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Culture et personnalité : naissance du champ

CHAPITRE 6. L’émergence de l’anthropologie de l’éducation: déploiements

6.1 Culture et personnalité : naissance du champ

L’anthropologie de l’éducation est née dans la mouvance des théories de l’école « culture et personnalité » qui a dominé l’anthropologie américaine à partir des années 1930. Surtout inspiré des travaux de Ruth Benedict, le courant « culture et personnalité » avait pour but de comprendre comment certaines formes d’éducation produisaient différents types de personnalité. « Culture et personnalité », en tant que courant, découle plus spécifiquement des réflexions contenues dans l’ouvrage Patterns of Culture (1934). Dans cet ouvrage, Benedict avançait que la culture façonne les individus et donc qu’il faut réintroduire ces derniers dans l’analyse culturelle. La culture et les individus sont considérés comme indissociables. L’individu est alors observé comme un lieu de sélection

culturelle, puisqu’il détient justement le pouvoir de choisir. Le travail de Benedict a amené l’anthropologie de l’éducation vers une conception de la culture qui suppose qu’elle s’apprend et se transmet pour finalement produire des personnalités qui se ressemblent. Le courant « culture et personnalité » est un cadre qui s’intéressait aux interactions entre les individus et leur culture.

Dans la foulée de Benedict, Margaret Mead est une pionnière du champ de l’anthropologie de l’éducation. En posant le regard sur les femmes et les enfants, objet d’intérêt peu commun avant la Deuxième Guerre mondiale, elle a fait de l’éducation une question centrale dans ses travaux. Pourvue d’une formation en anthropologie et en psychologie, Mead était une étudiante de Boas, mais aussi une héritière de Freud et Piaget. Dans Coming of age in Samoa et Growing up in New Guinea, elle étudiait le développement de la personnalité et les formes d’apprentissage. En démontrant que les enfants ont la capacité de développer des conceptions différentes de celles qui leur sont transmises et en s’intéressant aux croyances animistes, elle devint une instigatrice de ce qui allait donner naissance à l’anthropologie de l’éducation aux États-Unis.

Lors de la conférence de Stanford en 1954, organisée par George D. Spindler, l’éducation comme champ de l’anthropologie n’existait pas encore stricto sensu. Cette conférence n’avait pas pour objectif de créer ce champ, mais plutôt de reconnaître la pertinence du dialogue entre anthropologie et éducation (Spindler, 1955). Pourtant, elle a donné naissance à ce qui allait devenir l’anthropologie de l’éducation aux États-Unis, qui a connu un essor particulier dans les années 1960. Spindler a contribué à développer l’anthropologie de l’éducation en l’expliquant comme un processus psychologique (1980, 2009). La question de la personnalité était au cœur de ses questionnements. En effet, il considérait qu’il y avait des liens à faire entre des types de personnalité et les caractéristiques propres à certaines cultures. Il percevait l’éducation comme un processus de socialisation à l’intérieur d’un groupe où les types de personnalité pouvaient être transmis et appris, permettant aux individus de bien fonctionner dans ce groupe. L’éducation était pour Spindler le mécanisme par lequel chaque société prépare ses membres pour la vie en son sein (Trueba, 2009, xiii). En fait, il considérait que la personnalité était façonnée par la culture dans un processus d’éducation. Avec cette conception en tête, il tentait de comprendre comment les individus s’adaptent aux changements culturels. L’éducation et le monde scolaires constituaient pour lui une arène propice à l’examen de ces personnalités, notamment celles des autochtones.

En effet, dans leurs travaux sur la personnalité, George et Louise Spindler se sont intéressés à la « personnalité autochtone », qu’ils appelaient dans le contexte « Indiens », puisqu’il s’agissait de l’appellation d’usage à cette époque. Dans un article qu’ils ont publié en 1957, ils présentaient les résultats d’une recherche visant à trouver des universaux dans la personnalité des autochtones d’Amérique du Nord. Ils s’interrogeaient sur les types de personnalité qui seraient préservés ou rejetés par les autochtones en période d’adaptation aux changements culturels, ces derniers découlant des relations avec les Américains et de l’imposition de leur culture, voire l’acculturation ou même l’assimilation. Leurs recherches les ont amenés à statuer que les autochtones sont par exemple autonomes individuellement, peu soumis à des structures socio-hiérarchiques, enclins à la bravoure et au courage, habiles à endurer la douleur et les épreuves, adeptes de l’humour, effrayés par la sorcellerie, dépendants de pouvoirs surnaturels extérieurs, etc. (1957, 148).

Pour Spindler et Spindler, cette énumération constitue les particularités psychologiques centrales qui s’expriment selon les contextes et les motifs dans les cultures autochtones. Chaque culture posséderait certaines de ces particularités. Ces dernières ne sont toutefois pas fixes, elles font l’objet d’une mise au point, d’une focalisation autour des élaborations culturelles et psychologiques inhérentes à chacune de ces cultures. Selon eux, l’étude de ces variations constitue une façon de comprendre les comportements des autochtones, dans le passé et le présent, comme des dénominateurs psychologiques communs. L’idée d’une structure de personnalité de base se transpose ainsi à la culture, comme si celle-ci possédait elle aussi une telle structure. Grâce à leurs travaux, les Spindler ont posé les prémisses d’une façon de chercher à comprendre les différences entre les autochtones et les Blancs. Les résultats obtenus, malgré leurs présupposés psychoculturels souvent très naïfs, pouvaient être transposés dans le contexte scolaire pour tenter de comprendre l’échec scolaire de certains élèves ou étudiants, dont les autochtones.

Ce que l’on peut retenir de l’héritage de cette tendance instiguée par Spindler dans l’émergence de l’anthropologie de l’éducation, c’est qu’elle entretenait des liens étroits avec la psychologie et l’étude des individus, de l’acculturation et des relations interculturelles. En outre, elle supposait qu’au nombre de cultures correspondait un nombre plus ou moins équivalent de types de personnalité (Cuche, 2010, 39). Bien que « culture et personnalité » ne figure plus parmi les courants dominants en anthropologie de l’éducation (McDermott et Raylem, 2011, 39), il a eu une incidence considérable sur

ses déploiements, tant dans le développement des théories inspirées par la psychologie que dans les réponses critiques qu’il a reçues. Son application n’est toutefois pas révolue, puisque certaines recherches s’inscrivant dans le domaine de l’interculturel se réapproprient ce courant délaissé par l’anthropologie (McCrae, 2000).