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PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE

1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION

1.2. Les influences pré-romantiques françaises

1.2.2. Les précurseurs de l’âge romantique : Chateaubriand, Madame de Staël et Benjamin

Constant

La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle sont fortement marqués par la

production des auteurs de l’émigration royaliste (Madame de Staël, Chateaubriand et plus tard Hugo). En inventant le « mal du siècle », le plus notable d’entre eux, François René de Chateaubriand, place son œuvre sous le signe du culte du moi, mais d’un moi souffrant d’être au monde, inaugurant ainsi en France, dans le prolongement du rousseauisme, non le romantisme, mais la sensibilité romantique. Pour les besoins de notre analyse, prenons en compte quelques approches définitionnelles de la notion de romantisme. Le Dictionnaire des

termes littéraires l’assimile « tantôt à un mouvement culturel délimité dans le temps, tantôt à

une thématique [ou] à un style, voire une façon de vivre. Dans son acception historique, [poursuit-il], le romantisme désigne généralement l’association d’une production artistique et d’un certain esprit du temps perceptible dès la fin du XVIIIe siècle. […]. On peut en dégager

les constantes suivantes : l’exaltation d’une évasion vers la nature et le passé, l’exotisme, les sombres mystères, le culte de l’émotivité et de la sensualité, le sentimentalisme […] ainsi que le mal du siècle , l’attrait pour le mysticisme et la religion ; en art, l’originalité au lieu de l’imitation ; la révolte contre la bourgeoisie bornée ; le sentiment de l’identité nationale et l’intérêt pour le folklore, le langage du peuple et des cultures primitives… ».

Dans son récent ouvrage titré le romantisme, Gérard Gengembre propose une approche définitionnelle historique de la notion :… «L’adjectif romantique, attesté en 1675, est synonyme de romanesque ; dérivé de « romant », forme du substantif « roman », ou récit en langue vulgaire, il désigne tout ce qui évoque le sentimentalisme et la fantaisie de ces fictions. On l’utilise donc avec une nuance péjorative. Au XVIIe siècle, le sens évolue sous

l’influence de l’anglais romantic lui-même emprunté au français et qui existe depuis 1650, mais qui signifie pittoresque.

En Angleterre, depuis 1708 et Shaftesbury, le champ sémantique de l’adjectif romantic recouvre aussi les notions de romanesque, de beauté sauvage de la nature, de liberté. On l’emploie alors en France pour qualifier un paysage, réel, peint ou organisé par un jardinier […]. Letourneur expose en 1776 que « romantique » convient pour les « affections

tendres et mélancoliques » provoquées par les paysages qui « attachent les yeux et provoquent l’imagination ». C’est, nous dit-il, dans ce dernier sens que « Rousseau l’utilise en 1777 dans la Cinquième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire, publiées en1782 […]. Le mot

fait son entrée dans les conversations mondaines entre 1785 et 1798. Chateaubriand y a recours dans son Essai sur les révolutions de1797. En 1798, le Dictionnaire de l’Académie l’applique à « des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les descriptions des poèmes et des romans. Situation romantique. Aspect romantique » […]. En 1804, Senancour décrit dans Oberman des paysages alpestres romantiques tout en mettant l’accent sur une signification promise à un grand avenir, comme ici :

Je passai près de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d’appui. Une jonquille était fleurie. C’est la plus forte expression du désir : c’était le premier parfum de l’année. Je sentis tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde fut tout entier dans moi : jamais je n’éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne saurai trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l’expression, l’élégance, l’attitude d’une jeune femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d’aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n’exprimera, cette forme que rien ne contiendra, cette idée d’un monde meilleur, que l’on sent et que la nature n’aurait pas fait ; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n’est qu’une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme. 69

Le romantique désigne l’effet produit par un paysage, l’accord établi avec la sensibilité, plus encore que le paysage lui-même, comme le dit Gérard Gengembre : « le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries ; le romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité 70». Mot, concept, élan du cœur et de l’âme, attitudes ou

rapport au monde, à la création et au créateur ; aspirations, sensibilité, le romantisme qui a traversé usages, périodes et péripéties, trouve un écho dans la littérature en ce début du XIXe

siècle. La vie de François René de Chateaubriand est intimement associée à l’émergence de cette nouvelle esthétique à laquelle les esprits de l’époque adhèrent d’abord, pour exprimer le souci de trouver un exutoire à l’esprit et à l’âme épuisés de supporter les affres du quotidien, ensuite pour rompre avec l’idéologie et l’esthétique classiques qui avaient systématisé le

69 Senancour, Oberman, texte cité par Gérard Gengembre, Le Romantisme, Paris, Ellipses, 2008, p. 18. 70 Gérard Gengembre, Le Romantisme, Paris, Ellipses, 2008, pp. 4-5.

contour des œuvres de l’esprit dans des patrons rigides que les élans actuels du cœur et de la raison ne pouvaient plus supporter. Par ailleurs, avec les Lumières, la foi a été reléguée au second plan ; pis, l’idée de Dieu et de la foi chrétienne a été sérieusement édulcorée surtout, dans les milieux intellectuels. Dans leur nouvel élan, certains écrivains tentent de réhabiliter cette foi chrétienne. Entre « la profession de foi du Vicaire Savoyard71 », (l’Emile, 1762, Jean-

Jacques Rousseau) et Le Génie du Christianisme (1800, Châteaubriand), se bâtit une littérature religieuse et morale fondée sur la nature ou le retour aux valeurs catholiques. Chateaubriand tente de démontrer la suprématie de l’art chrétien. Quand il publie Le Génie du

christianisme (1800), c’est en partie pour cette raison. De ce premier livre, il détache d’abord Atala (1801), puis René (1802), qui est considéré comme l’acte de naissance du premier

romantisme. Comme l’écrit Yves Stalloni : « l’histoire d’Atala, reprenant le modèle de Paul et Virginie, raconte les amours de deux sauvages dans un décor exotique. René, bible d’une génération, invente le vague des passions et fonde le mal du siècle. Cette forte empreinte romantique des œuvres de Chateaubriand, amène toute la génération à venir, à manifester une contamination de l’affection de l’âme à l’image de René ou d’Atala. L’auteur s’en repent ici : Si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus, s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais : il a infecté l’esprit d’une partie de la jeunesse, effet que je n’avais pu prévoir, car j’avais au contraire voulu la corriger. 72

A ce mouvement naissant, l’on attache un certain nombre de fondements comme le cosmopolitisme. La période des Lumières avait œuvré pour le décloisonnement des champs de connaissance et surtout l’ouverture vers l’extérieur. Cette aspiration est accentuée et traduite dans les faits par les échanges interculturels rendus possibles par les voyages où Madame de Staël a excellé. Après un séjour en Suède, en Russie puis en Allemagne, elle publie De l’Allemagne (1813), suite à l’influence de l’art romantique et des auteurs de renom allemands – comme Goethe, Wilhelm Schlegel ou Schiller qui l’ont séduite. De nombreuses œuvres, revues et périodiques étrangers sont traduits en français. C’est le cas de l’Ecossais Ossian, des Allemands Schiller, du Suisse Gessner ; puis un peu plus tard des Anglais Young, – considéré comme l’exemple du lyrisme poétique – Gray, Byron, Keats. Au surplus, elle

71 Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, « La Profession de foi du Vicaire Savoyard », chapitre 943-

1098, Paris, GF Flammarion, pp. 345-409.

cultive cet esprit européen à travers son œuvre Corinne dont les protagonistes viennent, pour Lord Oswald, d’Angleterre et pour Corinne, d’Italie. L’intrigue : l’échec d’un projet de passion amoureuse, fait ressortir, notamment, l’influence de la différence de cultures sur les aventures sentimentales. Dans ce roman de mœurs, mais aussi de la passion et de l’intériorité, elle campe, comme elle le dit elle-même, « le sentiment douloureux de la destinée humaine ». L’un des romanciers de cette époque dont l’œuvre a tout aussi bien figuré les traits du romantisme naissant, est Benjamin Constant (Adolphe, 1816). Adolphe est un roman autobiographique qui raconte un amour impossible entre un jeune héros et une femme plus âgée. L’œuvre peint les mouvements du cœur qui sont en lutte dans ce type de liaison où effusions sentimentales, réticences morales, complexes sont au comble de leur expression. Eléonore – c’est le nom de la femme – meurt, créant un profond remords chez le héros ; qui se libère cependant de cette relation devenue encombrante.

Les précurseurs du romantisme laissent ainsi par la thématique, la poétique, la vision, l’engagement, un héritage colossal à la postérité qui n’en finit pas de s’émouvoir et surtout, d’en profiter. L’œuvre, immense par son étendue et riche par sa qualité, a été élaborée :

comme des réponses à une question alors toute actuelle et toute politique : quelle culture pour la société d’aujourd’hui, alors même qu’une simple reconduction de la culture d’hier est impensable, puisque celle-ci est ruinée (Chateaubriand) ou rendue caduque par la Révolution (Germaine de Staël) ? […]. Par là-même, les deux écrivains initiaient un mouvement qui ne concernait pas la seule littérature, mais la littérature et les arts dans leur unité affirmée. […]. Plus de soixante ans après, ce qu’on peut tenir comme le dernier grand manifeste du romantisme, l’essai de Victor Hugo William Shakespeare, le confirmera : le romantisme, que Hugo préfère à l’époque appeler le XIXe siècle, déborde des questions esthétiques à strictement

parler, et a fortiori des seules questions littéraires, pour engager la totalité du système symbolique de l’Humanité (l’art, la science, l’histoire, la religion, la politique, la langue, bref la « civilisation »), en constituant celle-ci en espace dynamique et ouvert, dynamique parce que ouvert.73

1.3. Les sources européennes du roman de