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Les œuvres du corpus sont parsemées d’histoires d’amour et d’aventures sentimentales diverses dont les colorations, aussi distinctes soient-elles, donnent à l’univers sentimental cette unique force dont l’emprise sur l’activité humaine est fatale. Elle tue l’activité dans l’œuf, bloque l’engagement dans une forme embryonnaire, ralentit le talent, abrège le destin le plus prometteur et annihile toute forme d’héroïsme ou au contraire la vivifie. Les ambitions se construisent autour de l’amante et pour elle elles en tirent leur substance et leur raison d’être. Provoqué, fatal, corrélant ou contrevenant au processus de formation, l’amour se répand telle la myrrhe sur les protagonistes de toutes conditions, faisant des uns, des heureux, des autres des malheureux ; de certains autres des égarés puis de bien d’autres encore, des clairvoyants ou des experts. Toutes ces facettes du héros sont les variantes d’une même réalité : la condition humaine soumise aux implacables et tyranniques lois de l’amour ; force supérieure, s’il en est, l’amour balise tous les comportements.

1.4.1. L’idéal amoureux

L’amour procède d’une élection affective et pourrait donc se passer a priori d’un idéal – étant lui-même déjà l’idéal. Il apparaît cependant des circonstances où, à côté d’une option qu’on désire ardemment d’une personne que l’on désire, s’en trouve une autre, sorte de pis-aller (Frédéric-Rosanette//Frédéric-Mme Arnoux ; ou Lucien-Coralie//Lucien-Mme de Bargeton), qui ne comble certes pas toutes les attentes, mais dont le héros se contente de façon circonstancielle.

Tous les héros sont comme transportés par la forte emprise du sentiment amoureux qui étreint chacun d’entre eux dans sa sphère de croissance. Ils sont tous adolescents, c'est-à-dire qu’ils sont à l’âge de maturation de l’amour et, qui plus est, ont, pour certains, des traits d’une

qualité bouleversante. Cette sensibilité excessive qu’ils développent rencontre ainsi, fort justement, l’appel des femmes qui mettent à leur tour, en concert ce champ lumineux de la relation humaine. Le romantisme place le moi au centre de ses préoccupations tout en en faisant à la fois le sujet et l’objet ; cependant, « le moi restauré s’ouvre au monde », pour employer le mot de Georges Gusdorf, cherchant un asile possible – qu’offre souventes fois et partiellement certes, l’être aimé. S’arrachant « au vague des passions » et s’adossant à l’amante nature et à l’imagination, mère de toutes les espérances, le sujet romantique accorde tout aussi bien une place à l’amour : cette volupté délicieuse du corps qui apaise – pour un temps - l’âme dans cette quête de l’absolu. Les héros de notre corpus dont le profil est le plus proche du personnage romantique, sont Octave et René. Ces deux personnages vouent un culte immodéré à la passion amoureuse dont ils font le but d’une vie : « Dans quelque lieu que je fusse, quelque occupation que je m’imposasse, je ne pouvais penser qu’aux femmes ; la vue d’une femme me faisait trembler. Que de fois je me suis relevé, la nuit, baigné de sueur, pour coller ma bouche sur mes murailles, me sentant prêt à suffoquer !142 », confie Octave qui,

dans un entretient cité, soutient qu’il ne peut « comprendre qu’on fasse autre chose que d’aimer. »

Cette adoration n’est pas seulement consacrée à l’amour, mais aussi, à l’objet sur lequel il porte :

Quand le matin, au lieu de me trouver seul, j’entendais la voix de ma sœur, j’éprouvais un tressaillement de joie et de bonheur. Amélie avait reçu de la nature quelque chose de divin ; son âme avait les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de ses sentiments était infinie ; il n’y avait rien que de suave et d’un peu rêveur dans son esprit ; on eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de concert ; elle tenait de la femme la timidité de l’amour, et de l’ange la pureté et la mélodie.143

Ces deux conceptions de l’amour et de l’être aimé en font une idéalisation qui pousse inexorablement vers l’adoration et la passion, possibles grâce à une sublimation de ces réalités. Octave et René adorent tous deux l’amour ainsi que les personnes aimées ; ils perdent tout bon sens et n’espèrent plus en rien lorsque ces femmes, par des circonstances bien différentes, viennent à leur échapper.

142 Alfred de Musset, op. cit., p. 80. 143 Chateaubriand, op. cit., p. 183.

Lucien Chardon est, quant à lui, en attente d’une opportunité qui lui permette d’actualiser ses talents poétiques lorsque la providence lui fait rencontrer Louise de Bargeton. Elle s’éprend d’emblée de lui et réciproquement. Il naît alors entre eux, un amour puissant et dévastateur qui inclinent aux injonctions les plus fortes : Louise contrevient à toutes les règles de bienséance de l’aristocratie locale d’Angoulême, tandis que Lucien, après avoir été conseillé et contraint de substituer le nom de son père (Chardon) à celui de sa mère (de Rubempré), vient habiter Angoulême, quittant par là-même l’Houmeau de son enfance. Cet amour se poursuit sur le théâtre parisien où il n’est malheureusement pas consommé, tout comme celui qui hante, toute la vie durant, Frédéric Moreau dans sa relation avec madame Arnoux. Frédéric qui découvre cette femme alors qu’il vient juste d’être reçu bachelier – il a alors dix-huit ans, lui témoigne une admiration qui se mue par la suite en un amour paralysant. Malheureusement, cet amour qui s’étend le long d’une vie entière n’est pas consommé. De l’ombre de ces amours inaccessibles, émanent ces douleurs et cette pusillanimité qui envahissent toute une vie : de René à Frédéric, en passant par Lucien, l’on a l’amer dégoût de ce sentiment d’une existence infructueuse, ennuyeuse et perpétuellement écartelées entre le désespoir et l’action, la ruine et le maintien ou le suicide et la vie. Les amours non consommés ont un relent et un impact si forts sur l’existence et le comportement des protagonistes, qu’ils finissent par être la base de l’échec de la vie de ceux-ci.

Julien Sorel constitue un type de personnage à part entière en matière de vie sentimentale dans les romans du corpus. Rêvant déjà de conquérir une femme de la haute société – à l’instar de Napoléon144 – pour assurer sa fortune ou son ascension sociale, sa

relation avec les femmes est bâtie autour d’une force et d’une volonté de puissance et de stratégie que nulle adversité ne peut arrêter ou même freiner. Il conquiert la douce et prude épouse de Monsieur de Rênal à qui il fait découvrir l’amour et avec ce sentiment, toutes les pires et délicieuses formes que son empire exerce sur la condition humaine :

C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant […]. Un instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer ; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. – vivrai-je assez longtemps pour te voir

144 « Dès sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec délices qu’un jour il

serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais ? », Stendhal, op. cit., p. 45.

dans ta gloire ? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme ; la monarchie, la religion en ont besoin.145

C’est cette puissante force que Julien exerce sur ses conquêtes amoureuses, qui finissent par être subjuguées par le jeune abbé qui, chaque fois, est perçu tantôt comme héros militaire (Napoléon), tantôt comme personnalité politique (Richelieu) et, parfois même, régnant sur l’ordre catholique (le Pape). Mathilde de la Mole est également sensible à cet héroïsme de caractère, à cette supériorité humaine qu’elle pense lire dans le personnage, et se résout en conséquence, à lui accorder ses faveurs, au détriment de tous ses admirateurs aussi beaux et aussi riches les uns que les autres. Dans cette expérience, surgissent la force et la puissance de l’idéal amoureux qui se refuse, bien des fois, à obéir aux injonctions de la raison humaine. Lucien règne par la terreur sur ses conquêtes féminines à l’instar de Napoléon Bonaparte146, son idole. C’est cette puissance redoutable du personnage qui fascine Mathilde

de la Mole et qui la pousse à vouloir sacrifier son nom de famille et à vivre dans l’oubli et l’ignominie où ses parents consentiraient à les mettre (elle, son mari : Julien et leur enfant à naître). Au total, par leur engagement auprès de Julien, de toutes les autorités administrative, religieuse et judiciaire, dans la perspective de le sauver de la peine de mort, et au regard des scènes qui suivent l’exécution du héros (Mathilde enterre seule la tête de Julien, tandis que Madame de Rênal meurt trois jours après), ces deux femmes portent à une dimension sacrée, la qualité et l’intensité de leur amour.

1.4.1.1.

- Amour et défi

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’amour qui doit être communion, entente parfaite, union des cœurs et de l’esprit, symbiose de deux êtres, débouche quelquefois et presque inéluctablement sur des mésententes. La préoccupation qui s’ensuit est de savoir

145 Stendhal, op. cit., p. 122.

146 Dans un courrier adressé à une de ses amies intimes, alors qu’elle vient de recevoir la demande en mariage de

Napoléon Bonaparte, voici la confidence mêlée de crainte qu’exprime justement Mme de Beauharnais : «

J’admire le courage du général, […]. Je suis enrayée, je l’avoue, de l’empire qu’il semble vouloir exercer sur tout ce qui l’entoure. Son regard scrutateur a quelque chose de singulier qui ne s’explique pas, mais qui impose même à nos directeurs : jugez s’il doit intimider une femme ! Enfin, ce qui devrait me plaire, la force d’une passion dont il parle avec une énergie qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, c’est précisément ce qui arrête le consentement que je suis souvent prête à donner. Ayant passé la première jeunesse, puis-je espérer de conserver longtemps cette tendresse violente, qui, chez le général, ressemble à un accès de délire ? »,

comment aimer et défier à la fois ou encore comment arriver à défier un être que l’on aime ou de qui l’on attend l’amour. Le défi peut désigner l’état d’esprit du héros dans son engagement personnel pour réussir dans une entreprise ; ou se situer dans la perspective d’une confrontation consécutive à une provocation : c’est le schéma cornélien de l’amour. Dans notre corpus, on trouve çà et là des tableaux miniaturisés de cette « confrontation » entre deux amoureux, qui s’apparente à cette lutte au terme de laquelle le triomphe pour l’amoureux, n’est que plus rehaussé. A ses débuts avec madame de Bargeton, Lucien s’arme d’une détermination et d’une hardiesse dignes d’un don juanisme éprouvé ; il entend de la sorte trouver chez sa muse une réaction positive par rapport à sa requête. Malheureusement, Louise, prise de scrupules divers liés à son âge d’une part, à son statut de femme mariée de l’autre, et tenant compte de la réaction de sa société ainsi que de l’indisposition où pourrait les placer un tel amour, joue le jeu de la simple séduction et de la protectrice. Par cette attitude, elle brise des élans fort chaleureux chez Lucien qui paie avec d’abondantes larmes de factices consolations et de résignation. Julien Sorel est le prototype du héros qui, après avoir ciblé « sa proie », la défie d’abord, pour se défier lui-même, ensuite, dans cette aventure où il met toutes ses forces, son âme, son orgueil auquel il associe la double dimension de la classe sociale et de l’amour propre, comme dans cette confrontation physique avec Mme de Rênal :

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur. Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre147 .

Voici comment par endroits, il s’arme pour vaincre la femme qu’il aime. Cependant, une fois la conquête achevée, la relation entre les deux amants est faite d’une évaluation de tous les instants comme ici :

Mais toi, du moins mon Julien, s’écriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux ? Trouves- tu que je t’aime assez ? La méfiance et l’orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d’un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et