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PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE

1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION

1.2. Les influences pré-romantiques françaises

1.2.1. De Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre

Jean-Jacques Rousseau naît en 1712 et Bernardin de Saint-Pierre, en 1737. Rousseau, identifié par certains critiques comme un philosophe atypique, occupe une place à part dans la littérature du XVIIIe siècle. Il revendique lui-même cette originalité, non pas de son œuvre,

mais de toute sa personne, en tant qu’être singulier, différent des autres : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus, j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent66 ». Autodidacte, plébéien, lecteur précoce et désordonné, être d’imagination et de

sensibilité, esprit indépendant et solitaire, fragile et romanesque, susceptible et orgueilleux, l’auteur réunissait toutes les prédispositions physiques et mentales annonciatrices ou fertiles pour le romantisme. Il a été prolifique et a laissé à la postérité une œuvre à la fois variée par la quantité et la qualité des termes abordés que des domaines explorés. Dans cette production variée, trois orientations sont à retenir : les discours et essais (les deux Discours adressés à l’académie de Dijon annonciateurs de nombreuses œuvres dont Lettre à D’Alembert sur les

spectacles et Lettre sur la musique) ; le roman, avec un seul titre dont le retentissement fera

date, La Nouvelle Héloïse (1761), les œuvres autobiographiques, part considérable de l’œuvre, à laquelle se rattachent les Lettres à M. de Malesherbes (1762), Les Dialogues et Rousseau

64 Op. cit., p. 21.

65 Yves Stalloni, op. cit., p. 81.

juge de Jean-Jacques (1772-1776), Les Rêveries du promeneur solitaire (1777) et Les Confessions (1882-1889), qui ont fondé le genre autobiographique en France. En dépit de sa

diversité, cette œuvre est fondée sur une cohérence de la pensée dont les grands principes reposent sur « la supériorité de l’état de nature sur l’état social, la postulation de l’innocence originelle, la nécessité du pacte social, la récusation de la Raison, la croyance en un Dieu simple et bon conforme à la conscience et aux mouvements de l’instinct67 ».

Cette œuvre articulée autour d’un idéal de simplicité rustique, d’une sincérité modeste empreinte d’une sensibilité délicate, ouvrait la voie aux thèmes majeurs du romantisme. La

Nouvelle Héloïse, considéré comme le plus grand roman du XVIIIe siècle, préfigure par la

thématique cette intuition avant-gardiste du romantisme. Julie d’Etanges habite au bord du lac Léman et elle éprouve de l’amour pour son précepteur, Saint Preux, dont l’origine roturière empêche qu’il l’épouse. Cette déchirure sentimentale née d’un amour impossible suit l’itinéraire de ces personnages, durant toute leur existence et provoque un véritable drame chez l’un comme chez l’autre. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, Julie est sur le lit de mort où elle obtient, avant le voyage éternel, la promesse par son amant de veiller sur ses deux enfants qu’elle a fini par avoir dans un mariage de raison avec Monsieur de Wolmar. Dans cette œuvre, déjà novatrice pour ce siècle, Rousseau célèbre la nature en se livrant à une peinture et à une exaltation lyrique de celle-ci. Le lac de Genève, les montagnes du Valais, le jardin de Clarens organisé par Julie, permettent des variations sur les thèmes du bonheur simple et rustique né de l’entente avec la nature. L’œuvre est aussi et surtout un hymne à la passion amoureuse ; le sentiment qui unit Julie et Saint-Preux est assez fort et sincère pour échapper à la laideur de l’adultère, pour survivre – avec quelques altérations – aux épreuves du temps. Ce livre d’une grande originalité pour l’époque, est conçu par lui-même, comme un projet unique que la postérité a pu qualifier d’autobiographie. Il pose les fondements d’une littérature du « moi » par l’étalage complaisant de la vie privée, l’exploration des débats intimes de la conscience et annonce « les déferlements lyriques du romantisme », pour employer le mot de Christiane Lauvergnat-Gagnière ; et cette originalité, sa modestie n’en souffre guère : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur 68» .

67 Christine Lauvergnat-Gagnière et al., op. cit., p. 180. 68 J.-J. Rousseau, Livre I.

Epris d’abord de science et de mathématique, Bernardin de Saint-Pierre, qui ne doit sa célébrité littéraire qu’à un seul livre (Paul et Virginie tiré de son ouvrage Etudes sur la nature, 1773), a été considéré très tôt comme le disciple de Rousseau, qu’il fréquente et admire. L’histoire de Paul et Virginie est celle de deux adolescents qui ont grandi ensemble sur une île, au sein d’une nature amante où ils ont développé des sentiments affectifs très purs et très prononcés. Cette aventure, pleine de charme et de promesse pour des adolescents de quinze ans, va malheureusement connaître un coup d’arrêt dû à une séparation brutale nécessitée par un voyage que Virginie effectue en France sur l’insistance d’une tante. Trois années plus tard, lorsque, étreints par une longue nostalgie, les deux amants doivent se retrouver, le bateau chargé de ramener Virginie dans l’île chavire au moment d’accoster. Virginie est engloutie par les flots sous les yeux de Paul qui, deux mois plus tard, mourra de chagrin. Ce livre qui marque véritablement son époque en terme de succès – et ce dès sa parution – présente une idylle touchante entre deux personnages simples et purs, préservés des corruptions de la civilisation au sein d’une nature bienveillante, source de leur bonheur ; les héros sont alors animés – avant la survenue du drame – d’une bonté et d’une sensibilité contagieuses qui, au- delà du siècle, vont toucher en cascade la jeune génération dans son ensemble. L’un des principaux enseignements de ce livre, qui rejoint d’ailleurs celui de Rousseau, est que la félicité trouve sa source dans la soumission à la nature, dans le rejet du monde civilisé, de la théologie et du savoir, dans l’hymne à la sensibilité.

Ainsi, par la thématique (nature, rêve, sensibilité, simplicité de caractère), par le traitement de l’intrigue (amour impossible, fâcheuse séparation des amants, attachement à un idéal amoureux, nature confidente et siège du bonheur), Rousseau et Bernardin de Saint- Pierre renouvellent le roman de fond en comble, en lui ouvrant les vannes d’une esthétique nouvelle, dont ils auront été, à défaut d’être les précurseurs – les idéologues ayant jeté les bases.

1.2.2. Les précurseurs de l’âge romantique :