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La dérogation au principe de non-rétroactivité est autorisée même dans la jurisprudence du Conseil d’Etat

La dérogation au principe de la sécurité juridique des engagements contractuels

B) La dérogation au principe de non-rétroactivité est autorisée même dans la jurisprudence du Conseil d’Etat

344. Selon le rapport annuel du Conseil d’Etat de 2006, le principe de sécurité juridique ne figure ni dans notre droit administratif, ni dans notre corpus constitutionnel751.

Certains auteurs vont même jusqu’à qualifier le concept de « clandestin »752.

Si telle est la position de la sécurité juridique dans la pensée du Conseil d’Etat alors, en l’état actuel de la jurisprudence administrative, quelle est sa portée notamment au regard des relations contractuelles en cours d’exécution ?

a) La portée du principe

345. Le principe de la sécurité juridique suppose naturellement que le droit soit prévisible et que par conséquent les situations juridiques restent relativement stables. Toutefois, ce principe est dépourvu de la valeur d’un principe général du droit. Ce constat est

747 C.C., Déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de

travail, cons. n° 29, Rec. P. 258

748 C.C., Déc. n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, Loi relative à la sécurisation de l'emploi, JORF du 16 juin 2013

P. 9976

749 Considérant n° 16. 750 Considérant n° 17.

751 Conseil d’Etat, Rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, La Documentation

française, Paris 2006, P. 229.

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noté dans le rapport du Conseil d’Etat précité qui précise que « malgré l’absence de

reconnaissance solennelle d’un principe de sécurité juridique, de nombreuses règles en sont issues »753.

Dans ce contexte, la sécurité juridique a inspiré de nombreuses exigences de la part du Conseil d’Etat, exprimées tant dans le cadre de ses attributions consultatives que jurisprudentielles. Il en va ainsi du respect de la hiérarchie des normes, de la clarté des énoncés législatifs et réglementaires, de la simplicité des dispositifs et des procédures, de la cohérence du corpus normatif, de l’aménagement des régimes transitoires, de la prohibition, sauf cas particulier et justification tirée de motifs impérieux d’intérêt général, des validations législatives. Il en va également de l’interdiction pour une autorité administrative de retirer, au- delà d’un certain délai, les actes créateurs de droit, même lorsqu’ils sont illégaux, posée par la décision Dame Cachet du 3 novembre 1922754.

346. Cependant, le rapport du Conseil d’Etat conclut que cette prise en compte de la sécurité juridique par la jurisprudence du Conseil d’Etat ne va pas jusqu’à sa consécration explicite. En effet, « le juge administratif ne place pas l’exigence de sécurité juridique, et

encore moins le principe de confiance légitime, au rang des principes généraux du droit… Il ne les évoque jamais expressément, sauf pour les litiges relatifs à l’application de dispositions du droit communautaire, depuis une décision d’Assemblée du contentieux, en date du 25 juillet 2001, Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles755 »756.

347. La doctrine, de son côté, relève aussi la non-reconnaissance explicite de la sécurité juridique en tant que principe général du droit. R. Chapus souligne que « c’est un fait

que le droit national n’a pas (pas encore) consacré de façon expresse un principe général de sécurité juridique. Il ne faut pas qu’en soit masquée la réalité, qui est faite de la reconnaissance des multiples concrétisations d’un tel principe »757. Toutefois, dans son

commentaire sous la décision du Conseil d’Etat du 6 novembre 2002, P. Delvolvé précise que si ni la sécurité juridique ni la confiance légitime ne sont formulées en tant que principes du

753 Conseil d’Etat, Rapport public annuel 2006, op. cit., P. 291. 754 CE, 3 novembre 1922, Dame Cachet, Rec. P. 790.

755 CE, Ass. 5 juillet 2001, FNSEA, Rec. P. 340.

756 Conseil d’Etat, Rapport public annuel 2006, op. cit., P. 293.

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droit interne, « il faut bien reconnaître que, de manière générale, elles sous-tendent beaucoup

de solutions »758.

348. Par ailleurs, la non-consécration expresse du principe de la sécurité juridique parmi les principes généraux du droit ne saurait être un obstacle à la reconnaissance d’un principe général de « non-rétroactivité des actes administratifs » rappelé par l’arrêt d’Assemblée du 25 juin 1948, Société du Journal l’Aurore759. Une telle reconnaissance pose la question de savoir si la portée de ce principe sera étendue aux relations contractuelles en cours d’exécution et notamment aux contrats administratifs.

349. Malheureusement, ledit rapport ne nous permet pas d’avoir une réponse à cette interrogation car il ne traite explicitement que de la non-rétroactivité de la loi. Selon ce document, « la non-rétroactivité de la loi constitue l’un des fondements de la sécurité

juridique : elle est impérative en droit pénal, et d’une façon plus générale en matière répressive, notamment pour les sanctions financières. Elle n’a pas la même portée dans les autres domaines où il peut y être dérogé pour des motifs d’intérêt général »760. Dans ce cas, il

ne nous reste qu’à chercher cette réponse dans la jurisprudence du Conseil d’Etat. b) Une dérogation autorisée pour un motif d’intérêt général

350. Tout d’abord, il convient de noter que la menace à l’encontre de la stabilité des contrats administratifs peut provenir soit d’un acte unilatéral de l’administration contractante, soit d’une décision administrative prise sur le fondement du pouvoir réglementaire afin d’appliquer des dispositions législatives portant des effets rétroactifs. Il est évident que les prérogatives de la puissance publique dont la personne publique contractante dispose, lui permettent d’introduire des modifications unilatérales aux contrats en cours, même si ces modifications aboutissent à résilier le contrat en cause comme on l’a déjà vu et comme nous le verrons en détail ultérieurement. Nous nous contenterons ici d’étudier seulement la deuxième hypothèse.

351. Une analyse détaillée de la jurisprudence du Conseil d’Etat montre à ce sujet plusieurs décisions significatives. L’interprétation de la jurisprudence rendue dans ce domaine n’est cependant pas évidente. Le professeur Moderne révèle cette difficulté en indiquant que

« l’une des difficultés d’interprétation majeures de la jurisprudence administrative vient d’un

758 P. DELVOLVE, note sous CE, Sect., 6 novembre 2002, Mme Soulier, RFDA, 2003, P. 225.

759 CE, Ass. 25 juin 1948, Société du Journal l’Aurore, Rec. P. 289 ; Grands arrêts de la jurisprudence

administrative, Dalloz, 15e éd. 2005, n° 682, P. 392.

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désaccord conceptuel quant à la qualification des situations juridiques en cause lorsqu’intervient une disposition réglementaire affectant les contrats en cours : la nouvelle norme a-t-elle effet rétroactif ? Ou est-elle d’effet immédiat ? »761.

352. Ainsi, par sa décision du 7 décembre 1973, Le Couteur et Sloan762, le Conseil

d’Etat va marquer un pas très important à l’égard de la non-rétroactivité. De cet arrêt on peut déduire que la loi nouvelle n’a, en principe, aucun effet sur les situations contractuelles nouées antérieurement à son entrée en vigueur et, par voie d’extension, toute disposition réglementaire qui s’appliquerait à des contrats en cours doit être considérée comme illégale car contraire au principe de non-rétroactivité des actes administratifs763. Mais, doit-on

comprendre que seul le législateur a le droit d’édicter des règles rétroactives et qu’ainsi le pouvoir réglementaire ne dispose pas de la même possibilité ? Afin de répondre à cette question, l’Assemblée Générale du Conseil d’Etat a rendu deux décisions importantes apportant beaucoup de précisions à notre sujet.

353. S’agissant des moyens relatifs à l’entrée en vigueur immédiate du décret n° 2005- 1412 du 16 novembre 2005, portant approbation du code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes, la Haute Juridiction administrative dans sa décision de 24 mars 2006, société KPMG764, va prononcer un jugement en plusieurs étapes. Dans une première

étape, elle répond sur le moyen tiré de la méconnaissance du principe de confiance légitime en indiquant que « Le principe de confiance légitime, qui fait partie des principes généraux

du droit communautaire, ne trouve à s'appliquer dans l'ordre juridique national que dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit communautaire ; que tel n'est pas le cas en l'espèce … le moyen tiré de la méconnaissance du principe invoqué est, par suite, inopérant ». Le juge précise aussi

l’origine communautaire du principe de confiance légitime, en limitant en même temps son application dans l’ordre juridique national aux cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit communautaire.

761 F. MODERNE, « Sécurité juridique et sécurité financière », RFDA, 2006, P. 492. 762 CE, 7 décembre 1973, Le Couteur et Sloan, req. n° 80357, Rec. P. 704.

763 Voir dans ce sens, S. BRACONNIER, « L’indemnisation des préjudices nés de la rupture anticipée d’un

contrat public d’affaire pour motif d’intérêt général », AJDA, 2009, P. 2035.

764 CE, Ass. 24 mars 2006, Société KPMG, req. n° 288460, Lebon. P. 154 ; RFDA, 2006, P. 463, concl. Y.

Aguila ; AJDA, 2006, P. 1028, chron. C. Landais et F. Lenica ; BJCP 2006. 173, concl. Y. Aguila et note Ph. Terneyre.

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354. Dans une deuxième étape, le Conseil d’Etat statue sur le moyen tiré de l’application du Code de déontologie aux situations contractuelles en cours en précisant : « Considérant qu'une disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut s'appliquer à

des situations contractuelles en cours à sa date d'entrée en vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif ; qu'il suit de là que, sous réserve des règles générales applicables aux contrats administratifs, seule une disposition législative peut, pour des raisons d'ordre public, fût-ce implicitement, autoriser l'application de la norme nouvelle à de telles situations ».

Cette formulation porte beaucoup d’implications et autant d’interrogations.

355. En premier lieu, notons que la règle générale selon le Conseil d’Etat est que la nouvelle disposition législative ou réglementaire ne peut pas avoir un effet rétroactif sur les situations contractuelles en cours. Cette règle se concilie bien avec la règle qui prévoit que toute disposition législative est immédiatement applicable aux situations en cours qui n’ont pas un caractère contractuel, conformément au principe selon lequel nul n’a le droit au maintien d’une réglementation, sans que le principe de non-rétroactivité « se trouve mis en

cause »765. La première lecture de cette décision montre qu’une exception peut, en deuxième

lieu, être seulement reconnue au législateur mais à condition qu’elle soit justifiée par des raisons d’ordre public. Cela doit signifier que le pouvoir réglementaire, même à titre exceptionnel, ne dispose pas de la capacité d’édicter, sans avoir une autorisation législative, des normes s’appliquant aux situations contractuelles en cours d’exécution. En troisième et dernier lieu, la manifestation de la volonté législative de l’application immédiate et rétroactive des normes nouvelles sur les contrats en cours peut être explicite ou même implicite. Toutefois, pour que la nouvelle loi s’applique implicitement aux contrats en cours, il faut qu’elle soit fondée sur ce qui est parfois qualifié, selon l’expression du président Vught, « d’ordre public renforcé »766.

356. Cette décision du Conseil d’Etat porte également des interrogations fondamentales. La règle précitée est-elle applicable aux contrats privés uniquement ou également aux contrats administratifs ? Le Conseil d’Etat a en effet mentionné une réserve particulière dans cette décision en faveur des contrats administratifs. De même, une

765 Concl. B. GENEVOIS sous CE, sect. 19 décembre 1980, Révillod, Rec. P. 479 ; V. CE, 25 juin 1954,

Syndicat national de la meunerie à seigle, Lebon 379 ; CE, 20 mai 1966, Hautbois, Lebon 346 ; CE, 10 mars 1995, Association des pilotes professionnels français, Lebon T. 645 ; CE, 13 décembre 2006, Mme Lacroix, Lebon P. 540.

766 E. GEFFRAY, concl. sous CE, Ass., 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux c/Commune d’Olivet, req. n°

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interrogation se pose à propos de l’expression « des raisons d’ordre public », car, le domaine de ce dernier, comme on le sait, est très vaste.

Afin de répondre, exclusivement, à la première question il convient de bien interpréter la formulation utilisée par le Conseil d’Etat. En effet, après avoir consacré la règle prohibant tout effet rétroactif des dispositions législatives et réglementaires sur les situations contractuelles en cours, le juge administratif a ajouté deux exceptions, la première est accordée au législateur et la deuxième est attribuée selon ses propres termes aux « règles

générales applicables aux contrats administratifs ». Ainsi, la limitation de l’autorisation

d’introduire un texte rétroactif au seul législateur ne saurait être applicable qu’aux seuls contrats privés767. Cette interprétation devient plus acceptable si l’on reconnait que les règles

générales précitées font référence au caractère exorbitant du droit commun des contrats administratifs768 qui autorise la personnes publique contractante, et pour un motif d’intérêt

général, de modifier unilatéralement son contrat et même de le résilier. Ainsi, et parce que le régime exorbitant du droit commun trouve sa source dans les prérogatives de la puissance publique, cette exception doit logiquement être étendue de telle manière que le pouvoir réglementaire aura également la capacité d’édicter des normes nouvelles s’appliquant d’une façon rétroactive aux contrats administratifs, dès lors qu’un motif d’intérêt général le justifie. En d’autres termes, les normes nouvelles décrétées à l’initiative du pouvoir réglementaire ne sauront être appliquées qu’aux situations contractuelles administratives.

357. Dans une troisième et dernière étape, la Haute Juridiction administrative ordonne qu’« il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire d'édicter, pour des motifs de

sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique, s'il y a lieu, une réglementation nouvelle ; qu'il en va ainsi en particulier lorsque les règles nouvelles sont susceptibles de porter une atteinte excessive à des situations contractuelles en cours qui ont été légalement nouées ». Selon cette formulation, aucune disposition législative nouvelle ne peut être

applicable à des situations contractuelles en cours sans mesures transitoires prises par le pouvoir réglementaire.

358. Une autre occasion s’est présentée au Conseil d’Etat de se prononcer sur la non- rétroactivité des normes nouvelles à l’égard des situations contractuelles en cours dans sa

767 S. BRACONNIER, « L’indemnisation des préjudices nés de la rupture anticipée d’un contrat public d’affaire

pour motif d’intérêt général », AJDA, 2009, P. 2036.

768 E. GEFFRAY, concl. sous CE, Ass., 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux c/Commune d’Olivet, req. n°

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décision rendue en Assemblée générale le 8 avril 2009 sur l’affaire, Compagnie générale des

eaux c/ Commune d’Olivet769. Dans cet arrêt le Conseil d’Etat va confirmer sa position

susmentionnée en ajoutant une précision concernant l’autorisation législative implicite. Il juge en effet que « dans le cas où elle n'a pas expressément prévu … l'application des normes

nouvelles qu'elle édicte à une situation contractuelle en cours à la date de son entrée en vigueur, la loi ne peut être interprétée comme autorisant implicitement une telle application de ses dispositions que si un motif d'intérêt général suffisant lié à un impératif d'ordre public le justifie et que s'il n'est dès lors pas porté une atteinte excessive à la liberté contractuelle ».

Cela signifie que le pouvoir réglementaire, via une habilitation législative implicite, ne peut appliquer aux contrats en cours des dispositions rétroactives que si un motif d’intérêt général suffisant lié à un impératif d’ordre public le justifie et que de telles dispositions ne portent pas une atteinte « excessive » à la liberté contractuelle.

Dans cet arrêt, il nous semble que le Conseil d’Etat a essayé de faire une sorte de mélange inspiré, d’un côté, de la jurisprudence constitutionnelle à l’égard de la liberté contractuelle et du droit au maintien des conventions légalement conclues qui lie la possibilité de reconnaître les atteintes à ces principes à l’existence d’un motif d’« intérêt général

suffisant » ; d’un autre, de l’ancienne jurisprudence administrative – rendue à propos de la

dérogation au principe de non-rétroactivité des actes administratifs –selon laquelle en l’absence d’habilitation législative expresse la loi nouvelle s’applique aux contrats en cours si des considérations d’ordre public suffisamment impératives le justifient770.

Section II

La prépondérance de l’intérêt du service public sur la

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