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CHAPITRE 1 – L'ANALYSE DES ORGANISATIONS SELON MINTZBERGSELON MINTZBERG

A) La path dependency

Un des concepts fondamentaux de l’institutionnalisme historique est celui de path

dependency ou “dépendance de sentier”. En combinant la définition de Sewell94 et les précisions de Thelen95, la path dependency est l’idée selon laquelle “ce qui s’est produit à un moment donné du passé affecte les résultats possibles d’une séquence d’événements survenant ultérieurement” (Sewell) et dans laquelle “un premier mouvement (d’une institution) dans une direction donnée engendre des pressions entretenant ensuite la même orientation” (Thelen). Ce faisant, “les institutionnalistes historiques voient les institutions comme des héritières de processus historiques concrets”96. En cela, ils rejoignent Turner qui affirmait au sujet des syndicats en 1962 que “le caractère des organisations est essentiellement un produit de leur histoire et des circonstances de leur croissance”97.

L’exemple de path dependency le plus cité provient des travaux d’histoire économique et concerne l’adoption et la généralisation du clavier QWERTY98. Les claviers QWERTY furent les premiers sur le marché. Ses concepteurs ont dès lors bénéficié de rendements

croissants (increasing returns). En étant les premiers, ils ont posé les bases d’une norme

dominante sur le marché : les firmes ont développé des produits par rapport à cette norme et

92Hall, P., Taylor R., “Political Science and the Three New Institutiontalisms”, Political Science, vol.44, No.5, 1996, pp.936-957 ; Djelic, M-L., Quack, S., Globalization and Institutions: Redefining the Rules of the

Economic Game, Cheltenham, Edward Elgar, 2003 ; Greif, A., op.cit.,, 2006

cités par Djelic, M-L., op.cit., 2010, p.26

93“incremental change with transformative results ». Streeck, W., et Thelen, K. (eds.), Beyond Continuity, Oxford, Oxford University Press, 2005, p.9

94Sewell, W., “Three temporalities: Towards an Eventful Sociology” in McDonald, T.J. The historic turn in

Human Sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, pp.262-263

95Thelen, K., “How institutions evolve: insights from comparative historical analysis” in J. Mahoney and D. Rueschenmeyer (eds), New York, Cambridge University Press, 2003, pp.208-240

96Thelen, K., “Historical analysis in comparative politics”, in Annual Review of Political Sciences, 1999. No.2, pp.369–404 (p.381-382)

97Turner, H.A., Trade Union Growth, Structure and Policy, 1962, p.14

98Pierson, P., “Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics”, American Political Science

les travailleurs ont appris à taper à la machine avec ces claviers. Même si une technologie plus efficace apparaissait, les coûts d’adoption de cette nouvelle technologie seraient élevés. Ces coûts freinent l’adoption d’une nouvelle technologie et en hypothèquent même l’émergence. Autrement dit, la probabilité de continuer sur le même sentier (ici le clavier QWERTY) s’accroît avec chaque pas posé sur le sentier car les bénéfices relatifs retirés de la situation actuelle par rapport aux autres situations possibles s’accroissent au cours du temps.

Krasner99 observait que “les dépendances de sentier sont caractérisées par les rétroactions positives” (self-reinforcing positive feedback). La littérature sur les effets de feedback100 permet de distinguer deux grandes catégories: les effets de coordination et les effets de distribution. Les effets de coordination indiquent qu’une fois qu’un “ensemble d’institutions sont mises en place, les acteurs adaptent leurs stratégies de façon à refléter mais aussi à renforcer la logique du système”101. L’idée principale est que les institutions dessinent les contours des choix possibles et que ces choix, une fois faits, renforcent les institutions existantes. Thelen donne l’exemple du Brésil102 ou de la France103 où la relative faiblesse des associations d’employeurs s’explique par le rôle économique dominant de l’État. Les états brésiliens et français mettaient en place des incitants financiers qui aboutissaient à favoriser un comportement individualiste des patrons d’entreprises plutôt qu’un comportement collectif. Ce comportement collectif aurait pu être favorisé par la mise en place d’avantages collectifs pour les entreprises si celles-ci se coordonnaient. Cette nécessité de coordination aurait potentiellement fait émerger des associations d’employeurs fortes. Comme les incitants collectifs n’étaient pas mis en place, les associations patronales de ces pays ont donc adapté leurs stratégies par rapport à la logique de système déterminé par l’acteur dominant.

Les effets de coordination ont un caractère technique. Les effets de distribution , par 104

contre, mettent en lumière la fonction politique des effets de coordination et font apparaître les institutions qui visent à maintenir la domination, les groupes qui cherchent à se renforcer tout en en marginalisant d’autres. Les effets de distribution permettent d'identifier les groupes

99Krasner, S. D.; “Sovereignty: An Institutional Perspective”, Comparative Political Studies, vol.21, No.1, 1988, pp.66-94 (p.83)

100Cette littérature fut synthétisée par Pierson (1993) et Ikenberry (1994).

Pierson, P., “When Effect Becomes Cause: Policy Feedback and Political Change”, World Politics, vol.45, No.4, 1993, pp.595-628 ; Ikenberry, J., “History’s Heavy Hand: Institutions and the Politics of the State”, University de Pennsylvanie, 1994. Document non-publié mais disponible sur le site web du Prof. Ikenberry: http://scholar.princeton.edu/gji3/files/HistorysHeavyHand.pdf

101Thelen, K., art.cit., 1999, p.392

102Schneider, “Organized Business Politics in democratic Brasil”, Journal of Interamerican Studies World

Affairs, 39, No.4, 1997-1998, pp.95-127

qui vont bénéficier concrètement des effets de coordination.

Par exemple, Skocpol105 montre que la fragmentation de l’État américain, doublée d’une compétition entre partis politiques où règne un système de copinage, a en réalité fermé la porte au développement d’un mouvement ouvrier unifié. Les effets de distribution visent donc davantage à renforcer les groupes dominants existants et à fermer le pas aux groupes dominés. Selon Moe106, ceux qui conçoivent et dessinent (design) les institutions renforcent, pour deux raisons, le processus de reproduction des groupes dominants dont ils font partie. Il s’agit d’une part de contraindre leurs successeurs et d’autre part de se contraindre eux-mêmes. La volont é de contraindre les successeurs est liée à la volonté de contrôle et à l’incertitude politique. Les concepteurs veulent que leurs successeurs développent la même vision que la leur et ils s’appliquent donc à contraindre leurs choix. Cela s’avère également efficace pour contraindre l’opposition qui, au cas où elle deviendrait majoritaire, aurait à assurer la succession qui restreindrait son champ d’action. La politique menée par les successeurs ne permettrait donc pas un volte-face radical remettant (trop) en question les acquis du groupe dominant. La volont é de se contraindre soi-même (comme groupe dominant) se réfère davantage à l’instinct de survie. En s’auto-contraignant, les groupes dominants se préservent de certains abus autoritaires qui précipiteraient leur chute. L’idée est de toujours se ménager un espace de contradiction interne limité. La contradiction et la remise en cause doivent pouvoir exister, mais ne doivent pas pour autant remettre fondamentalement en question le modèle dominant.

Les effets de coordination et de distribution impliquent donc que le changement est limité (bounded change), qu’il est possible dans un certain cadre, et ce jusqu’à ce que le mécanisme de reproduction s’érode. Chaque nouvelle situation nécessite de réels choix

politiques et économiques. Mais les effets de coordination et de distribution qui résultent de la présence d’un groupe dominant et d’un ensemble d’acteurs s’adaptant à cette situation font que l’étendue des choix est limitée. Toutefois, en aucun cas il n’y a un caractère inévitable ou un passé qui prédirait exactement le futur107 car des bifurcations sont toujours possibles.

105Skocpol, T., Protecting Soldiers and Mothers : The Political Origins of Social Policy in the United States, Cambridge, MA, The Belknap Press of Harvard University Press, 1992

106Moe, T., “The Politics of Structural Choice: Toward a Theory of Public Bureaucracy” in Oliver E. Williamson (Ed.), Organization Theory: From Chester Barnard to the Present and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 1990.

107North, D., Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990

Les bifurcations (critical junctures, critical transitions ou encore turning points)

marquent le dépassement d’un seuil, un changement d’état au sein d’un référentiel donné. La thématique des bifurcations est utilisée dans différents domaines: on y fait référence dans le cadre des écosystèmes (la disparition de poissons dans un lac, le feu dans une forêt), dans celui des systèmes politiques (un coup d’état, l’accession de Roosevelt à la présidence des Etats-Unis en 1932), dans celui des organisations (le changement d’un directeur, la perte soudaine de nombreux membres) ou encore dans les trajectoires de vie (rupture sentimentale, changement de profession, promotion, naissance d’un enfant).

L’idée principale d’une bifurcation est qu’elle permet de déterminer un “avant” et un “après”. Politzer108 indiquait que “quand la chose ne change pas de nature, nous avons un changement quantitatif (…). Quand elle change de nature, quand la chose devient autre chose, le changement est qualitatif”. Ce saut qualitatif serait qualifié de bifurcation.

Toutefois, les chercheurs sont confrontés à l’éternelle question de l’identification d’un début et d’une fin de la bifurcation. Abbott109 résout le problème en troquant le paradigme de l’équilibre pour le paradigme du changement, adoptant donc une posture dialectique. Une fois que le changement est considéré comme la constante de l’analyse, la bifurcation peut être considérée comme un processus. Il n’en est pas moins vrai qu’il existe des moments précis où les choses changent d’état, où les trajectoires cessent d’être linéaires pour se rompre net, pour ensuite redevenir linéaires pour un temps plus long. Clegg concevait l'histoire structurelle des syndicats en Angleterre comme de « longues périodes de rigidités entrecoupées de rafales de fusions » (d'organisations syndicales)110. Dès lors, la bifurcation n’est plus une rupture d’équilibre mais bien le prolongement d’un mouvement. Quelques signes augurent de bifurcations importantes111. Parmi eux, il y a notamment les grands impacts que peuvent générer de petites perturbations auxquelles fait face le système. Les bifurcations ainsi que

les signes avant-coureurs sont en réalité les manifestations visibles des contradictions internes du système, des tendances antagonistes qui luttent l’une contre l’autre.

Lorsqu’une tendance prend réellement le dessus, l’état du système change. Un “turning point mineur peut-être en phase avec d’autres turning points mineurs, ce qui peut produire une ouverture au niveau de la structure englobante. Nous avons alors un turning point majeur

108Politzer, G., Principes élémentaires de philosophie, Editions sociales, Métallos MWB (réédition sur base du cours donné par G. Politzer à l’Université Ouvrière en 1935-1936), p.147

109Abbott, A., « A propos du concept de Turning Point », Bessin, M., Bidart, C. et Grossetti, M. (Eds),

Bifurcations, Paris, Editions La Découverte, Collection Recherches, 2010, pp. 187-211

potentiel, par lequel le régime général dans son ensemble peut changer si du moins l’action adéquate est accomplie. (…) Beaucoup de révolutions potentielles échouent par manque de tentatives, comme beaucoup de révolutions tentées échouent par manque d’opportunité structurale”112.

Notons que Nizet et Pichault113 parlent également de bifurcations, lorsqu’une

organisation change de configuration, généralement sous l’impulsion d’une crise ou menace extérieure (fusion, reprise, faillite,…).