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PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE

2. LES CARACTERISTIQUES DU ROMAN DE FORMATION : DE CHATEAUBRIAND A FLAUBERT

2.2. Un siècle de remise en question

2.2.1. Un héritage pesant

2.2.1.4. L’histoire et la pensée du XIX e siècle au regard du corpus

Cela est un truisme de revenir sur le rapport objectif que les auteurs entretiennent avec l’histoire dans la rédaction de leurs livres. On l’a montré avec Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Musset ou Flaubert. Chacun d’entre eux, par rapport à son expérience, à sa sensibilité, à son génie et à son analyse, donne l’orientation qu’il estime idéale à son œuvre. L’histoire connaît au XIXe siècle, ce regain d’importance, à nulle autre pareille, comme le confirme

Gisèle Séginger :

Le XIXe siècle est le siècle de l’histoire, non parce qu’il invente le récit des événements

historiques et l’étude du passé. […]. Mais parce que l’histoire prend, au XIXe siècle, une place

importante dans l’organisation des connaissances et des savoirs.137

Si tous les autres auteurs écrivent leur roman avant ou pendant la Restauration, Flaubert quant à lui, écrit L’Education sentimentale en 1869, c'est-à-dire à trois décennies de

137 Gisèle Séginger, Flaubert une poétique de l’histoire, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000,

la fin du siècle. Il est donc placé dans une position idéale pour porter une double réflexion diachronique et synchronique sur le siècle finissant qui a, par ailleurs, connu l’essentiel de ses révolutions.

Pour des historiens émérites comme Michelet, Quinet, Augustin Thierry – considérés comme historiens de masse l’histoire conduit à une marche cohérente vers l’accomplissement de la destinée humaine. En sa qualité d’écrivain romantique, Flaubert s’oppose à ce sacerdoce qu’il assimile à un dogme effarant. L’illusion romanesque de L’Education sentimentale part de 1815 à 1851 et campe les certitudes flaubertiennes quant à la marche de l’histoire et de la politique. Il avait déjà prévenu – et nous l’avons mentionné plus haut – son but est de faire un roman sur rien ; en conformité avec son analyse d’un siècle parsemé de creux, fait d’inconstances dans lequel aucune activité humaine ne conduit à la grandeur. Pour lui en effet, « De 1815, à 1851, les débats, les changements de majorité, les révolutions ont fait de ces années une période de transition entre Ancien Régime du politique, où la politique au sens moderne n’existait pas, et un nouveau régime dont l’avènement tarde trop ».138 – à l’instar

d’un Musset dénonçant l’écartèlement d’une jeunesse marquée par l’indétermination, déjà au début de La Confession d’un enfant du siècle. Cela est une vérité universelle, le romancier prend rarement la plume pour rendre compte de l’harmonie de la société et de son fonctionnement. L’un des buts de l’œuvre d’art a toujours été, de fait, de dénoncer l’écart et les travers qui existent entre une réalité et les attentes qui lui sont associées. Et personne mieux que les écrivains du XIXe siècle, n’a mis de façon aussi forte, en lumière cette

déception liée à l’optimisme d’un peuple en soif de changements. La religion, Dieu, la société, les hommes et les régimes politiques, l’histoire, tous ont manqué au rendez-vous du bonheur humain dont les perceptions étaient cependant grandes au lendemain de la Révolution de 1789 ; et même après l’avènement de la deuxième République. Flaubert est constant pour revenir sur le fait que l’histoire consacre l’anéantissement de l’aspiration légitime de l’individu au bien-être. En effet, pour lui le but commun recherché par ou attribué à la religion et au socialisme, annihile tout effort de liberté et contrevient de façon pernicieuse et radicale à l’optimisme rattaché à la Révolution de 1789. L’homme, pense-t-il, est d’essence libre et ne peut souffrir d’être rattaché au collectivisme outrancier et ravageur, ontologiquement prisonnier des libertés, où l’appellent solidairement la religion et le socialisme. La figure rassurante d’un personnage comme Sénécal, apôtre du socialisme, imbu

des préceptes de la « sainte doctrine », est un indice de la montée du désordre causé contre le principe de liberté en marche dans certaines consciences depuis la Révolution. Flaubert y voit l’expression de la flétrissure et le caractère rétrograde du sens idéal qu’on est en droit d’espérer de l’histoire. Au total, aucun acteur social n’est épargné dans cette vaste entreprise de dénonciation qui renvoie tous dos à dos, dans un imbroglio ou un ordre ;

Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresne, l’incendie des Batignolles, les troubles de Lyon, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru- Rollin, le cours forcé des billets de banque, la rente tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît d’horreur, l’impôt des quarante-cinq centimes ! – Et, par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves que le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d’aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l’avènement de toute idée parce que c’est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.

Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège, presque de l’anthropophagie. Malgré la législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot République ; - ce qui n’empêchait pas qu’on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement, comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.139

C’est la description du parfait état de déséquilibre et de détresse d’un peuple tiraillé de toutes parts, entre idéologies, pressions fiscales, matérielle et financière et options courageuses vers un avenir plus radieux. Il est comme pris dans les fanges d’une histoire où le laissent l’absence de direction, d’un guide digne de ce nom – en souvenir sans nul doute de la grandeur et de l’influence napoléoniennes. Cette allégorie de la déconfiture et du désespoir permet à Flaubert de déconstruire tous les discours et autres bonnes dispositions des acteurs à créer les conditions d’une rédemption du peuple. Pis, ils sont pris au piège de leur propre ridicule à travers langages et comportements, comme en témoignent ces analyses de Gisèle Séginger :

Flaubert fragmente les discours politiques, les réduits soit au discours social soit aux topoï politiques, soit à des allusions déracinées de leur contexte et qui, de ce fait, révèlent l’absurdité de la parole politique. […]. Le roman discrédite la parole en mêlant propos futiles et slogans pompeux, en évitant tout suivi dans les discussions. […]. La parole dévaluée de cette ère de soupçon fait circuler des lieux communs, et sert de monnaie d’échange en quelque sorte dans les relations de salon ou permet d’occuper une position comme on le voit au Club de l’Intelligence que préside Sénécal.140

Au total, Flaubert, par l’activité, boucle le siècle en en donnant une image, sinon plus piètre, à tout le moins tout aussi négative que celles que les autres romanciers ont montrées plus en amont. Il est gagné par un pessimisme contagieux et généralisé à tout et à tous au sujet du genre humain.