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La présence non garantie de la liberté contractuelle avant la décision du 3 août

Une réfutation certaine de sa valeur constitutionnelle par le juge constitutionnel

A) La présence non garantie de la liberté contractuelle avant la décision du 3 août

58. La présence de la liberté contractuelle dans les décisions du Conseil constitutionnel n’est pas récente. Le constat de cette présence a pris deux aspects : le premier est direct en raison de l’utilisation directe de l’expression de liberté contractuelle ; le second est indirect lorsque la liberté contractuelle se conçoit à travers la constatation d’autres principes liés directement à elle, comme c’est le cas du principe de l’autonomie de la volonté. Cela nous conduit à étudier la position de la liberté contractuelle avant la Décision n° 94- 348 DC du 3 août 1994110.

a) L’absence de protection de la liberté contractuelle par des expressions similaires 59. L’apparition de la liberté contractuelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel remonte en réalité à l’année 1959 dans le cadre des contentieux de la répartition des compétences entre les pouvoirs législatif et réglementaire. A cette époque l’expression de liberté contractuelle n’a pas été utilisée explicitement mais d’autres expressions similaires ou proches « par leurs effets » ont été employées comme l’autonomie

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de la volonté et l’immutabilité des conventions. Sur le fondement de l’article 41111 de la

Constitution, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de se prononcer indirectement sur la liberté contractuelle à travers l’autonomie de la volonté112. Cette décision a été rendue à la suite d’une saisine par le Président du Sénat le 19 novembre 1959 à propos de la proposition113 de loi tendant à la stabilisation des fermages et à abroger le Décret n° 59-175 du 7 janvier 1959 relatif au prix des baux à ferme. En l’espèce, au début de 1959, le gouvernement avait décidé de modifier le mode d'établissement des prix des baux à ferme, tel qu'il était fixé par l'article 812 du Code rural dans la rédaction que lui avait donnée la loi du 23 mars 1953. Il s'agissait essentiellement, lorsque le montant du loyer stipulé payable en argent était fixé en totalité par référence à la valeur du blé, de permettre à l'une ou à l'autre des parties « de substituer partiellement à la valeur du blé la valeur d’une ou plusieurs des autres denrées mentionnées à l’alinéa 1e de l'article 812 du Code rural. Le Gouvernement, estimant

qu’il pouvait lui-même opérer cette modification, avait pris un décret, sur la base de l’article 37114 de la Constitution, après avoir consulté le Conseil d'État puisque il y avait modification

d’un texte législatif antérieur à la Constitution du 4 octobre 1958. Ce décret du 7 janvier 1959 avait provoqué de la part des fermiers de fortes critiques tenant à la forme utilisée par le Gouvernement, car cela conduisait pratiquement à « un doublement de la partie transformée du fermage ». Sensibles à l'émotion des fermiers, deux sénateurs MM. Bajeux et Boulanger, déposèrent une proposition de loi tendant à la stabilisation des fermages et visant à l'abrogation du décret du 7 janvier 1959. Un rapport favorable de la commission sénatoriale compétente avait été adopté lorsque le Premier ministre souleva l'irrecevabilité de la proposition de loi, en vertu de l'article 41 de la Constitution. Le président du Sénat, considérant que la question relevait bien du Parlement, car il y avait atteinte aux principes fondamentaux du régime de la propriété et des obligations civiles, avait refusé d’accéder à la demande du Premier ministre et saisit le 19 novembre 1959 le Conseil constitutionnel115.

111 L’article 41 de la Constitution dispose que : « S'il apparaît au cours de la procédure législative qu'une

proposition ou un amendement n'est pas du domaine de la loi ou est contraire à une délégation accordée en vertu de l'article 38, le Gouvernement ou le président de l'assemblée saisie peut opposer l'irrecevabilité. ».

112 V.G. ROUCHETTE, « Droit de la consommation et théorie générale du contrat », in. Études offertes à René

RODIÈRE, éd. Dalloz, 1981, PP. 248-254.

113 Proposition de loi déposée par MM. BAJEUX et BOULANGER, sénateurs. C.C., Déc. n° 59-1 F.N.R., 27

novembre 1959, Rec., P. 71.

114 L’article 37 al. 2 de la constitution dispose que : « Les textes de forme législative intervenus en ces matières

peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d'État. Ceux de ces textes qui interviendraient après l'entrée en vigueur de la présente Constitution ne pourront être modifiés par décret que si le Conseil Constitutionnel a déclaré qu'ils ont un caractère réglementaire en vertu de l'alinéa précédent ».

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60. En répondant à ce recours, le Conseil constitutionnel avait rappelé que la Constitution dans son article 34 alinéa 4, réserve à la loi la détermination des principes fondamentaux « du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et

commerciales » en considérant que « ceux de ces principes qui sont ici en cause, à savoir la libre disposition de son bien par tout propriétaire, l'autonomie de la volonté des contractants et l'immutabilité des conventions, doivent être appréciés dans le cadre des limitations de portée générale qui y ont été introduites par la législation antérieure pour permettre certaines interventions jugées nécessaires de la puissance publique dans les relations contractuelles entre particuliers ». Cette présence indirecte de la liberté contractuelle sera reproduite par

l’utilisation de la même considération à plusieurs reprises comme c’est le cas dans les décisions du 8 septembre 1961116, du 18 octobre 1961117 et du 28 novembre 1973118.

61. Par ailleurs, l’analyse de la jurisprudence constitutionnelle de cette époque, ne montre pas une protection sérieuse de la liberté contractuelle. Celle-ci découle de la classification de certains principes au niveau des principes fondamentaux malgré leur contradiction avec les principes de l’autonomie de la volonté et de l’immutabilité des conventions qui gouvernent les relations contractuelles.

62. C’est dans ce contexte qu’intervient la décision du 4 décembre 1962 consacrant un droit fondamental contradictoire avec la liberté contractuelle : le « droit de maintien dans les lieux »119. Le Conseil constitutionnel, en rappelant qu’« en vertu de l’article 34 de la

Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales », il considère que « le droit au maintien dans les lieux, consacré au profit des locataires et de certains occupants (…) est au nombre de ces principes »120. De même, la faible protection de la liberté contractuelle se voit

116 C.C., Déc. n° 61-3 F.N.R., 8 septembre 1961, Prix agricoles, Rec., P. 48 ; AJDA, 1961, P. 543, note A. de

Laubadère.

117 C.C., Déc. n° 61-4 F.N.R., 18 octobre 1961, Amendement « prix d’agricole», Rec., P. 50 ; AJDA, 1961, P.

626, note A. de Laubadère.

118 C.C., Déc. n° 73-80 L, 28 novembre 1973, Baux ruraux, Rec., P. 45 ; AJDA, 1974, P. 229, note J. Rivero. 119 C.C., Déc. n° 62-21 L., 4 décembre 1962, Loi sur les loyers, Rec., P. 34.

120 En l’espèce, le Conseil constitutionnel a été saisi le 27 novembre 1962 par le Premier Ministre, dans les

conditions prévues à l'article 37 (alinéa 2) de la Constitution, d'une demande tendant à voir déclarer le caractère réglementaire des dispositions de l'article 5 de l'ordonnance n° 58-1343 du 27 décembre 1958 modifiant la loi du 1er septembre 1948 portant modification et codification de la législation relative aux rapports des bailleurs et locataires ou occupants de locaux d'habitation ou à usage professionnel et instituant des allocations de logement, aux termes desquelles le premier alinéa de l'article 11 de la loi précitée du 1er septembre 1948 est remplacé par les dispositions suivantes : « Le droit au maintien dans les lieux ne peut être opposé au propriétaire qui aura obtenu du Ministre de la Construction ou de son délégué l'autorisation de démolir un immeuble pour construire un autre immeuble d'une surface habitable supérieure et contenant plus de logements que l'immeuble démoli ».

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également à travers les dispositions de la décision du 8 juillet 1966121 en considérant, après

avoir rappelé qu’« aux termes de l'article 34 de la Constitution la loi détermine les principes

fondamentaux des obligations civiles et commerciales du droit du travail », que

« l’association des employeurs et des salariés à une procédure obligeant des employeurs à

respecter les dispositions d'une convention qu'ils n'ont pas signée, constitue un principe fondamental du régime des obligations civiles et commerciales ». Enfin, le Conseil

constitutionnel confirme la possibilité constante de la dérogation des principes issus de l’article 34 alinéa 4 de la Constitution, de l’autonomie de la volonté et de l’immutabilité des conventions, en jugeant que « les pouvoirs publics ont pu ainsi, sans mettre en cause

l'existence des principes susrappelés, limiter le champ de la libre expression des volontés des bailleurs et des preneurs en imposant certaines conditions d'exécution de leurs conventions, notamment en ce qui concerne les modalités de calcul et de révision du montant des fermages »122. La justification de cette dérogation selon lui est attachée à la manière de mettre

en œuvre ces principes. Il précise que les principes de « l'autonomie de la volonté des

contractants et l'immutabilité des conventions, doivent être appréciés dans le cadre des limitations de portée générale qui y ont été introduites par la législation antérieure pour permettre certaines interventions jugées nécessaires par la puissance publique dans les relations contractuelles entre particuliers »123.

63. Pour une partie des juristes, l’interprétation de ces décisions conduit à reconnaître à l’autonomie de la volonté et à l’immutabilité des conventions une valeur constitutionnellement protégée. C’est le cas de Marc Frangi qui considère que « le Conseil

constitutionnel, dès le commencement de son fonctionnement a érigé le principe de l’autonomie de la volonté au rang de norme à valeur constitutionnellement protégée »124. Cet

auteur justifie le paradoxe entre les décisions qui reconnaissent des principes fondamentaux en contradiction avec l’autonomie de la volonté et cette dernière par le fait que cet antagonisme n’est pas un obstacle à reconnaître leur caractère constitutionnel. La preuve selon lui de ce raisonnement est la décision du 25 juillet 1979125 dans laquelle le Conseil constitutionnel a concilié deux principes constitutionnels à priori bien peu compatibles entre eux : le droit de grève et la continuité du service public.

121 C.C., Déc. n° 66-39 L., 8 juillet 1966, Action des travailleurs sans emploi, Rec., P. 28.

122 C.C., Déc. n° 73-80 L, 28 novembre 1973, Baux ruraux, Rec., P. 45 ; AJDA, 1974, P. 229, note J. Rivero. 123 Considérant n° 7.

124 M. FRANGI, Constitution et droit privé : les droits individuels et économique, PUAM, Economica, Coll.

1992, P. 159.

125 C.C., Déc. n° 79-105 DC, 25 juillet 1979, Droit de grève à la radio et à la télévision, Rec., P. 33 ; AJDA,

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64. Une telle analyse peut cependant sembler contestable selon le professeur Nicolas Molfessis qui considère que « n’était-ce pas précisément une conclusion inverse à laquelle

invitaient les décisions puisque le Conseil constitutionnel avait placé l’autonomie de la volonté au rang législatif ? Ce qu’il admettait, c’était bien la possibilité pour la loi de porter atteinte à l’autonomie de la volonté comme à l’immutabilité des conventions »126. De même,

le professeur Rouhette a confirmé cette protection fragile en soulignant que « la notion de

principes fondamentaux au sens de l’article 34 alinéa 4 de la Constitution ne désigne pas les dispositions de caractère essentiel d’une matière, caractérisées par leur importance et leur autorité : les principes fondamentaux ne se différencient pas des règles visées par l’alinéa 2 de l’article 34, ils n’ont aucune dignité supérieure »127.

65. Le constat d’une faible protection de la liberté contractuelle ne découle pas uniquement d’expressions similaires, comme c’est le cas pour l’autonomie de la volonté. Ce constat résulte également de l’existence d’atteintes portées à l’encontre des effets et même des éléments constitutifs de la liberté contractuelle.

b) Les atteintes constantes aux éléments constitutifs de la liberté contractuelle 66. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion à plusieurs reprises de se prononcer en la matière. L’un de ces exemples est celui de la décision du 4 juillet 1989128 dans lequel le

Conseil constitutionnel, pour motif d’intérêt général, a autorisé à porter atteinte au principe de la non-rétroactivité des lois, en considérant que « la prohibition de toute rétroactivité de la loi

en matière contractuelle ne saurait être regardée comme constituant un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». De même, le législateur a pu sous la surveillance de

la Haute Juridiction limiter les différentes manifestations de la liberté contractuelle. En conséquence, le législateur peut imposer aux parties d’agir par voie contractuelle129 tout

comme il peut limiter le recours à la voie contractuelle130. Le recours à celle-ci peut

également être subordonné à une autorisation préalable131, ou encore interdit132. Le choix du

126 N. MOLFESSIS, « Les sources constitutionnelles du droit des obligations », in Le renouvellement des sources

du droit des obligations, t.1, Lille, 1996, Journées nationales association H. CAPITANT, éd. LGDJ. 1997, P. 71.

127 G. ROUHETTE, « Liberté contractuelle et droit constitutionnel en France », in Freedom of contract and

constitutionnal law, édité par Alfredo MORDECHAI RABELLO et Petar SARCEVIC, international association of legal science, éd. Hamaccabi Press (Jack), Jérusalem, 1998, P. 27. Cité par Mohamed MAHOUACHI, La liberté contractuelle des collectivités territoriales, Thèse, PUAM, 2002, P. 92.

128 C.C., Déc. n° 89-254 DC, 4 juillet 1989, Modalités d’application des privatisations, Rec., P. 41.

129 C.C., Déc. n° 89-267 DC, 22 janvier 1990, L'adaptation de l'exploitation agricole à son environnement

économique et social, Rec., P. 27.

130 C.C., Déc. n° 90-283 DC, 8 janvier 1991, La lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, Rec., P. 11.

131 C.C., Déc. n° 84-172 DC, 26 juillet 1984, Contrôle des structures des exploitations agricoles et au statut du

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cocontractant peut être imposé133, voire restreint134. Par la voie législative, il est possible

pareillement de rendre obligatoire le recours à un type de contrat déterminé135, ou en fixer le contenu136. Il peut même porter atteinte à la force obligatoire des contrats137, en prorogeant la validité de la convention fixée par les parties138. Enfin, le libre accès à une activité contractuelle déterminée n’est pas un aspect constitutionnellement protégé de la liberté contractuelle139.

67. L’analyse de l’ensemble de ces décisions ne permet pas en effet de déduire que le Conseil constitutionnel s’est appliqué à assurer une protection sérieuse à la liberté contractuelle indirectement abordée. La dérogation constante des principes de l’autonomie de la volonté et l’immutabilité des conventions en faveur du législateur peuvent remettre en question la possibilité de reconnaître le caractère constitutionnel de ces principes. La limitation des éléments constitutifs de la liberté contractuelle est une preuve supplémentaire qu’à cette époque celle-ci n’a pas reçu une valeur constitutionnelle de manière indirecte.

68. La question qui se pose ici est de savoir si la liberté contractuelle n’a pas eu de manière indirecte une protection constitutionnellement reconnue, aura-t-elle une valeur constitutionnelle dans sa forme directe ? La réponse, malheureusement, n’est pas facile en raison de l’ambigüité de l’orientation du Conseil constitutionnel en la matière.

B) L’absence incontestable de la garantie et de la valeur

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