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CHAPITRE 2. L’éducation inuit

2.2 Stratégies d’éducation

2.2.1 Éducation par le jeu

Les Inuit enseignent plusieurs choses à leurs enfants en usant du jeu. L’apprentissage par celui-ci permet par exemple d’inculquer aux plus jeunes qu’il leur faut gérer leurs émotions. Dans ce contexte, Briggs (2000, 161) dénote que la façon de faire est par exemple de prétendre à quelque chose qui n’arrivera pas. Par cet exercice, l’enfant est amené à se questionner sur le sérieux de ce qu’on vient de lui dire : « […] adults players perceive themselves to be ‘pretend-talking’; they don’t intend to follow up with ‘serious’ action, statements or questions that sound very serious indeed » (ibid.). Cela implique de taquiner l’enfant afin qu’il use de son jugement pour comprendre qu’il ne s’agit que d’une boutade. Dans ce processus, personne ne lui donne d’indices ou de solutions aux problèmes qu’il doit résoudre par ce jeu. Au départ, l’enfant ne sait même pas qu’il est dans une dynamique de jeu, mais au fil d’expériences, il finit par démêler et déceler le jeu du sérieux. Lorsqu’il ne se fait plus prendre dans les mises en scène ludiques montées par les adultes, ces derniers cessent d’user du jeu avec lui. L’apprentissage est alors considéré comme acquis.

Ainsi, les adultes encouragent les enfants à penser en les confrontant à des situations émotionnelles qu’ils ne peuvent ignorer. Briggs (2000) donne quelques exemples de la façon dont peut s’exprimer cette forme de jeu. En usant d’humour, un adulte pourrait tout simplement dire à un enfant : « Pourquoi tu ne meurs pas que je puisse avoir ton chandail? » (ibid., 161). L’enfant ne sait alors pas comment réagir face à cette question, mais il en sera inévitablement affecté. Cette situation semble d’autant plus vraie, puisque Briggs (1983) remarque que ces interrogations auxquelles sont exposés les enfants au moment du jeu ciblent généralement des situations sensibles. Il pourrait s’agir d’un jeu autour de l’adoption si, par exemple, cet enfant a un frère qui vient d’être adopté par ses parents. Il pourrait être taquiné sur la possibilité que lui aussi puisse être sujet à l’adoption. Les enfants sont ainsi confrontés à des problèmes potentiels qu’ils pourraient vivre et qu’ils devront apprendre à comprendre, interpréter et ultimement à résoudre par eux- mêmes.

Dans son doctorat en éducation et psychologie portant sur l’éducation au Nunavik, spécifiquement dans le village de Kangirsuk, Martha Crago (1988, 194-202) revient sur

cette pratique qu’est l’enseignement au moyen de la taquinerie – lannguatuq21. Elle

abonde dans le même sens que Briggs en soutenant que cela vise à préparer les enfants à prendre leur place dans la société inuit. Ils apprennent à agir adéquatement et à gérer leurs émotions afin de ne pas se ridiculiser devant les autres : « The teasing of young Inuit children is one of the ways in which their caregivers prepare them to take their place in society, instruct them on an appropriate behavior, threaten their misbehavior, prepare them for conflictual feelings, and strengthen them to not lose face in front of others » (Crago, 1988, 194).

L’un des exemples cités par Crago (1988, 199-200) pour illustrer la taquinerie est celui de deux fillettes en visite chez des amis. L’une d’entre elles a environ deux ans et l’autre est adolescente. Elles sont restées chez leurs hôtes pendant près d’une demi-heure sans dire un mot. Cependant, à un certain moment, la plus jeune s’est mise à balancer ses nouvelles mitaines, placées autour de son cou grâce à un cordon, au visage de son amie. La femme la plus âgée qui était alors présente dans la maison a pris les mitaines de la petite et les a mises dans les mains de sa propre fille en disant : « Can she have them? Can Jini have them? Maybe Jini will have them if they fit her? Maybe she will have them because she has been trying to wear my big mitts » (Crago, 1988, 200). La petite fille de la femme en question tapait dans ses mains de contentement alors que celle qui voyait ses mitaines dans les mains d’une autre demeurait immobile. Dès que la petite a retiré les mitaines de ses mains, celle qui les avait pavanées devant elle les a immédiatement reprises. Pour Crago, cette leçon au moyen de la taquinerie visait à faire comprendre à cette petite qu’il n’est pas bien vu d’être trop fier de ses nouvelles possessions matérielles. Une telle attitude aurait pu en fait lui coûter ses mitaines.

Les questions ou les devinettes favorisent également l’apprentissage des relations de parenté et des identités multiples, selon Petit (2009, 74). Les enfants se font ainsi interroger sur qui ils sont, sur la relation qu’ils entretiennent avec la personne qui les interroge ou encore sur la relation qu’ils ont avec une autre personne présente lors de l’interrogation. Dans cet ordre d’idées, Dupré (2015, 175-176) soutient notamment que l’apprentissage des terminologies de parenté et d’adresse, ainsi que les comportements qui y sont associés, font partie de l’éducation inuit. Elle avance que la terminologie appartient à ce que les parents corrigeront, mais que les attitudes et les rôles s’enseignent

21 Dans son manuel de langue inuit du Nouveau-Québec (Nunavik), Dorais (1975, 68) mentionne le terme

pour leur part sous la forme du jeu. La généalogie joue ainsi un rôle important dans l’apprentissage. Ce sur quoi je reviendrai un peu plus loin dans ce chapitre.

Dans l’apprentissage par le jeu, Crago (1988, 196) remarque qu’il n’est pas bien vu qu’un enfant se plaigne d’avoir été taquiné. Il ne recevra aucune sympathie de la part de l’adulte à qui il aura fait part de son mécontentement. Au contraire, il sera invité à ne pas le partager. Crago cite des réponses à ce genre de plaintes telles que « Take your garbage away » ou encore « Don’t bring it to me ». Prendre parti pour son enfant est d’ailleurs mal vu et préjudiciable pour ce dernier. Si un enfant se fâche lors d’une boutade, il recevra plutôt de l’indifférence en réponse ou encore le rire des autres, voire plus de blagues. Cette attitude à son égard vise à lui faire comprendre que le comportement qu’il adopte n’est pas approprié (Petit, 2009, 78).

En effet, comme je l’ai mentionné précédemment, les Inuit n’ont pas tendance à réprimander les enfants. Ils vont plutôt chercher à susciter la crainte des formes de sanctions telles que la moquerie. L’enfant adoptera alors des comportements qui ne seront pas susceptibles d’en faire la risée des autres, c’est-à-dire qu’il témoignera d’ilirasunniq (Petit, 2009, 77). Ilirasuttuq, selon Therrien (2008, 255), désigne celle ou celui qui ressent la crainte d’être la cible d’une moquerie ou d’une remarque désobligeante qui pourrait le rendre honteux ou mal à l’aise suite à l’adoption d’un comportement inapproprié. Dorais réfère justement à la honte dans sa traduction du terme ilirasuppuq : « il est gêné, mal à l’aise ». Briggs (2000, 160) renchérit en citant Brody (1975) qui soutient que – ilira – fait référence au malaise ressenti par une personne qui se retrouve dans une situation où elle est désavantagée et qui lui paraît irréversible. Dans ce contexte, cette personne ne peut modifier ou contrôler les actions de l’autre. Il s’agit d’un amalgame d’émotions caractérisé par les sentiments désagréables d’être dominé ou dépendant, de la peur d’être injurié ou rejeté, de crainte de l’imprévisible et de honte. En somme, ilira désigne l’inconfort, avec attachement et crainte du pouvoir des autres. Puisque les Inuit ne veulent pas que l’on interfère dans leur vie, ils n’aiment pas être contrôlés et qu’on leur dise quoi faire (Briggs, 2000, 163). Ils chercheront donc à éviter ce genre de situation.

Les questions et les devinettes, selon Petit (2009, 76) favorisent ainsi l’apprentissage de l’instabilité, de l’incertitude, mais également de la maîtrise des émotions et de la retenue. Le recours à ce type de comportement est considéré comme une manifestation de l’isuma

(ibid., 79). Ainsi, l’usage du jeu constitue pour les Inuit une stratégie favorisant la transmission des qualités nécessaires à la vie abordées précédemment.