. C’est après cette phase qu’E. Bing discute avec eux leurs travaux et présente son soutien :

« Apprenez à vivre cette écriture comme bat votre cœur, comme on respire. Sortez

lire vos textes dehors à haute voix, par vos oreilles vous entendrez ce que vous y aimez, ce que vous ne pouvez pas supporter sera jeté par vous-mêmes comme un défit [sic]. […] Lorsque votre texte vous fera totalement plaisir, alors rentrez dans l’espace de la classe, je vous attendrai, je l’écouterai et nous pourrons parler, s’il vous manque un mot je vous aiderai à le trouver, nous chercherons ensemble »4.

Ici, l’auteur renonce à cette pratique d’écriture traditionnelle durant laquelle les scripteurs réalisent leurs écrits en gardant leurs propres places. Avec ses apprenants, il lui

1 E. BING, « Et je nageai jusqu’à la page », Paris : Editions des femmes, 1976, p.61

2 Idem, p. 70

3 Idem, p. 278

84 parvient de sortir de la classe et d’aller rédiger en plein nature. E. Bing était émerveillée devant cette expérience d’écriture lorsque ce groupe d’apprenants produit son texte en plein air : « Rien n’était plus beau que de voir les enfants, grands ou petits, dans les plus imprévisibles

positions, quelque vieux cahier de brouillon à la main, silencieux, attentifs, écrivant dans la campagne »1.

Ce divorce avec la production écrite courante de l’école oblige E. Bing à s’interroger sur ce qui est le plus favorable pour l’apprenant : lui enseigner la langue à travers des textes d’auteurs célèbres ou bien le laisser affronter réellement son véritable environnement :

« Je ne pourrai jamais me résoudre à croire qu’il est plus important pour un enfant

d’étudier l’emploi du passé simple chez Corneille que d’écouter un corbeau quitter la brume d’un champ de Beauce, où un jour peut-être il se trouvera plus tard, arrêté, un instant en silence, retrouvant au fond de lui un vieux silence d’enfant… » 2.

En effet, nous pouvons répartir les écrits qu’E. Bing faisait produire en trois groupes de textes. Le premier groupe qui se rapporte à l’autobiographie: par exemple, donner consigne aux apprenants de rédiger un texte qui parle de leurs penchants, se présenter. Le deuxième qui relève du réel : par exemple, produire des textes qui traitent de la description de tout ce qui existe dans un lieu démarqué par l’apprenant lui-même, ou réaliser des textes qui invitent les scripteurs à dénommer tout ce qu’ils écoutent et qui provient de l’extérieur.

Le dernier groupe se rapporte à l’imaginaire, appelé "l’exercice du Nommé". Il s’intéresse aux écrits construits en s’appuyant sur la lecture des textes qui proviennent de légende, comme la légende de Dédale et Icare, ou suite à la lecture des textes d’auteurs éminents. E. Bing exploitait, aussi, des textes écrits à partir d’une supposition (ex : Claude Simon, de Nathalie Sarraute, de Franz Kafka,…).

E. Bing a exploité, outre que d’encourager, une panoplie de stratégies pour donner confiance à ses participants et pour améliorer leurs textes. Elle leur accordait de lire à haute voix leurs productions, seuls, devant les pairs, ou face à des individus qui n’appartiennent pas à la classe. En plus, elle lisait elle-même leurs produits devant tout le groupe. Elle faisait des enregistrements pour donner l’occasion aux apprenants d’écouter leurs lectures. Plus que tout cela, elle les aide à prendre distance de leurs textes. En se rappelant de la lecture des

1 E. BING, Op.cit, p. 126

85 apprenants, E. Bing rapporte en disant: « Je lus leurs textes à haute voix. D’entendre lire leurs

textes à haute voix et par une voix autre que la leur était une sorte d’aération entre soi et son propre abasourdissement »1.

E. Bing dirigea, à la suite de l’exemple fondateur de Dieulefit, des ateliers pour des gens adultes. En réponse à l’invitation d’A. Roche, que nous exposerons ci-après, elle enseigna pendant une année à l’université d’Aix-en-Provence où elle fait « écrire des amphis de plus de

cinquante personnes »2 et à partir de l’année qui suit, elle continue « ses expériences dans le

secteur social, les entreprises, les formations d’éducateurs, d’enseignants »3. Au début des années 80, E. Bing forme un groupe dont les membres, composé surtout de femmes, proviennent pour la majorité des sciences humaines (lettres et linguistiques essentiellement) avant qu’ils se diversifient et proviennent de domaines et de secteurs variés.

Selon J. Lafont-Terranova, le groupe d’animateurs est constituée :

« de personnes qui exercent une activité liée au théâtre, à la chanson, au cinéma, aux

arts plastiques, au management, à la formation d’adultes, à la presse, à la lutte contre l’illettrisme, etc. ou qui sont spécialisées en sciences humaines (sociologie, psychologie, psychanalyse, ethnopsychiatrie, communication, géographie-urbanisme, etc.) »4.

L’ensemble de ces membres partagent la même motivation celle de s’engager dans une "aventure" d’ateliers d’écriture et rejoignent le même principe ; que la pratique d’écriture appartient à tous.

E. Bing explique, dans sa correspondance5, qu’on vient d’évoquer, que le rôle de ses ateliers est de conduire les participants « à découvrir ou à affirmer leur propre écriture, à

mettre en œuvre ce qu’un lent travail d’intériorisation révélera ou confirmera de ce qu’ils ont vraiment envie d’écrire »6. Cela dit que l’animateur ne jouerait que la fonction de "conseiller". L’atelier, donc, ne fait qu’orienter le scripteur à retrouver ses propres capacités d’écriture. L’auteur souligne que les ateliers doivent se réaliser loin du contexte scolaire.

1 E. BING, Op.cit., p. 100

2C. BONIFACE, (Avec la collaboration d’Odile Pimet), « Les ateliers d’écriture », Paris : Retz, 1992, p. 43

3 Ibid.

4 J. LAFONT-TERRANOVA, « Se construire, à l’école, comme sujet-écrivant. L’apport des ateliers d’écriture », Namur : Presses Universitaires, 2009, p. 45

5E. BING, « Lettre pour une éthique des Ateliers d’écriture » reprise sur le site web :

http://atecbing.club.fr/frame1197079.html (Consulté le 7/10/2015).

86 Enfin, comme on vient de l’apercevoir, Elisabeth Bing a commencé son expérience fondatrice, avec une population en difficultés. Ce modèle d’expérience va marquer incessamment sa représentation de l’atelier d’écriture et inspira les futures expériences qui le succéderont. Le deuxième modèle d’expérience, celui d’Anne Roche, s’inscrira, selon la position sociale et culturelle, dans un milieu favorisé.