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Premi ères décennies du syndicalisme chrétien

valeur d’échange

CHAPITRE 3 – INTRODUCTION AUX ORGANISATIONS SYNDICALESORGANISATIONS SYNDICALES

B) Les relations sociales

5.3. LE SYNDICAT CHRÉTIEN

5.3.1. Premi ères décennies du syndicalisme chrétien

Le syndicalisme chrétien naît de l’anti-socialisme71. Avant de développer le

syndicalisme chrétien, l’Église catholique reposait fortement sur le tissus associatif catholique: la paroisse, les œuvres sociales, les organisations de jeunesses,… Mais l’éclosion du syndicalisme socialiste posait un dilemme aux travailleurs catholiques: suis-je un travailleur ou suis-je catholique?72 Ce dilemme divisait aussi l’Église catholique:

combattrait-elle le socialisme en aidant à mettre sur pied des organisations démocratiques comme des syndicats ou en renforçant les organisations existantes qu’elle dirigeait?

Dès le début, le syndicalisme chrétien divise le monde catholique entre une aile plus proche des travailleurs et une aile plus proche de Dieu et de son Église. Néanmoins, le souci de concurrencer les organisations syndicales socialistes presse certains catholiques dans la mise sur pied d’un syndicalisme avec des valeurs chrétiennes, opposées à la fois à la lutte des classes socialiste et au libéralisme individualiste bourgeois. Le syndicalisme chrétien

s’orientera dès lors vers la collaboration de classe.

La date de 1886 est retenue avec la fondation à Gand du Vrije Katoenbewerkersbond qui sera rebaptisée plus tard Antisocialistisch Katoenbewerkersbond en raison de l’animosité de ses dirigeants envers la puissante coopérative socialiste Vooruit à Gand73.

Jusqu’aux alentours de 1900 et l’arrivée du Père Rutten, il n’est pas possible de parler de mouvement syndical chrétien tellement les organisations anti-socialistes sont petites et

disséminées sur un vaste territoire74 flamand75.

Structurellement, le caractère embryonnaire et disséminé explique en partie pourquoi et comment la CSC fut construite “par le haut”. En 1903, le rapport Rutten

stipule qu’”il faut de toute nécessité posséder un organisme central, suppléant aux lacunes et à l’insuffisance des organismes locaux, et qui, comme une centrale d’électricité, distribue dans toutes les directions la force motrice qui fera marcher les syndicats”76.

71 Mampuys, J., op.cit., 1994 ; Faniel, J., art.cit., 2010

72 Heerma van Voss, L., Pasture, P., de Maeyer, J. (Eds), Between cross and class: christian labour in Europe

1840-2000, Berne et New York : Peter Lang, 2005

73 Neuville, J., Il y a 75 ans naissait le premier syndicat chrétien, Bruxelles: La pensée Catholique, 1961, p.31

74 Mampuys, J., op.cit., 1994

75 Il faudra attendre 1908 pour avoir des organisations syndicales chrétiennes en Wallonie avec la Fédération nationale des francs mineurs à La Louvière, la Fédération nationale des francs métallurgistes à Charleroi ou encore la Fédération nationale des francs carriers à Lessines.

Dès 1904, le Père Rutten fonde un Secrétariat Général avec l’aide financière d’une partie de l’Église catholique et de la bourgeoisie catholique sociale qui voyaient d’un très

mauvais œil le développement au sud de syndicats socialistes prônant la lutte des classes. Le Secrétariat Général travaille à assurer la propagande et à informer et renseigner toute personne ou groupe voulant se lancer dans l’action syndicale. Pendant 8 ans, le Secrétariat

Général crée ou aide à créer de multiples syndicats chrétiens - essentiellement en Flandre. Certaines fédérations de métiers avaient la possibilité d’engager un permanent. Mais

cet état de fait constituait une exception que seul le syndicat du textile - secteur dominant en Flandre - était à même de se permettre. En 1908, le Verbond de Christene Beroepsverenigingen (ACB) regroupe les syndicats chrétiens en Flandre et la Confédération des Syndicats Chrétiens et Libres des Provinces Wallonnes fait de même en Wallonie. Ces deux structures fusionnent en 1912 pour fonder le Algemeen Christelijk Vakverbond / Confédération Générale des Syndicats Chrétiens et libres de Belgique.

C’est donc le Secrétariat Général de Rutten qui assurera la percée du mouvement syndical chrétien par la professionnalisation du sommet de l’organisation qui se marque par l’engagement de propagandistes permanents (les professionnels de l’organisation) nationaux et fédéraux. Leur nombre est estimé à 26 en 191077.

Idéologiquement, l’action du Secrétariat s’inspire de l’encyclique Rerum Novarum (1891) - base de la doctrine sociale de l’Église., qui aboutit - syndicalement - à privilégier la collaboration de classe comme un moyen d’action. Si l’érection d’un syndicat mixte

rassemblant patrons et travailleurs était alors jugé impossible, il était cependant clairement l’objectif de l’ancêtre de la CSC.

Le mouvement social et le mouvement flamand ont, depuis l’origine, entretenus des liens forts. Déjà, la majorité de leurs cadres respectifs étaient issus du même vivier: le mouvement catholique flamand des étudiants et écoliers. D’autre part, à la sortie de la première guerre mondiale, ces deux mouvements fortifient encore leurs liens contre les “forces conservatrices qui voulaient maintenir la domination de la bourgeoisie (ndlr: francophone) et le bilinguisme en Flandre”78.

Le début de la centralisation du mouvement chrétien se produit donc dans un contexte hostile aux socialistes. Toutefois, le contexte “rouge” n’est pas l’unique moteur de

77 Mampuys, J., art.cit., 1994, p.158

78 Wils, L., Voor Kerk en Werk, Kadoc, Jaarboek 1985, Louvain, 1986, p.27

la centralisation. Rutten soulignait déjà les multiples avantages d’une organisation centralisée :

“ Plus d’unité, de cohésion et de méthode dans la direction.

Plus de prestige dans les pourparlers; il est, en effet, incontestable qu’une fédération dispose, bien plus qu’un syndicat isolé, de chefs capables, expérimentés, et presque toujours libres et indépendants.

Plus d’autorité scientifique par la rédaction et la comparaison des tarifs de salaires et des conditions de travail.

Plus de puissance financière: donc plus de force de résistance en cas de conflit légitime. Plus de garantie dans la tenue des livres dans les syndicats.

Plus d’influence pour obtenir une législation sociale encore plus complète

La Fédération aura aussi pour effet de généraliser les contrats collectifs de travail et conseils de conciliation. Lorsque les patrons se trouveront dans une organisation solide, ils préféreront s’entendre avec elle que de la combattre.

Enfin, la Fédération développera les sentiments de solidarité et l’esprit de sacrifice entre tous les syndiqués - même si quelques-uns étaient assurés contre une diminution de salaire ou de chômage - choses d’ailleurs contre lesquelles personne n’est assuré pour toujours”79.

Très tôt, Rutten voyait donc dans cette centralisation les prémisses d’une efficacité

(dans l’action comme dans les pourparlers) et d’une spécialisation (les chefs capables, l’autorité scientifique, la tenue des livres) qui aideraient les travailleurs à collaborer, d’égal à égal (“lorsque les patrons se trouveront dans une organisation solide”) avec les patrons. Le

mouvement centralisateur de Rutten aboutira en réalité à une double centralisation. D’une part, la centralisation professionnelle : toutes les fédérations de métiers se

regroupent progressivement au sein de centrales professionnelles de manière à organiser les travailleurs en secteurs d’activité, et non en métiers particuliers. À l’issue de la première guerre mondiale et pendant les dix années suivantes, toutes les organisations sont priées de s’affilier à une centrale professionnelle. De 30 fédérations professionnelles en 1919, il n’en

79 1er Congrès de la Confédération belge des syndicats chrétiens tenu à Malines les dimanche 30 juin et lundi 1er juillet 1912, dans Bulletin mensuel de la Ligue démocratique belge, juin-juillet 1912, p.132

reste que 18 à l’aube des années 30,80 déplaçant le centre de gravité vers les organes de direction nationaux81. Les plus grandes centrales sont celles du Textile et des Chemins de Fers82.

D’autre part, s’opère une centralisation interprofessionnelle au niveau national qui

permet de “réaliser l’unité de pensée et d’action la plus grande possible”83. Toutefois, les travailleurs paient encore les cotisations au sein du pilier professionnel qui redistribue à la structure interprofessionnelle fédérale et aux fédérations régionales. Ces deux structures sont donc dépendantes économiquement du pilier professionnel.

L’élément crucial de la centralisation du mouvement syndical chrétien est l’élément financier. Entre 1914 et 1918, contrairement aux composantes socialistes, les

fédérations chrétiennes de métiers comprirent leur vulnérabilité et l’intérêt de centraliser les caisses pour survivre. Entre 1919 et 1921, les syndicats chrétiens passent de 65.000 à près de 200.000 affiliés84.

En 1920, les centrales mettent fin au Secrétariat Général du Père Rutten qui avait pris à sa charge les frais de mise en route du mouvement syndical chrétien. La croissance des

effectifs met les centrales dans une position plus dominante au sein du mouvement syndical chrétien85: elles sont en première ligne et perçoivent les cotisations. Elles sont

néanmoins conscientes de l’importance d’une coupole comme celle du Secrétariat Général. Aussi, elles accordent un financement de 10 centimes par membre et par semaine à la structure fédérale, ce qui permet à cette dernière de voler de ses propres ailes. La centrale du textile est particulièrement dominante jusque dans les années 30 puisqu’elle compte près d’un tiers des effectifs de la CSC. Cette position - encore plus forte en Flandre - permet à son président Emiel Verheeke d’exercer une très grande influence sur les autres centrales, sur les fédérations régionales ainsi que sur la CSC.

80 Carhop, 30 ans de combats syndicaux en Wallonie, Bruxelles, 2009, p.8

81 Gérard, E., “L’épanouissement du mouvement ouvrier chrétien (1904-1921), in Gerard, E., Wynants, P.,

Histoire du Mouvement ouvrier chrétien en Belgique, Tome 1., KADOC-Studies 16, Leuven University

Press, 1994, p.160

82 Gérard, E., art.cit., 1994, p.182

83 Mampuys, J., op.cit., 1994, p.185

84 Id., p.273 ; Faniel, J., op.cit., 2010, p. 101

85 Mampuys, J., op.cit., 1994, p.180

Illustration 6: Part des secteurs et des centrales dans le nombre de membres de la CSC. 1925 − 1940 (Pasture et Mampuys, 1990, p.106) 85

Mais les centrales professionnelles ne sont pas les seules à voir dans la croissance des membres une opportunité d’affirmer leur domination. En 1922, très vite après la fin du Secrétariat Général de Rutten, la structure interprofessionnelle fédérale (la confédération)

crée la caisse centrale de réassurance. Les centrales n’ont pas l’obligation d’y adhérer: en

cas de grève, le paiement des douze premiers jours de grève est à leur charge; et elles conservent le droit de déclencher des grèves. Mais la confédération pose avec cette caisse, au départ non-contraignante, un jalon structurel important. En 1926, la caisse de réassurance devient caisse de résistance avec affiliation obligatoire pour toutes les centrales. En contrepartie, toutes les journées de grève sont indemnisées par la caisse centrale et l’autonomie pour le déclenchement et la conduite des grèves reste aux centrales.

“C’est au Rwanda que j’ai compris l’énorme travail que ça a été la mise en commun des caisses de grèves au sein de la CSC, et qui ne s’est toujours pas fait à la FGTB. Imagine ce que c’est au Rwanda… où les moyens de communication ne permettent même pas aux gens de se connaître. Tu irais mettre de l’argent en commun avec des gens que tu n’as jamais vu, toi ? En Belgique, l’ouvrier n’a pas la même 86 Pasture, P., Mampuys, J., In de ban van het getal. Ledenanalyse van het ACV. 1900-1990, Leuven, HIVA,

mentalité qu’il vienne de Liège, de Charleroi, de Mons. Par contre, il a la même force de solidarité, la même camaraderie »87.

Malgré ses développements, le syndicalisme chrétien reste à la remorque du syndicalisme socialiste. En 1924, les prêtres directeurs font une enquête sur la déchristianisation dans le milieu ouvrier. Ils l’attribuent au succès du socialisme. Cette

enquête relance la polémique sur la façon d’enrayer le socialisme qui contamine les consciences. Les uns, prêtres-directeurs des œuvres sociales, prônent que le processus de

déchristianisation ne peut être endigué que par le renforcement du syndicalisme chrétien qui rend “justice à l’ouvrier dans son environnement social concret”88 alors que d’autres acteurs de l’Église voient dans la démocratie et le syndicalisme une contestation des bases sur lesquelles fut fondée l’Église dont l’ordre, la discipline et la hiérarchie89.

À partir de 1925, le secrétaire général de la CSC est considéré comme un employé de celle-ci. Ce statut d’employé implique qu’il n’est soumis à aucun processus de réélection. À partir de 1937, il en sera de même pour le président qui sera élu pour une durée indéterminée90.

Malgré la caisse de résistance centrale, la confédération reste dépendante

financièrement des centrales professionnelles. Cette position de demande affaiblit la confédération qui va développer un jeu d’alliance pour réduire progressivement le pouvoir des centrales. En 1927, elle parvient enfin à accorder le droit de vote au comité aux

fédérations régionales - reliquat des secrétariats régionaux. Même si elles diminuent le pouvoir des centrales, les fédérations régionales ne sont pas pour autant des alliés stables puisqu’elles sont elles-mêmes déchirées par des luttes entre flamands et francophones. L’objet de ces luttes est l’élection des représentants des fédérations régionales au comité91 qui constitue une pomme de discorde linguistique.

Les arguments mis en exergue pour confier un droit de vote aux fédérations régionales sont l’ancrage local (paroissial) dont lui font bénéficier les associations catholiques - et particulièrement les mutualités92 - mais également la montée du chômage qui décroche le

87 Interview CSC_10 : (ex-) membre du Bureau national

88 Gérard, E., op.cit., 1994, p.189

89 Ibid.

90 Mampuys, J., op.cit., 1994, pp. 177-179.

91 Id., p.181

92 Gérard, E., op.cit., 1994, p.162

travailleur de son lieu de travail et donc de la centrale professionnelle. Entre 1930 et 1932, le nombre d’affiliation à la CSC passe de 181.40793 à 300.800, soit une augmentation de 66%. Les prestations de service de la CSC, ainsi que les allocations de chômage qu’elle verse à ses affiliés, sont à l’origine de cette augmentation spectaculaire, particulièrement en Flandre94.

En 1933, le Bediendensyndicaat van Handel en Nijverheid d’Anvers fusionne avec le Syndicat des Employés du Commerce et de l’Industrie et le Syndicat National des Employés de Belgique. Ils forment la CNE-LBC et quittent la caisse de résistance commune. Cette nouvelle centrale considère que la CSC est un syndicat ouvrier et que eux,

comme CNE-LBC représentent une classe à part. A ce titre, ils revendiquent une représentation propre et protégée au Bureau national - ce qui lui est octroyé en 1937.

En 1934, la domination idéologique de la confédération s’étend avec l’extension au niveau fédéral du service d’étude, de documentation, de propagande et de formation ainsi que la mise en place d’un service de chômage et de contrôles des opérations financières et administratives. Avec la montée du chômage arrivent les inefficiences dans la

gestion interne qui servira de prétexte à centraliser encore davantage les services dans le giron de la confédération.

En 1936, la CSC prend position, dans le journal Het Volk, contre l’Ordre du Travail flamand des nationalistes. Elle expose par la même occasion une contradiction interne qui se manifestera entre le président et le secrétaire général de l’organisation au début de la guerre. Dans cette prise de position, la CSC souligne “une conception très noble du travail et de la collaboration de classe” mais refuse la suppression des partis et des groupements professionnels: elle ne veut pas accepter la “domestication” par un parti politique quelconque. Elle appelle à “combattre énergiquement la propagande idéologique et sentimentale de l’Ordre du Travail flamand et propager la doctrine syndicale chrétienne” et termine par trois questions: qui dirigera l’État? Qui dirigera les corporations? Que feront ces messieurs de l’Ordre du Travail avec les gens qui n’ont pas le même avis qu’eux95?

En ne critiquant pas le fond de l’idéologie corporatiste, la CSC indique qu’une

93 La tenue des comptes des effectifs syndicaux est encore très aléatoire. Ceci explique pourquoi, d’une source à l’autre, les nombres varient. Jusqu’à l’issue de la seconde guerre mondiale, il importe dès lors de se focaliser sur les tendances - croissances et baisses - plutôt que sur l’exactitude des chiffres d’affiliation.

94 Gérard, E., op.cit., 1994, p.197

majorité en son sein en partage la vision. Reste la question de la survie et de la place de l’organisation syndicale si un tel régime devait se mettre en place.

Alors que la grève de 1936 a vu les organisations syndicales coopérer, en 1937 est édité le Catéchisme syndical, manuel du militant CSC qui réitère le choix idéologique de la CSC et rappelle l’hostilité socialiste. “Le pluralisme syndical est historiquement issu de la création, à la fin du XIXème siècle, de syndicats qui prirent le marxisme anti-chrétien comme base de leur doctrine et de leur action. Actuellement encore, les syndicats professent une doctrine sociale différente. Les travailleurs chrétiens exigent que le syndicat respecte la doctrine sociale chrétienne”96.

Le congrès de 193897, intitulé “La dignité du travailleur en tant que personne”, consacre dans les faits l’organisation corporatiste de la société: “le travail manuel le plus

simple et le plus salissant est lié organiquement aux créations les plus nobles du savant et de l'artiste, comme les œuvres engendrées par des artistes et des scientifiques n'existent que grâce à l'exploitation du sol et l'effort physique pénible. Il y a donc un devoir de travail pour chacun dans n'importe quelle société: famille, entreprise, peuple, État. Tous doivent être respectés comme membres d'une communauté, formée de personnes collaborantes".