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Chapitre 2 : Cadre théorique

2.1 Présentation de la théorie de contrôle identitaire

La théorie de contrôle identitaire (Identity Control Theory approach) a été élaborée par Kerpelman et ses collaborateurs en 1997. Ces chercheurs ont échafaudé leur théorie en réaction au modèle des processus de formation identitaire (Model of Identity Formation

Processes) de Grotevant (1987). Le modèle des processus de formation identitaire met

l’accent sur le processus d’exploration et l’intention comme fondements de l’engagement permettant la suite de l’exploration pour expliquer si un individu est enclin ou non à s’engager dans un travail identitaire. Kerpelman et ses collaborateurs (1997) ont ainsi émis certains questionnements quant au modèle de Grotevant (1987), ce qui leur a permis de mettre au jour leur théorie de contrôle identitaire. Ils se sont notamment interrogés sur la façon dont se déclenche le comportement d’exploration d’une personne et de ce qui fait en sorte que ce comportement se maintient pendant une certaine période de temps. Ils se sont également demandé dans quelle mesure les comportements d’exploration pouvaient affecter l’état cognitif ou affectif de la personne. Puis, ils se sont interrogés sur ce qui se produit pendant la construction identitaire. Finalement, ils se sont questionnés sur ce qui amène la personne à faire une évaluation de son identité, et ce qui se produit pendant ce processus d’évaluation. Ces questionnements ont mené Kerpelman et ses collaborateurs

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(1997) à positionner le besoin de congruence entre les rétroactions sociales et les définitions personnelles de l’individu au cœur de leur théorie.

Pour y arriver, ces auteurs ont choisi d’appliquer la théorie de contrôle au développement identitaire, afin de construire leur théorie de contrôle identitaire. À la base, la théorie de contrôle renvoie au processus d’autorégulation. Il s’agit d’une approche qui est souvent comparée au fonctionnement d’un thermostat (Anderson & Mounts, 2012; Burke, 1991; Kerpelman et coll., 1997). Le thermostat vise à réguler la température d’une pièce, et se met à fonctionner lorsqu’un écart significatif est observé entre la température ambiante et la température demandée. Il vise donc à annuler cette discordance, par exemple en ajoutant de l’air chaud ou froid à la pièce, afin de restaurer la congruence entre la température ambiante et la température demandée. Appliquée au développement identitaire, cette théorie propose que l’autorégulation de soi permette d’arriver à maintenir une congruence entre une idée de référence de soi et l’information externe qui nous est renvoyée (input). Plus précisément, la théorie de contrôle identitaire repose sur un système de contrôle

identitaire (identity control system) qui gère les incongruences potentielles entre les

rétroactions sociales externes, comme celles des amis et de la famille, et les définitions personnelles de l’identité que la personne s’est elle-même créées. L’identité est vue comme « un regroupement de significations qui définissent qui est la personne en termes de groupe ou de classification (comme être un Américain ou une femme), en termes de rôle (par exemple, être un courtier ou un camionneur), ou en termes d’attributs personnels (comme être amical ou honnête) » (Stets & Burke, 2005, p. 2).

En se basant sur ces définitions personnelles de l’identité, le modèle de Kerpelman et ses collaborateurs se centrent sur « les interactions successives entre l’adolescent et son environnement social, ainsi que les conséquences intrapsychiques de telles interactions » (Cohen-Scali & Guichard, 2008, p. 11). Plus précisément, la théorie de contrôle identitaire s’intéresse aux microprocessus qui entrent en jeu dans l’exploration et la construction identitaire des jeunes, en passant par les interactions sociales qu’ils entretiennent ainsi que leurs conséquences « intrapsychiques » (Cohen-Scali & Guichard, 2008). Elle s’intéresse principalement aux incongruences entre les rétroactions externes de l’environnement social

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et la définition que se fait la personne de son identité. La rétroaction de la part de l’environnement social est ainsi considérée comme étant une perception de soi. Autrement dit, la perception qu’une personne a d’elle-même sera en partie dérivée des rétroactions venant de son environnement social. Il apparait donc important de considérer le phénomène de l’intimidation, qui renvoie une image négative de soi-même à la personne qui en est victime sur une période plus ou moins prolongée de l’adolescence.

La théorie de contrôle identitaire est composée de cinq composantes, illustrées dans la Figure 3:

Figure 3: Les cinq composantes de la théorie de contrôle identitaire (adaptée à partir de Kerpelman et coll., 1997)

Lorsqu’une rétroaction externe de la part de l’environnement social est reçue, elle est interprétée afin de former une perception de soi. Cette perception de soi est comparée avec un standard identitaire. Quand le standard identitaire n’est pas congruent avec la rétroaction reçue, le comportement de la personne visera à restaurer ce standard identitaire en passant soit par la perception de soi, soit en tentant d’aller chercher de nouvelles rétroactions de l’environnement social plus positives en changeant ses comportements. Si cette stratégie

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ne fonctionne pas, le standard identitaire pourra alors être ajusté lui aussi. Par exemple, si un élève souhaite devenir médecin et qu’il reçoit des rétroactions sociales qui vont dans ce sens, l’identité demeurera stable, car il n’y a pas d’incongruence. Dans cet exemple, les rétroactions sociales permettent ainsi d’assurer une stabilité à l’identité et ne la remettent pas en question (voir la Figure 4).

Figure 4: Processus de contrôle non-activé (adapté à partir de Kerpelman et coll., 1997)

Cependant, si le même élève souhaite devenir médecin, mais qu’il a constamment des rétroactions sociales négatives, donc incongruentes, à propos de ce type d’identité auquel il désire s’associer, le processus de contrôle sera activé. L’élève mettra donc des comportements en place afin de restaurer ou d’ajuster son identité (voir la Figure 5).

Figure 5: Processus de contrôle activé (adapté à partir de Kerpelman et coll., 1997)

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Tel que l’illustrent les exemples ci-haut, la théorie de contrôle identitaire s’intéresse principalement aux rétroactions sociales externes qui touchent à la sphère de l’identité professionnelle. Cette théorie a également été appliquée aux conséquences de rétroactions non congruentes sur l’identité, lorsque la rétroaction venait de la part d’un partenaire amoureux sérieux (Kerpelman & Lamke, 1997). Il a été découvert que la certitude qu’entretenait la personne à propos de son standard identitaire sur le plan professionnel ainsi que les rétroactions congruentes du partenaire amoureux prédisait la possibilité d’un changement identitaire chez le sujet. Plus précisément, les femmes interrogées qui ne démontraient pas déjà un niveau élevé de certitude à propos de leur identité professionnelle étaient enclines à changer leurs comportements pour qu’ils soient concordants avec les rétroactions reçues de la part du partenaire amoureux. Ces rétroactions prédisaient donc une importante partie de la variance dans le changement du standard identitaire qui pouvait se produire chez la personne. Cette étude a contribué à mettre en lumière que la théorie de contrôle identitaire permettait de mettre l’accent sur l’influence des relations interpersonnelles ayant une importante influence sur le développement identitaire. Plus récemment, Anderson et Mounts (2012) ont appliqué la théorie de contrôle identitaire à une étude s’intéressant à trois processus de développement identitaires, soit la défense de l’identité (identity defense), le changement identitaire (identity change) et l’exploration identitaire (identity exploration). La défense de l’identité réfère aux comportements visant à défendre la perception qu’a la personne de son identité (standard identitaire), soit en discréditant la rétroaction de l’environnement, soit en allant chercher de nouvelles sources de rétroactions plus cohérentes. Le changement identitaire, quant à lui, est un comportement qui vise à modifier le standard identitaire de la personne pour qu’il soit cohérent avec les rétroactions sociales reçues. Finalement, l’exploration identitaire est le comportement qui s’enclenche lorsqu’il y a une discordance qui empêche la consolidation du standard identitaire, permettant ainsi à la personne d’apprendre sur elle-même et de recevoir de nouvelles rétroactions de la part de l’environnement. Dans la théorie initiale de Kerpelman et ses collaborateurs (1997), ces processus sont tous regroupés sous le vocable « processus de contrôle ». L’étude d’Anderson et Mounts (2012) avait deux objectifs principaux. Le premier était de vérifier si l’exploration identitaire était bel et bien

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déclenchée par le fait que l’identité soit affectée par une incongruence. Le deuxième objectif était de vérifier si la certitude et l’importance qu’accorde la personne à son standard identitaire pouvaient jouer un rôle modérateur entre l’incongruence identitaire et la façon dont le système de contrôle répondait. L’étude a démontré qu’une personne ayant une certitude élevée à propos de ses standards identitaires était plus encline à défendre son identité, tandis qu’une personne ayant une certitude moins élevée était plus encline à apporter des modifications à son identité. Autrement dit, une personne ayant une certitude moins élevée envers son identité pourrait plus facilement modifier son standard identitaire pour qu’il soit cohérent avec les rétroactions de son environnement sur le plan professionnel. Par exemple, si cette personne se fait souvent dire qu’elle serait une bonne enseignante alors qu’au départ, elle se voyait en médecine, elle pourra peu à peu changer sa perception afin de se définir davantage comme enseignante. Inversement, une personne ayant une certitude élevée à propos de son standard identitaire de médecin aura davantage tendance à défendre cette perception, soit en allant chercher d’autres types de rétroactions sociales qui lui confirmeraient cette idée d’elle-même ou soit en tentant de discréditer le commentaire incohérent.

À la lumière de ces récentes études sur la question, la théorie de contrôle identitaire est toujours d’actualité et gagnerait à être utilisée dans de nouvelles études s’intéressant au lien qui existe entre les processus qui sous-tendent la construction identitaire ainsi que les rétroactions fournies par l’environnement social. La théorie de contrôle identitaire, à travers ses orientations théoriques, permet de comprendre comment l’expérience sociale d’un individu affecte la nature même de son identité (Kerpelman et coll., 1997). Il s’agit donc d’un tout nouvel éclairage quant au développement identitaire, car les théories s’intéressant à ce phénomène visent surtout à conceptualiser ce qui se développe et à quel moment, tandis que la théorie de contrôle identitaire vise à répondre à la question du « comment » ce développement s’articule (Kerpelman et coll., 1997). En ce sens, la théorie de contrôle identitaire propose un cadre d’interprétation permettant d’expliciter le processus psychosocial qui se joue lors du développement identitaire et les liens qui existent entre les relations interpersonnelles et ce développement (Kerpelman et coll., 1997).

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Par ailleurs, à la suite de leur étude à propos des partenaires amoureux, Kerpelman et Lamke (1997) proposent d’appliquer cette théorie à divers types d’interactions sociales tels que les amis. Étant donné que l’intimidation se compose de rétroactions sociales négatives, l’application de la théorie de contrôle identitaire semble appropriée. Plus récemment, Anderson et Mounts (2012) ont aussi souligné que les résultats de leur recherche permettaient de s’attendre à ce que la théorie de contrôle identitaire s’applique tout aussi bien à d’autres domaines de l’identité tels que les relations interpersonnelles et les rôles sexués.

La théorie de contrôle identitaire de Kerpelman et coll. (1997) apparait donc tout à fait pertinente pour explorer les processus qui sous-tendent la construction identitaire d’un élève victime d’intimidation. Dans le cadre de la présente étude, les incongruences potentielles entre l’environnement social de la personne et sa perception d’elle-même se situeraient alors au niveau de la valeur de l’identité. Dans le cas d’un élève qui subit de l’intimidation, l’environnement social renvoie des rétroactions sociales négatives par rapport à l’identité de l’élève. Lorsque cet élève reçoit de manière répétée des rétroactions sociales négatives incongruentes avec la perception positive qu’il avait de son identité, le processus de contrôle serait activé. Une fois ce processus activé, deux options peuvent alors être envisagées. Premièrement, la vision positive que l’élève avait de lui-même (identité positive) pourrait « s’ajuster » en une identité négative qui serait davantage en concordance avec les rétroactions sociales auxquelles il est confronté. Or, une deuxième hypothèse se pose. Selon Kerpelman et coll. (1987), un individu peut modifier ses comportements afin d’aller chercher des rétroactions environnementales congruentes avec son standard identitaire avant de le modifier. Donc, avant de travailler à modifier la perception de soi ou le standard identitaire, l’élève pourrait mettre de l’avant une modification de ses comportements dans le but d’obtenir des rétroactions sociales positives et congruentes avec sa perception identitaire. Dans le cas de l’intimidation, la modification de comportement pourrait notamment être de changer de groupe social ou de s’inscrire à une activité hors du milieu scolaire où il vit des réussites. Il pourrait alors s’agir d’une source de revalorisation de l’identité et d’un endroit où la personne aurait l’occasion de développer des facteurs de résilience pour l’aider à poursuivre son parcours. Cet aspect pourrait expliquer pourquoi

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l’identité peut demeurer positive, même si elle est confrontée à des rétroactions qui la menacent.

Toujours en s’appuyant sur la théorie de contrôle identitaire de Kerpelman et ses collaborateurs. (2008), il est possible d’avancer qu’il existe un risque réel sur le plan identitaire pour l’élève qui subit de l’intimidation à l’école. Les rétroactions sociales non congruentes et répétées à propos de son identité peuvent activer le processus de contrôle. L’identité pourrait alors être restaurée ou ajustée en une perception négative de soi, ce qui pourrait entraîner d’importantes répercussions sur le parcours scolaire, et ce, autant au niveau de la persévérance scolaire que du choix de carrière, comme illustré dans la Figure 4 ci-dessous. Notons cependant que la personne pourrait également modifier ses comportements afin de modifier les rétroactions qu’elle reçoit de la part de son environnement.

Figure 6: La théorie de contrôle appliquée au phénomène de l’intimidation en milieu scolaire

En somme, la théorie de contrôle identitaire fournit un éclairage théorique à propos du lien possible entre les rétroactions sociales sur le développement de l’identité. À la base, on y retrouve le système de contrôle identitaire, un processus d’autorégulation qui permet à l’individu de maintenir une congruence entre une idée de référence de soi et l’information externe reçue. Des études récentes se sont basées sur cette théorie et proposent notamment de l’appliquer aux rétroactions sociales des pairs, ce qui justifie la pertinence de s’en servir

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dans le cadre de cette recherche. Le choix d’appliquer la théorie de contrôle identitaire au phénomène de l’intimidation permettra de comprendre l’association possible entre cette problématique et les rétroactions négatives répétées qu’un élève subit lorsqu’il en est victime. En ce sens, cette étude vise à explorer s’il existe un risque pour l’élève de développer une vision négative de son identité dans un contexte d’intimidation et que des conséquences s’en suivent sur le plan scolaire et professionnel.