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PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE

1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION

1.1.4. Le Roman : de l’Empire à la fin du second Empire

1.1.4.5. La pensée du roman

Selon Jacques Laurent, « un roman est une vie en trois cent pages ». Il s’apparente pour ainsi dire à des tranches de vie. Pour Colette Becker, les traits caractéristiques qui définissent le roman se résument comme suit :

Il s’agit d’un récit de fiction avec personnages, alternance de scènes, de passages narratifs ou descriptifs, de résumés, allant à travers des péripéties vers un dénouement. 48

A ces vagues de définitions ayant pour objectif de fixer la matérialité générique du roman – longtemps sujet à divergences – Michel Raimond apporte sa contribution en ces termes :

aucun autre genre littéraire ne permet d’entrer aussi avant dans les détails et dans la vérité d’une existence. Avec les personnages de la fiction, le lecteur entretient des rapports affectifs, de sympathie ou de répulsion. Le roman lui permet de prendre connaissance en quelques heures de la totalité d’une vie, il lui permet de penser cette vie dans le temps, d’échapper à cette contrainte qui pèse sur nous.49

Les rapports que le roman entretient avec la réalité restent ambigus. Le romancier peut construire la charpente de son intrigue ou intégrer des données historiques, documentaires ; faire des allusions explicites à des faits de société connus. Cependant par le jeu de l’artifice littéraire basé sur la fiction et l’imagination, il s’échappe subtilement à la maîtrise de l’interprétation : « donnant l’impression du faux lorsqu’il dit la vérité, entraînant aux délices de la crédulité lorsqu’il cède à l’invraisemblance, le roman change d’aspect suivant les types de lecteurs auxquels il s’adresse. Tandis que le romancier est celui dont le nom figure sur la couverture du livre, on nomme narrateur celui qui, au sein de l’œuvre, raconte l’histoire 50».

Le propre du roman est donc d’installer le lecteur dans un univers de fiction et de construire avec lui ce que l’on appelle « un contrat de lecture ». Le roman peut raconter l’histoire de l’auteur qui l’écrit : on parle alors d’autobiographie. Lorsque l’écrivain ne se dévoile pas – comme cela est le cas de tout temps d’ailleurs, la critique doit pouvoir opérer

48 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., Avant-propos. 49 Michel Raimond, Le Roman, Paris, Armand Colin, 2002, p. 85. 50 Dictionnaire encyclopédique de la littérature française, op. cit., 27.

une analyse a posteriori pour découvrir les liens flagrants qui existent entre l’auteur et son personnage auquel il confie son destin. De nombreux auteurs entretiennent cette équivoque, à l’image de Musset avec La Confession d’un enfant du siècle, son unique roman considéré comme l’œuvre qui rend témoignage de son aventure amoureuse avec George Sand. Le roman est également perçu comme une arme de combat. En effet, avec l’évolution de l’histoire des peuples, de la pensée, des contradictions multiples nées de la relation sociale entre les classes – notamment de la dialectique entre classes favorisées et/ou privilégiées et classes défavorisées et/ou dominées, classes dirigeantes et/ou dominantes et citoyens et/ou classes opprimées, de l’incapacité pour l’individu en société de pouvoir réaliser ses rêves de légitime aspiration au bonheur, l’art et avec lui, le roman sont apparus comme une arme de combat. L’époque qui marque le rayonnement de cet engagement du roman dans la lutte pour le « bonheur » de l’homme en société est le XIXe siècle51. Par la peinture de la société à travers

les personnages, leurs rôles, leurs vices, leurs qualités ; les fléaux, les mobiles qui conditionnent à l’action, le romancier s’adjuge une mission morale, un rôle de purificateur. En effet, en mettant à l’index le vice, le mal, la tricherie, le vol, les rapports de coercition divers, l’injustice en isolant des actes désespérés comme le recours à la mort (Julien Sorel, Le Rouge

et le Noir, Stendhal), l’isolement ou l’exil au sein d’une nature accueillante (René,

Chateaubriand) ou le crime, Crime et châtiment, Dostoïevski (1866), le romancier espère la purification de la cité, un juste retour aux valeurs sociales seules capables d’affranchir l’homme des vicissitudes d’une existence déjà difficile à assumer.

Au XIXe siècle, la Révolution française a accru en chacun des citoyens des désirs

d’indépendance, de richesse, de pouvoir, aspirations que le nouvel ordre politique n’a pas satisfaites. Les romanciers s’engagent dès lors dans les voies de la dénonciation. Abandonnant l’auréole solitaire du personnage romantique, ils mettent l’individu dans une logique d’affrontement avec la société, avec l’ordre politique et social. Cette caractéristique permet au romancier d’assigner à son œuvre une aspiration à l’égalité, à l’équité et à la justice52. Les

51 C’est au XIXe siècle que se cristallise la lutte des classes incarnées par les royalistes, les monarchistes, les

républicains, les ouvriers, les paysans et surtout les bourgeois qui sont la nouvelle classe sociale émergente. Les velléités de liberté au cours de ce siècle ouvrent les vannes de la revendication sociale qui entraîne la succession de régimes différents. En littérature, le Réalisme et le Naturalisme apparaissent comme des courants de combat dont l’objectif est de dénoncer les travers de cette société.

52 Le parti pris des intellectuels pour un militantisme social et politique rigoureusement tourné contre les

pouvoirs leur ont valu l’exile (Madame de Staël, Chateaubriand, Victor Hugo...). Cependant, avant la fin de la première moitié du XIXe siècle, les écrivains épousent, bien malgré eux, les causes d’un militantisme

romans, qui paraissent figurer le mieux ces desseins de libération à l’échelle collective, sont le roman réaliste et le roman naturaliste53. Dans leur fresque, Balzac (La Comédie Humaine) et

Zola (Le Roman expérimental) traduisent éloquemment cette orientation de l’esthétique romanesque au service des causes sociales et en faveur des « sans-voix », pour emprunter le mot de Césaire54. Des thèmes aussi variés que l’or (l’argent), le vice, la prostitution,

l’adultère, Zola (La Curée, Nana, L’Assommoir), Balzac (Illusions perdues, Misère des

courtisanes) ; la solitude, la misère, l’avarice, l’ambition, la quête du bonheur, les conflits

sociaux, la rigidité des codes entre les classes sociales… Balzac (Illusions perdues, Le Père

Goriot, Le Colonel Chabert), Zola (Germinal, La Curée), inondent ces deux grandes fresques

de la Littérature française du XIXe siècle et traduisent éloquemment la thématique en vogue

dans les deux premières moitiés du siècle.

Et si, au XIXe siècle, le roman acquiert ses lettres de noblesse, cela est dû

principalement au fait qu’il prend en charge une réflexion sur l’histoire. Le traumatisme causé successivement par la Révolution et l’Empire explique que l’on soit alors « dans un temps où l’on veut connaître et l’on cherche la source de tous les fleuves. » (Vigny, Préface à Cinq-

Mars). En définitive, le roman, qu’il soit roman de l’individu, social, d’anticipation ou

fresque55, est le creuset, l’isoloir conceptuel où se formulent les aspirations les plus intimes

des écrivains perçus comme les porte-paroles du peuple. Ce faisant, il traduit le rêve d’un meilleur devenir, d’un ordre social amélioré, d’une quête de bonheur en société ; il se fait l’écho des préoccupations des couches les plus oubliées ; en somme, il s’érige en la résonance de tous les drames de la condition humaine.

ordre social plus humain. Mieux les romanciers font porter à leurs œuvres cette mission historique d’une volonté de rédemption à l’échelle générale.

53 Voir les caractéristiques des romans réaliste et naturaliste à la section I, III, B.

54 « Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler, c'est

pour vous que je parlerai». Et je lui dirais encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. », Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1939..

55 « La création romanesque, son équilibre, sa capacité à émouvoir, à emporter le lecteur, à lui faire vivre la

découverte qu’est la lecture, se jouent au XIXe siècle sur ces quatre invariants mis en œuvre par des créateurs […] soient - pour la possibilité même d’une présentation – quatre ensembles : les romans de l’individualisme, qui mettent en évidence les particularités de chaque être ; les romans de la conscience sociale, qui donnent à réfléchir sur les difficultés d’un groupe spécifique ; les romans de divertissement, qui s’attachent à faire rêver les lecteurs ; et les romans fresques, qui combinent les richesses des catégories précédentes », Patrick Bertier, Michel Jarrety, Histoire de la France littéraire, Modernités XIXe-XXe siècles, PUF, 2006, p. 6.