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CHAPITRE 2. L’éducation inuit

2.2 Stratégies d’éducation

2.2.2 La tradition orale et l’éducation

La tradition orale sert à expliquer l’origine de la Terre, de ses habitants et des âmes célestes avec lesquelles les Inuit interagissent. Elle propose également une compréhension des différents cycles de la vie (ex. : vie et mort, jour et nuit). Pour ce faire, elle traite souvent de reproduction humaine et animale ou de chasse, s’articulant dans un système symbolique complexe de relations entre les hommes, les animaux et les esprits (Dorais, 1996, 11; Therrien 2012, 172). En plus de proposer un contenu éclairant sur l’ensemble de l’Univers dans lequel les Inuit évoluent, la tradition orale est un véhicule au moyen duquel s’opère l’éducation des enfants. Certaines de ces histoires visent à effrayer les enfants afin d’éviter qu’ils se retrouvent dans une situation où il pourrait leur arriver du mal (Bennett et Rowley, 2004, 150). Bodenhorn soutient en ce sens que la tradition orale chez les Inupiat vise d’abord l’enseignement. Un constat appuyé par plusieurs chercheurs, dont McGregor (2012, 47), qui mentionne qu’elle constitue une importante composante de l’apprentissage des jeunes Inuit. Lorsque ces derniers se font raconter les exploits, les histoires et les légendes qui ont marqué le vécu de leurs ancêtres, ils apprennent certes d’où ils viennent et les raisons pour lesquelles leurs façons de faire ont été élaborées, mais aussi comment se comporter. Selon Therrien (2012, 172), la tradition orale organise à la fois la pensée, le savoir et l’expérience.

Les mythes, les contes et les récits historiques des Inuit n’ont pas de frontières clairement définies. Entre fiction et vérité, la tradition orale n’est pas moins tenue pour véridique (Therrien, 2012, 171), bien qu’elle soit parfois présentée comme inventée, ou simplement utilisée à des fins d’enseignement (Laugrand et Oosten, 2009, 11). Certains adultes soutiennent avoir rencontré les créatures dont leurs histoires font mention et soutiennent qu’elles existent (Bennett et Rowley, 2004, 150). Au Nunavik, les contacts avec ces entités se produisent tant chez les aînés que chez les plus jeunes. Dans le cadre d’un séjour à Akulivik, j’ai pu entendre le récit de sirènes aux écales brillantes qui sillonnent les environs de l’île Smith. J’ai d’ailleurs maladroitement dit à la personne qui m’avait partagé ce récit qu’il s’agissait d’une belle histoire. L’air insulté, elle m’a tout simplement répondu que ce n’était pas une histoire et que ces sirènes existent réellement (note de terrain, Akulivik, 2010). Lors d’une communication personnelle (23 janvier 2017), Louis-Jacques Dorais me

mentionnait qu’une pédagogue inuit lui avait raconté que des écoliers ont vu des lutins (innugagulliit) derrière leur école de Kangirsuk. Cette interlocutrice lui a dit considérer cette situation plausible. Dans son mémoire de maîtrise sur la région d’Inukjuak (Nunavik) et des Îles Belcher (Nunavut), Ouellette (2000) propose une analyse de plusieurs récits de rencontre entre des Nunavimmiut et des esprits qui vivent dans les rochers (tuurngait). Ainsi, les représentations du monde inuit continuent de faire partie de leur quotidien et de leurs récits.

Cette tradition orale, que Therrien (2012, 171) regroupe sous la catégorie des « arts de la parole », inclut : « […] les mythes fondateurs, les épopées, les contes, les formules propitiatoires, les conseils avisés que les conteurs transmettent aux jeunes générations sous forme d’allégories au terme d’une narration, ainsi que les jeux accompagnés de récits élaborés ». À cette énumération de formes que peuvent prendre les « arts de la parole », Laugrand et Oosten (2009, 31), à l’instar de Boas (1888), ajouteraient probablement les chansons. Ces auteurs soutiennent que la majorité des chansons racontent des expériences personnelles vécues par leurs créateurs. Elles font également partie de l’héritage culturel des Inuit et sont vectrices d’informations. Leur sens peut toutefois échapper à ceux qui ne sont pas familiers avec le contexte de leur composition ou avec leur compositeur, et encore plus si la chanson est interprétée par quelqu’un d’autre (Laugrand et Oosten, 2009, 31).

La tradition orale transmet de la sorte les aspects supranaturels et cosmologiques de l’éducation. Elle contribue à expliquer la participation de l’être à l’Univers, et ce, dans son entièreté : esprit, corps et âme (Kawagley, 1990, 13). Les récits expliquent aux jeunes Inuit les défis de leur mode de vie et de leur environnement ainsi que les moyens de s’y adapter (Briggs, 1970). Selon Nungak (2008), la culture et l’identité des Inuit sont préservées par ces histoires et légendes :

Il y a à peine une génération, la plupart des adultes inuits étaient d’habiles conteurs, qui conservaient dans leur mémoire des quantités impressionnantes de récits historiques et de légendes. Comme on le rappelle souvent, l’art de raconter, qui se trouve au cœur de l’identité des Inuits, remonte à la nuit des temps et a servi à préserver fidèlement le récit des événements importants ayant marqué la culture collective inuite. Le rôle de la mémoire humaine comme archive de ces récits est incroyable. […] À la fin de la journée, la famille se rassemblait et se racontait les petits faits et les activités de la journée. Cette discussion se prolongeait tout naturellement en récits d’histoires et de légendes par les plus âgés de la famille. On racontait par exemple

l’histoire de Kaujjajuq, l’orphelin maltraité qui était devenu soudainement très grand et qui s’était vengé de ses bourreaux. La morale de cette histoire : « Ne jamais maltraiter les orphelins » […] De telles histoires divertissaient les jeunes Inuits jusqu’à ce qu’ils s’endorment. Ils devenaient à leur tour les ‘bibliothécaires’ de la génération suivante et perpétuaient ainsi ces connaissances. Par ces méthodes, le vaste patrimoine culturel des Inuits s’est transmis pendant des millénaires.

Nungak, 2008, 63-65

2.3 Connaissance du monde inuit

L’acquisition de la sagesse (silatuniq), telle que définie précédemment, est fondée sur l’idée que les connaissances nécessaires à un individu pour se préparer pour la vie ne relèvent pas uniquement de compétences à acquérir en lien par exemple avec la division sexuelle des tâches, mais également d’une compréhension profonde des cycles et des transformations de la vie. Pour les Inuit, la vie humaine repose sur quatre éléments essentiels : le corps (timi), le souffle vital (anirniq), le nom (atiq) et l’âme (tarniq) (Therrien, 2012, 113). Une personne qui n’aurait pas reçu de nom n’est pas encore considérée comme humaine. L’âme survit au corps et celle de certaines personnes peut même voyager et revenir.

Or, les Inuit ne sont pas les seuls êtres vivants. Selon l’histoire orale, la Terre est habitée par les êtres humains, les animaux et les esprits. (Therrien, 2012, 62). La Terre et le ciel ne peuvent être possédés par un tiers. Ils se répartissent conjointement entre ceux qui y vivent (Laugrand et Oosten, 2010, 137). Une connaissance approfondie des cycles de la vie et de ses transformations comprend ainsi une maîtrise des connaissances sur la vie humaine. Cette connaissance porte aussi sur les principes de réciprocité sis au cœur des relations avec la nature (animaux, végétation, flore, cycle saisonnier et lunaire, etc.) et la surnature (domaine des esprits). Les règles à suivre s’appliquent également aux lieux et aux objets (ibid., 2010, xvii). En effet, la Terre a une histoire et connaître la Terre importe de connaître son histoire et de respecter les règles qui en découlent (ibid., 166).

Dans le chapitre précédent, j’ai mentionné que les Inuit se sont fait imposer un système nominatif par le gouvernement fédéral, passant d’un système numérique au système de prénoms et de noms de famille en vigueur au Canada. J’ai exposé brièvement que ces systèmes d’identification étaient discordants avec la transmission des noms inuit. Pour des raisons administratives, le gouvernement canadien s’est ainsi ingéré dans les représentations du monde des Nunavimmiut, une composante importante de l’éducation

des enfants. Dans la dernière section de ce chapitre, j’explore l’importance que revêt le nom inuit dans l’éducation et la connaissance du monde, puisqu’il permet aux individus de se situer dans leurs relations avec les autres membres du groupe, afin d’être en mesure d’agir et d’assumer leur rôle en société.