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Les théories de la scolarisation culturellement sensible

CHAPITRE 6. L’émergence de l’anthropologie de l’éducation: déploiements

6.2 L’anthropologie de l’échec scolaire

6.2.2 Les théories de la scolarisation culturellement sensible

scolarisation « culturellement ancrée » (culturally-based) et « culturellement sensible » (culturally responsive schooling)55 que plusieurs nourrissent aujourd’hui (Castagno et

Brayboy, 2008). Dans les années 1980, on constate une explosion de publications dans cette direction (ibid., 945). Par exemple, la prémisse selon laquelle les étudiants autochtones arrivent à l’école avec des styles d’apprentissage et des pratiques culturelles différentes de la majorité, ce qui engendre des incongruités dans l’enseignement et l’apprentissage, est défendue par plusieurs études de ce courant. Emboîtant le pas aux théories de la différence culturelle, les théories de la scolarisation culturellement sensible (culturally responsive schooling) vont encore plus loin que la première dans la volonté pratique présente dans l’anthropologie de l’éducation. Ces théories soutiennent en effet qu’il faut adapter l’éducation scolaire aux différences culturelles. De cette façon, il serait possible d’agir positivement en faveur de la réussite des étudiants culturellement habitués à l’échec (Erickson, 1987, 338). Le postulat commun à ces théories soutient que la scolarisation est plus efficace lorsqu’il y a concordance entre les normes et les attentes culturelles de l’école et celles de l’élève (Castagno et Brayboy, 2008, 957).

Les tenants de cette approche considèrent que des modifications importantes sont requises dans le déploiement de l’éducation scolaire. Ils visent notamment les méthodes d’enseignement, les curriculums et le matériel scolaire, ainsi que les relations entre l’école et les milieux qui la portent (Brayboy et Castagno, 2008, 942). Cette position dénonce les initiatives présentées comme culturellement sensibles, mais qui constituent au contraire des essentialisations, des généralisations et des contributions anecdotiques fort éloignées d’un réel effort de changement systémique et institutionnel sur le long terme (ibid., 2008, 942; Lipka, 1991). Faire le pont entre la culture de l’école et celle de la maison nécessite plus que le respect, l’empathie ou encore une certaine attention. Cette option implique une coconstruction des savoirs en contexte scolaire. Il s’agit d’une éducation qui valorise et donne les moyens aux cultures minoritaires de s’exprimer.

Née en contexte américain, cette tendance soutient que la diversité culturelle croissante des étudiants dans les classes, face à l’homogénéité des enseignants, constitue un des

55 Je privilégie le terme de culturellement « sensible » à celui de culturellement « ancré » pour parler de ce

pendant théorique. Comme le soulignent Lipka et al. (2005, 369), pour les anthropologues de l’éducation, ce dernier terme est une forme de pléonasme. En effet, toute éducation, tout curriculum, tout enseignement et apprentissage sont culturellement « ancrés ». La question réside plutôt à savoir dans quelle culture cet ancrage s’inscrit. Puisque la culture dominante est, selon lui, la réponse à cette question, ces théories s’intéressent davantage à la marge de manœuvre dont disposent les groupes marginalisés pour exprimer leur culture. De surcroît, Castagno et Brayboy (2008, 948), dans leur revue de la littérature de ce courant remarquent qu’il s’agit du terme le plus utilisé.

points d’ancrage justifiant la pertinence de développer un système d’éducation « culturellement sensible » aux différences culturelles. L’a priori de ces théories est que les étudiants des minorités culturelles démontrent de moins bonnes performances scolaires que les étudiants issus de la culture majoritaire et dominante. En effet, l’école serait spécifiquement adaptée à cette dernière. Bien que le postulat de base soit semblable à celui des théories de la différence culturelle, les théories de la scolarisation culturellement sensible se sont intéressées à des aspects différents de l’éducation. Elles témoignent d’une volonté pratique plus marquée. Leurs contributions traitent notamment de l’adaptation des curriculums, de la pédagogie, des standards d’évaluation, des savoirs des enseignants, des attentes des étudiants, du rôle des communautés, des processus scolaires dans une perspective plus large, dont les politiques, de la gestion des classes et de leur aménagement (Brayboy et Castagno, 2008, 946-948).

Jerry Lipka (1991) a, dans cette logique, consacré ses recherches à démontrer que l’adaptation d’un curriculum à la culture des élèves est bénéfique pour ces derniers. Ces bénéfices ne sont pas uniquement scolaires, il en résulte également une meilleure participation et un plus grand investissement personnel dans les études. Pour tirer ces conclusions, cet auteur examine l’enseignement des mathématiques chez les Yup’ik d’Alaska au moyen d’un curriculum culturellement sensible (mathematics in cultural context (MCC)) (Lipka et al.,, 2005). Les MCC incluent les connaissances reliées aux mathématiques en combinant les savoirs des Yup’ik avec ceux du système d’éducation occidental. Le tout se couple à un amalgame entre les savoirs pédagogiques issus des pratiques en contexte scolaire et les façons d’enseigner dans la communauté. Cet amalgame tient également compte des habitudes de communication, d’apprentissage et de contextualisation des savoirs en connectant la scolarisation, les élèves et les connaissances du quotidien dans la communauté56. L’objectif des MCC est de réunir les

pratiques occidentales et les pratiques locales d’apprentissage et de connaissance (ibid., 368).

Lipka et les coauteurs de l’article sur les MCC (2005) soutiennent que ce curriculum constitue un troisième espace entre la culture de la maison et celle de l’école, un espace de possibilité d’expression pour la culture minoritaire. De cette façon, les savoirs et les

56 Une recherche semblable a eu cours au Nunavik grâce à une subvention du CRSH. L’équipe de Pallascio,

Allaire, Lafortune, Mongeau et Laquerre (1998), s’est penchée sur le développement d’une activité mathématique qui serait pertinente pour les Inuit en vue de mobiliser leur intérêt et leur motivation. Cette étude a mené à des recommandations pédagogiques.

discours qui étaient en opposition sont mis en commun dans une révision et un remaniement des pratiques et des savoirs de l’un et de l’autre dans une initiative conjointe. Pour illustrer ce point, ils présentent l’exemple de concepts mathématiques en vue de construire un séchoir conçu pour sécher la viande de poisson (Lipka et al., 2005, 370). Avec l’aide des aînés, ils ont intégré des notions de mathématiques à la fabrication de cet objet ayant un rôle et une signification pour les membres de la communauté Yup’ik. Pour amener la réflexion encore plus loin, une fois acquises les notions de mathématiques idoines, les élèves devaient réfléchir à une façon de maximiser l’espace en vue d’y faire sécher un maximum de chair de poisson. En somme, une activité locale a été reprise à l’intérieur du cadre scolaire pour susciter l’apprentissage des mathématiques.

Encore, Lipka et al. (2005, 371) soutiennent que la façon dont le curriculum est dispensé est importante. Par l’exemple de Doreen (ibid., 377), ils démontrent que la manière dont elle a appris à enseigner dans le cadre de sa formation est plutôt centrée sur l’enseignant, procédurale, collée sur les manuels scolaires et les feuilles d’exercices. En appliquant les MCC, elle a dû revoir ses façons de faire vers un lâcher-prise en laissant plus de contrôle aux élèves, favorisant l’autodétermination57 de ces derniers, la coopération et le travail

d’équipe. De plus, cela a engendré une valorisation du fait qu’il peut y avoir plus d’une solution à un problème (ibid., 382). Voilà justement l’un des facteurs importants au succès des MCC. Ce facteur réside dans la diversité des options offertes aux élèves.

Cela dit, malgré la démonstration de leur pertinence et leur volonté pratique, les théories de la scolarisation culturellement sensible ont eu très peu d’impacts dans le monde scolaire et peinent à générer des applications. Pourtant, les recherches comme celles de Lipka58 et al. ont également démontré que de telles initiatives améliorent l’estime de soi

des étudiants (Agbo, 2004; Cleary et Peacock, 1998 cité dans Castagno et Brayboy, 2008), que ceux-ci sont par conséquent plus respectueux de leur culture et présentent une identité culturelle plus forte (Trujillo, Viri et Figueira, 2002 cités dans Castagno et Brayboy). En l’occurrence, ils ont une influence positive dans leur communauté (Cleary et Peacock, 1998; Pewewardy, 1998), une attitude plus positive en classe (Cleary et Peacock, 1998; Lipka et al., 2005) et de meilleurs résultats scolaires (Apthorp, D’Amato et

57 L’autodétermination est un concept en éducation sur lequel je reviendrai plus amplement au chapitre 9. Il

s’agit en quelque sorte de (re)donner du pouvoir à l’étudiant dans son apprentissage.

58 Dans la même veine, Kawagley (2006) a proposé un programme d’enseignement des sciences au

secondaire en développant un cadre d’appropriation des savoirs scientifiques basé sur la culture en contexte Yupiaq.

Richardson, 2002; Demmert et Towner, 2003; Klump et McNeir, 2005; Smith, Lake et Kamkona, 1998; Swicher et Tippeconnic, 1999; Taylor et al., 1991; Zwick et Miller, 1996 cités dans Castagno et Brayboy, 2008). Bien que ces études soient moins ancrées dans la théorie, elles démontrent que la scolarisation culturellement sensible provoque une différence positive pour les étudiants qui l’expérimentent (Castagno et Brayboy, 2008, 958).