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Les théories de la « différence culturelle »

CHAPITRE 6. L’émergence de l’anthropologie de l’éducation: déploiements

6.2 L’anthropologie de l’échec scolaire

6.2.1 Les théories de la « différence culturelle »

élèves issus des cultures minoritaires sont culturellement carencés. Ces chercheurs ont tenté de lui proposer des alternatives. La « théorie de la privation » (deprivation theory), ou le modèle du déficit culturel (deficit model), attribue l’échec scolaire aux manques avec lesquels l’étudiant ou l’élève se présente en classe (Spindler et Spindler, 1989, 1). Ces théories, appliquées dans un contexte multiculturel, décrivaient les individus issus des populations minoritaires comme socialement désavantagés par les carences intellectuelles de leur langage (verbal et non verbal) et de leur mode de vie.

Cette perspective était influencée par le travail de l’anthropologue Oscar Lewis (1960) sur la culture de la pauvreté. Lewis supposait que les pauvres transmettaient des patterns culturels spécifiques à la pauvreté sous forme de valeurs, de comportements, d’aspirations personnelles, etc. L’internalisation de cette culture empêchait alors les individus d’échapper à la pauvreté, puisque les caractéristiques inhérentes à celle-ci se transmettaient de génération en génération. Ainsi, l’internalisation d’une culture qui transmet des valeurs, des comportements, des aspirations, etc., menant à l’échec scolaire perpétuait celui-ci. Pour remédier à cette fatalité, il fallait alors s’en prendre à la transmission des « cultures de l’échec ». En d’autres mots, pour éviter que l’échec se pérennise, il fallait non seulement empêcher que ces cultures se transmettent, mais également les remplacer. La culture véhiculée par l’école constituait alors celle qu’il fallait transmettre. Cette conception trouvait écho dans les écoles (Erickson, 1978, 336, cité dans Trueba et al, 1989). Ce point de vue a encouragé les différentes initiatives d’assimilation par l’éducation scolaire que certains peuples, dont les autochtones, ont connues.

Consternés par cet ethnocentrisme véhiculant un biais culturel évident, les anthropologues de l’éducation ont cherché à renverser cette conception déjà tournée vers des applications. Dans ce contexte, les théories de la différence culturelle (Cultural difference theory), ou approche de la différence (Difference approach), ou encore théorie de la discontinuité culturelle (Cultural Discontinuity theory), se sont développées (Erickson, 1987; Foley 1991; Varenne et McDermott, 1998). Ces théories s’ancrent dans le postulat que des difficultés scolaires apparaissent dans les incongruités qui émergent lorsque la culture d’un élève diffère de celle de l’école. Ces incongruités pourraient par exemple s’exprimer dans les divergences entre les styles de communication des enseignants et ceux des étudiants (Erickson, 1987), menant de la sorte à des incompréhensions mutuelles lors des interactions interculturelles (Spindler et Spindler, 1982, cités dans

Huffman, 2010, 22-23).

Cette position ne jette le blâme sur personne, mais suggère plutôt que le problème réside dans une incompréhension concomitante : « If the intervention in the learning process (education) is culturally incongruent with familial and community culture, conflict and miscommunication will ensue » (Spindler et Spindler, 1989, 3). Ainsi, plutôt que de catégoriser des étudiants en fonction de leur culture sous des rubriques du genre : manque de motivation, irrespectueux, déficients, etc., comme c’était le cas notamment avec la théorie de la privation (deprivation theory), les tenants des théories de la différence culturelle interprètent la difficulté comme résultant d’une relation à dialogue divergent dans une situation partagée. Dans cette perspective, l’enseignant peut se sentir tout aussi démuni que l’étudiant. Cependant, cette relation n’est pas égalitaire, puisque l’enseignant jouit d’une forme d’autorité qui n’aliénera que l’étudiant.

Pour les tenants de la différence culturelle, un étudiant qui souffre d’incompréhension dans le système scolaire de façon récurrente depuis plusieurs années, et se répétant d’un enseignant à l’autre (Erickson, 1987), risque davantage d’échouer ou encore d’abandonner, et ce, même s’il a le potentiel de réussir (Varenne et McDermott, 1999, 141). Pour Dell Hymes (1974), le langage est la pierre angulaire de l’incompréhension culturelle vécue au sein du système d’éducation. Comme il existe une diversité de formes d’apprentissage (imitation, proxémique, tendance à répondre ou à poser des questions, etc.), la barrière communicationnelle peut provoquer des conflits. Cela peut amener les enseignants à traiter certains élèves différemment des autres (Foley, 1991, 61).

Les théories de la différence culturelle résident donc dans l’a priori que les difficultés de certains élèves résultent d’un mauvais mariage entre la culture de la maison et celle de l’école. Cette situation engendre des incompréhensions entre les enseignants et les élèves dans la classe. Pour étudier ces relations interculturelles dans le système d’éducation scolaire, les anthropologues de l’éducation ont adopté une perspective d’analyse à petite échelle, dite « micro ». Adoptant cette perspective, ils s’intéressent particulièrement aux valeurs, aux styles de communication et aux comportements interpersonnels qui influencent l’expérience d’éducation scolaire (Huffman, 2008, 57).

Les autochtones ont fait l’objet de nombreuses études par les anthropologues de l’éducation aux États-Unis (Deyhle et Swisher, 1997; Erickson et Mohatt, 1977; Greenbaum et Greenbaum, 1983; Pewewardy, 2002; Wolcott, 1967). Ils ont en effet été

sujets à plusieurs initiatives visant à les assimiler. Cependant, cette assimilation visée n’était pas aussi évidente à mettre en œuvre que les gouvernements auraient pu le souhaiter. En effet, il ne suffisait pas d’asseoir les autochtones sur les bancs d’école pour qu’ils performent. Par exemple, l’anthropologue Douglas Foley (1996, 80) soutient que les études des anthropologues de l’éducation (Wax, 1969; Dumont, 1972; Philipps ,Erickson et Mohatt, 1982) ont démontré que les enseignants concluaient rapidement que le silence chez les élèves autochtones signalait un manque de motivation, l’absence de compétence à maîtriser la langue d’apprentissage ou pire encore, de faibles capacités cognitives. Les enseignants avaient de la sorte des attentes moins élevées envers les élèves autochtones qu’envers les élèves non autochtones. Cette manière de voir illustrait la prégnance des perspectives issues des approches du déficit culturel dans les écoles.

L’effort des tenants des théories de la différence culturelle a fait valoir que les dissonances entre la culture de la maison et celle de l’école peuvent engendrer des difficultés scolaires pour les élèves confrontés à une telle situation. Dans cette logique, Susan Philips (citée dans Foley, 1996) tentait d’expliquer que le silence de l’enfant autochtone résulte d’une forme de communication traditionnelle transmise de génération en génération. Celui-ci apprend moins à hocher la tête, à utiliser des expressions faciales ou à utiliser des tons de voix plus bas, ce qui peut être interprété comme des signes de tranquillité. De tels élèves apprendraient davantage à développer des compétences visuelles de communication leur permettant de devenir de fins observateurs capables d’envoyer et de capter des messages directs ou indirects d’une grande subtilité visuelle. En somme, Philips soutenait que l’expression du silence chez l’enfant autochtone résultait de l’appartenance à une culture différente (Foley, 1996, 81). Le silence ne découlait pas d’une carence prétendue par une vision ethnocentrique, mais plutôt d’une différence culturelle.

En appliquant le principe du relativisme culturel à l’étude du monde scolaire, les anthropologues de l’éducation ont démontré que les difficultés éprouvées par certains groupes n’avaient rien à voir avec une incapacité ou une privation culturelle, mais trouvaient plutôt leur origine au sein d’incompréhensions interculturelles. Ce sont alors ces dernières qui faisaient obstacle au succès des élèves et des étudiants en contexte de scolarisation multiculturelle.