• Aucun résultat trouvé

Avant 1950 : la préservation du mode de vie des Inuit

CHAPITRE 1. Les Inuit du Nunavik

1.3 Les interventions gouvernementales jusqu’à la Convention de la Baie-James et du

1.3.1 Avant 1950 : la préservation du mode de vie des Inuit

À la suite de la cession de l’Ungava à la province de Québec, qui a mené à la création du Nouveau-Québec en 1912, le gouvernement canadien a cherché à transférer la

responsabilité des Inuit de l’actuel Nunavik au palier provincial. Le gouvernement du Québec a toutefois refusé cette responsabilité jusqu’à ce que ses ambitions économiques et politiques l’amènent à découvrir sa région arctique (Canobbio, 2009). Le gouvernement provincial invoquait à l’époque que les Inuit étaient des « Indiens » selon l’article 91 de la Constitution canadienne de 1867 et qu’ils devaient être pris en charge par le gouvernement fédéral (Bonesteel, 2008, 24). Ce refus de jouer un rôle auprès des Inuit du Nouveau-Québec, manifesté par les deux niveaux de gouvernement, a pris fin par une décision de la Cour suprême en 1939, jugement connu sous le nom de Re Eskimo. Celui- ci stipulait que les Inuit, dont ceux du Québec, étaient, au même titre que les Premières Nations, sous la responsabilité du gouvernement fédéral (Bonesteel, 2008, 5-9; Rodon, 2014, 94). Toutefois, comme les Inuit n’ont jamais été assujettis à la Loi sur les Indiens, même s’ils sont reconnus comme une Première Nation canadienne, ils ont toujours eu un statut différent17. Après ce jugement de la Cour suprême, le gouvernement canadien a

maintenu ses façons de faire, laissant principalement la responsabilité des Inuit aux missionnaires et aux gérants des postes de traite (Vick-Westgate, 2002, 36), et ce, même en période de pénurie alimentaire (Qumaq, 2010, 53-57).

La souveraineté du Canada sur ses territoires continentaux et insulaires arctiques a longtemps été symbolisée par l’unique présence de la Gendarmerie royale. Dans les faits, la présence canadienne au Nunavik et sur l’ensemble du territoire arctique n’avait rien à voir au départ avec le bien-être de la population inuit. Elle était davantage une réaction à la présence des baleiniers américains qui agissaient comme si le gouvernement canadien n’existait pas (Morrison, 2011, 88). La Gendarmerie a tout de même été en fonction au Nunavik jusqu’à ce que le gouvernement provincial prenne la relève au début des années 1960 (Bonesteel, 2008, 20). Or cette présence n’a été que ponctuelle pendant plusieurs années, puisqu’il n’y avait que très peu de postes installés dans l’Arctique et que seulement deux d’entre eux étaient localisés dans l’actuel territoire du Nunavik (à Kuujjuaraapik/Inukjuaq et à Kuujjuaq). Vick-Westgate (2002, 33) soutient qu’au début du 20e siècle, une seule patrouille visitait les postes de traite durant l’été. Lachance (2005,

16) note pour sa part que la Gendarmerie n’a été présente à Inukjuak que de 1935 à 1938 et par la suite de 1945 à 1960.

17 À cet effet un amendement a été apporté à La Loi sur les Indiens. Celui-ci stipule que que la catégorie

« Indien » n’inclut pas les Inuit, alors appelés « Eskimos » (Bonesteel, 2008, 99).Un des exemples qui démontrent les différences entre les Inuit et les autres Premières Nations est l’obtention du droit de vote par les premiers dès les années 1950 alors que pour les derniers ce droit leur a été octroyé 10 ans plus tard (Bonesteel, 2008, 98).

Les gendarmes déployés dans l’Arctique canadien avaient la responsabilité de faire respecter les lois canadiennes. Ils devaient également effectuer les recensements et accomplir différentes tâches administratives auprès des baleiniers, des explorateurs, des missionnaires et évidemment des Inuit (Bonesteel, 2006, 18). Par exemple, ils surveillaient les activités de chasse lorsque des restrictions étaient en vigueur concernant certaines espèces. La chasse au caribou a connu ce genre de restrictions dans les années 1930 (Qumaq, 2010, 53). Or les Inuit n’étaient pas habitués à ce genre de régulation, car ils avaient leur propre système de règles de conduite (Bonesteel, 2008, 18).

Photo 7 : Présence de gendarmes en Arctique Canadien

Source : http://www.arcticdefenders.ca/archive/policing-eastern-arctic.html

Somme toute, la présence des gendarmes se faisait plutôt rare avant les années 1950. C’était dans les missions et les postes de traite que l’on s’occupait de la santé et du bien- être des Inuit (Vick-Westgate, 2002, 36). Pendant que les deux paliers gouvernementaux ne savaient que faire de cette population qu’ils pouvaient de moins en moins se permettre d’ignorer, les Inuit poursuivaient leur vie quotidienne comme ils le voulaient. Ils étaient encore libres, selon les termes de Qumaq (2010, 43). En effet, la politique canadienne prônait le maintien d’un mode de vie traditionnel et autosuffisant pour les Inuit (Bonesteel, 2006, v). Dans ce contexte, les interventions gouvernementales d’avant les années 1950 se sont avérées moins violentes que les suivantes, mais non sans conséquence.

1.3.1.1 Les disques d’identification

Pour illustrer le genre d’interventions déployées avant les années 1950, cette sous-section présente l’implantation d’un système d’identification des Inuit. Afin d’enregistrer ces derniers dans des registres administratifs, le gouvernement fédéral s’est ingéré dans la

façon d’identifier et de nommer les individus. Sans être consultés, sans être informés des visées de cette procédure, les Inuit ont subi les conséquences de cette ingérence dans leurs façons de faire. Comme je l’expliquerai plus en détail dans le chapitre 2, les noms s’inscrivent dans les représentations du monde inuit et ont une grande importance dans l’éducation des enfants. Ainsi, même si les Nunavimmiut ont préservé la transmission des noms inuit, en dépit des procédures administratives canadiennes, cette pratique s’est transformée. Le témoignage de Mary Thompson, Inuk d’Arviat, raconte l’histoire de nombreux Inuit qui ont connu l’époque des disques d’identification et celle de leurs descendants, qui aujourd’hui ont adopté le système de noms canadien.

My mother gave me the name, Atuat! That was the only name I knew. Later on, the government assigned me a disc number. I was known as Atuat E1-143. That was my name. When someone call Atuat E1-143, I would put my hand up, and I knew that was my name according to the government. I was now called Atuat E1-143. […] The government came to Arviat and they thought that Atuat E1-143 was too confusing. I was told to use my father’s name, Suluk. […]. Once again, my name was changed when I got married. I ended up with so many names I can’t keep up with them. When I married a white man my name changed to Thompson. Today, I am known as Mary Thompson. I don’t think people in the North know who Mary Thompson is, but I am stuck with this name.

Thompson, 2011, 21-22

Au moment où le gouvernement canadien a implanté ses registres, les Inuit nommaient leurs enfants en fonction de personnes importantes pour eux ou récemment décédées. Cette pratique se faisait indépendamment du sexe biologique de l’une ou l’autre des personnes concernées par la transmission du nom. Conséquemment, il était commun que plusieurs personnes portent le même nom. Les différenciations entre ces personnes se faisaient par l’ajout d’un suffixe à ce nom (Bonesteel, 2008, 37). Pour l’administration canadienne, le système de noms inuit causait de nombreuses difficultés relatives à la gestion de la population (ex. recencemments, rapports médicaux) (ibid., 38; Smith, 1993, 51-52). Afin de faciliter le travail des personnes mandatées pour effectuer ces tâches administratives, le gouvernement a entrepris de mettre en place un système d’identification standardisé.

En 1941, dans la foulée du Re Eskimo, le gouvernement a adopté les disques d’identification. Après avoir tenté d’implanter un système d’identification au moyen des empreintes digitales, qui s’est avéré incomplet et trop lourd administrativement, c’est une

désignation semblable au système numérique d’enregistrement utilisé par l’armée canadienne qui a été adoptée. Cette désignation attribuait un numéro spécifique à chaque individu, que celui-ci recevait sous la forme d’un médaillon (Bonesteel, 2008, 38).

Photo 8 : Disque d’identification

Source : Bonesteel, 2006, 38

L’identification numérique des Inuit était précédée d’une lettre. Par exemple, le « E » signifiait Eastern Arctic (les numéros des Inuit de l’ouest commençaient par la lettre W) et le numéro suivant correspondait à la région habitée. Dans E1, le 1 informait du district et les chiffres suivants identifiaient la personne. Le Nunavik était divisé en deux districts, E8 de Killiniq à Quaqtaq, et E9, de Kangirsujuaq à Kuujjuaraapik. Au moyen de ce système d’identification, le gouvernement voulait recueillir de l’information sur les naissances, les mariages, les hospitalisations, la chasse, l’éducation et les décès. Même si les disques d’identification ont été maintenus jusque dans les années 1970, plusieurs Inuit ne les ont pas conservés et leur usage n’était pas systématique (ibid., 38-39). En définitive, cette mesure s’est avérée inefficace (Smith, 1993, 56), notamment parce qu’elle n’était pas pertinente du point de vue des Inuit (Alia, 1994, 12). En effet, l’usage des disques d’identification a été vivement critiqué (Smith, 1993). Il présentait le défaut d’ignorer le système d’attribution du nom en usage chez les Inuit, dont la signification était fondamentale à la culture (Alia, 1994).

Dans le nord du Québec, l’usage des disques d’identification a mis plus de temps à disparaître qu’ailleurs au Canada, même si ce système fut aboli à la fin des années 1960.

Une systématisation de l’usage des noms de famille a remplacé les disques d’identification (Bonesteel, 2008, 39). Les Nunavimmiut ont alors commencé à adopter le système de noms avec prénom et nom de famille utilisé par la majorité des Canadiens. Le nom de famille était généralement celui du père. Or ce nouveau système n’était pas plus cohérent avec la culture inuit, où la famille ne fonctionnait pas selon un mode patrilinéaire et où la conception du genre ne s’apparentait pas à celle qui leur était cette fois imposée (Alia, 1994). Cette nouvelle intervention dans les modes d’attribution des noms des Inuit a semé davantage de confusion, a causé du tort et a contribué à imposer des ruptures et des transformations dans la transmission de la culture. Par exemple, Qumaq mentionne l’importance pour les Inuit de savoir qui sont leurs ancêtres, ainsi que le désarroi que peut ressentir celui qui ne les connaît pas : « Cela me désole de ne pas savoir le nom de mes arrières-grands-parents paternels et maternels. J’aurais pu transmettre ces renseignements à mes enfants, mais je ne les connais pas. C’est gênant d’ignorer le nom de ses ancêtres » (Qumaq, 2010, 33).

Aujourd’hui, on constate que malgré les perturbations causées par l’ingérence du gouvernement fédéral, les Nunavimmiut perpétuent leur pratique de transmission des noms inuit. Cette dernière s’est toutefois modifiée, incorporant les noms et prénoms du système canadien, malgré les contradictions inhérentes à ces façons de faire. Ainsi, bien que le gouvernement fédéral prétendît à une politique de laisser-aller pendant la première moitié du 20e siècle, il posait déjà les assises de la politique ethnocentrique qui allait

dominer les relations avec les Inuit à l’aube des années 1950.