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Le héros du roman de formation est l’émanation du héros romantique qui est au confluent d’une énorme charge de postulations. Exilé au milieu d’un monde où il a du mal à retrouver ses marques, il s’isole dans une solitude existentielle à partir de laquelle son âme est en communion, tant avec la nature qu’avec la société dont il porte par moments le deuil. Son expérience sociale est articulée autour d’un besoin d’ascension, certes sociale, mais aussi et surtout, personnelle. Il propage ainsi de nombreuses vertus et est le siège d’inconstances multiples liées à la précarité des états de la condition humaine dont la sienne résulte.

1.3.4.1.

- La solitude, le génie et le malheur

Balancé par les multiples oscillations du vague des passions, rongé par la mélancolie, mais mu par un désir irrépressible de réalisation, le héros du roman de formation a le malheur d’avoir un génie qui ne peut être – la plupart du temps – géré que dans la solitude. Pour prendre ses repères par rapport à la société qu’il va devoir affronter bientôt, Julien Sorel s’appuie sur la nature :

Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au dessous du rocher, quand elles se taisaient, tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au- dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements

136 Le « moi » romantique est à la fois profondément tourné sur lui-même (introverti) et préoccupé de cette

glorieuse destinée de l’homme où la fusion amoureuse avec l’objet aimé transcende toute forme d’appel ou de cri extérieur à l’âme. Aussi, aspire-t-il à la fusion des destins avec l’être aimé, au détriment de soi ; à l’exemple d’un Musset direct : « J’aime, et pour un baiser je donne mon génie », Nuit d’août, 1841.

tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne137 ?

Cet isolement s’apparente à une élection au cours de laquelle le néophyte reçoit, comme par un rituel, les attributs du héros en devenir ; elle se passe dans la solitude, au sein d’une nature joyeuse et enchanteresse (« les cigales chantaient », « ciel embrasé par un soleil

d’août », « décrivant en silence des cercles immenses») : amante du héros romantique avec

lequel les éléments sont en parfaite harmonie. L’idée de mouvement et donc d’action, est intimement associée à ce paysage complice où par « ses mouvements tranquilles et

puissants », « l’oiseau de proie » renvoie et rappelle grâce à l’assimilation métaphorique par

la force, la majesté et la noblesse, « la destinée de Napoléon », à laquelle le héros aspire de toute son âme. Sa position privilégiée dans l’espace est indicateur de la prémonition qui se dégage à travers ce rôle central où le personnage s’identifie à un véritable chef d’orchestre présidant à la mise en concert de toutes ces forces de la nature, dont il contrôle ne serait-ce que pour un temps – les rouages. Ce passage démontre, à lui seul la noblesse qui caractérise l’aspiration des héros du roman de formation à un destin glorieux, mais aussi les limites d’une telle ambition. Et ce recueillement qui se fait dans la solitude est la marque du génie incompris et solitaire, tout autant qu’il est symbole de malheur, puisque asocial138. Le héros

s’engage cependant avec toute la hargne que lui dicte sa mission de triompher des adversités. Ainsi, chaque expérience qu’il affronte, donne une dimension nouvelle à sa quête en faisant sa spécificité. Dans le domaine sentimental, il ressent également cette solitude dans la quête amoureuse : Octave et René chantent, dans la mélancolie, leur détresse sentimentale aux yeux d’une humanité incapable de trouver un remède efficace qui puisse les guérir des traumatismes d’une aspiration avortée. Cet amour impossible à réaliser est le siège du malheur, pas moins que ne l’est l’avortement de l’éclosion du talent de Lucien de Rubempré ou encore, l’existence médiocre et tout à fait minable – comparée au génie des personnages – qui est réservée à Charles Deslauriers, à David Séchard ou même à Frédéric Moreau. Julien Sorel qui connaît un début de triomphe, tant à Verrières qu’à Paris, est trop seul – trop introverti et outrancièrement solitaire – pour que son génie ne s’arrêtât pas à quelque malheur ! Il typifie, et avec lui les autres, le héros du roman de formation qui a certes du

137 Stendhal, op. cit., p. 87.

138 Comme pour recourir à la fameuse image de Baudelaire comparant le poète à l’albatros, le héros de jeunesse

est comme lui, engagé dans un univers qui le nie et où il entend cependant, jouer les premiers rôles ; d’où, sa solitude et son malheur, d’à la fois être incompris et combattu.

génie, mais dont l’ascension, par le fait d’un événement quelconque survenant en cours de route, reste inachevée.

1.3.4.2.

La quête des modèles

La jeunesse est friande de modèles, et agit essentiellement selon un principe d’imitation. Dès lors, le modèle génère l’ambition, en ce qu’il constitue un support de stimulation et de projection. Que d’écrivains, de poètes, de philosophes ou d’illustres savants n’ont-ils pas été perçus comme ceux à qui un personnage devait ressembler ! Napoléon, nous le disions plus haut, est le modèle achevé de Julien Sorel, qui trouve également dans le personnage d’Altamira – lui qui revendique le plaisir d’assumer l’acte criminel comme une expression de sa condition d’homme, un modèle social à imiter. Dans leurs quêtes de modèles, Frédéric et Deslauriers se focalisent sur ces images tirées de leurs lectures :

Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les reproduire. Il (Frédéric) ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France.139

Les modèles font naître le rêve et l’ambition, et donnent de l’énergie au héros. Monsieur Dambreuse, anciennement comte, devenu libéral par l’ambition et le succès, entraîne à sa suite l’admiration de Frédéric et de Deslauriers, pour qui il est un modèle de réussite sociale à imiter. Combien de fois Lucien de Rubempré ne s’est-il pas non plus retrouvé lui aussi, illustre poète et/ou romancier français – lui qui a si bien singé la poésie d’André de Chénier140 et l’esthétique romanesque de Walter Scott – aux dires de Daniel

d’Arthez ? En amour, comme dans la vie de tous les jours, les héros cherchent à s’identifier aux modèles adulés, anciennes gloires ou figures historiques. Mathilde de la Mole rêve d’un héros chevaleresque, à l’image de son grand-père, comme époux, ce qu’elle « poussera » Julien à mimer. Au total, avec les modèles auxquels aspirent les héros, le lecteur a une vision plus claire des mobiles et de certaines attitudes de ce dernier à l’intérieur de l’intrigue romanesque.

139 Flaubert, op. cit., p. 60.

140 « Il annonça d’une voix troublée que, pour ne tromper l’attente de personne, il allait lire les chefs-d’œuvre

récemment retrouvés d’un grand poète inconnu. Quoique les poésies d’André de Chénier eussent été publiées dès 1819, personne, à Angoulême, n’avait encore entendu parler d’André de Chénier. », Balzac, op. cit., p. 130.