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Pour le bloc soviétique, un texte inutile

Les délégations soviétiques ont défendu une position apparemment paradoxale : elles se sont opposées aux discussions portant sur la mise en œuvre de la Déclaration universelle, puis ont rejeté la Déclaration universelle au motif notamment qu’elle ne dispose d’aucun moyen de mise en œuvre. Il apparaît néanmoins que si les délégations soviétiques ne souhaitaient pas que les droits civils et politiques soient applicables, elles auraient souhaité que la Déclaration universelle serve à promouvoir le modèle économique et social des Etats soviétiques.

Pour les délégations soviétiques, la Déclaration universelle constitue un texte qui ne peut pas être mis en application, car il ne définit pas les moyens économiques et sociaux permettant la réalisation des droits.

L’analyse de la délégation soviétique peut sembler, à la première lecture, contradictoire : le texte de la Déclaration universelle est jugé à la fois « trop juridique » et sans dispositions d’application. M. Vichinsky, représentant de l’URSS devant l’Assemblée générale affirme, en effet, le 9 décembre 1948 : « Le texte de Genève n’était pas sans qualités, mais il avait aussi de grands défauts, au nombre desquels une forme trop juridique et l’absence de dispositions en vue de la réalisation concrètes des principes énoncés. Malgré les révisions successives du projet de Genève, ces défauts se retrouvent encore dans le texte soumis à l’Assemblée »195

. Le point de vue du représentant de l’URSS est soutenu par les autres délégations du bloc soviétique. Le représentant de Biélorussie affirme que la DUDH « ne comporte aucune garantie effective des droits qu’elle énonce »196. Le délégué de Pologne déclare que la Déclaration universelle n’a aucune valeur juridique contraignante : « [L]a Déclaration, telle qu’elle est rédigée, n’est qu’une expression de principes dépourvue de valeur juridique, ne prévoyant aucune mesure d’application et dont la seule portée se situe sur le terrain moral »197

. Il rappelle également la position de la délégation des Etats-Unis qui a considéré que la

195 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingtième séance plénière [9 décembre 1948], A/PV. 180, 9 décembre 1948, p.

854.

196 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingt-deuxième séance plénière [10 décembre 1948], A/PV. 182, 10 décembre

1948, p. 896.

197

Déclaration universelle n’avait aucune valeur juridique obligatoire198

. Il ajoute, dans sa longue déclaration, qu’ « il a été clairement établi qu’il ne s’agit que d’une déclaration de principe, qu’aucun Gouvernement n’aura l’obligation de l’appliquer »199

.

Comme le montrent les discours prononcés par les délégations soviétiques, cette analyse repose sur la doctrine officielle marxiste-léniniste, selon laquelle des droits ne peuvent être appliqués que si leurs bénéficiaires disposent des moyens économiques pour les réaliser. Le représentant d’URSS qualifie les droits énoncés de « simple abstraction » et d’ « illusion vaine » puisqu’ils ne garantissent pas la mise en œuvre des moyens économiques pour leur réalisation :

« [O]n ne peut concevoir les droits de l’homme en dehors de l’Etat ; la notion même du droit et de loi est liée à celle de l’Etat. Les droits de l’homme n’ont aucun sens s’ils ne sont garantis et protégés par l’Etat ; autrement ils se réduisent à une simple abstraction, à une illusion vaine aussi facilement dissipée qu’elle peut être aisément créée (…). [L]a déclaration ne doit pas se borner à proclamer les droits de l’homme, mais elle doit également en assurer le respect en tenant compte des conditions de la vie économique, sociale et nationale de chaque pays. La déclaration ne devrait pas se contenter d’énoncer d’une façon formelle les droits du citoyen et de proclamer l’égalité des droits ; elle devrait également les

garantir et prévoir des mesures concrètes »200.

Le délégué soviétique cite plusieurs droits inapplicables s’ils ne précisent pas les moyens qui permettent d’en bénéficier. S’agissant de l’actuel article 3 portant sur « le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne »201, le délégué soviétique considère qu’il « n’indique aucunement les mesures, même les plus élémentaires qui doivent être prises par l’Etat pour assurer l’application pratique des droits énoncés »202. Pour garantir la liberté d’opinion et d’expression énoncée à l’actuel

198 Selon les termes du représentant de Pologne, la délégation des Etats-Unis a considéré que « la déclaration que

l’Organisation se propose d’adopter ne peut imposer aux Gouvernements le devoir d’assurer à leurs citoyens la jouissance des droits proclamés, qu’elle n’est ni un traité, ni un accord international et qu’elle ne comporte par conséquent, aucune obligation d’ordre juridique ». Ibidem.

199

Idem, p. 909.

200 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingt-troisième séance plénière [10 décembre 1948], A/PV. 183, 10 décembre

1948, pp. 924-925.

201

Le délégué cite l’article 4 du projet de déclaration qui correspond à l’actuel article 3. ASSEMBLEE GENERALE, Projet

de déclaration internationale des droits de l’homme, A/777, 7 décembre 1948.

202 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingtième séance plénière [9 décembre 1948], A/PV. 180, 9 décembre 1948, p.

article 19203, il faut, selon le représentant soviétique, « assurer aux travailleurs les moyens de s’exprimer, c’est-à-dire mettre à leur disposition des imprimeries et des journaux »204. S’agissant de l’actuel article 22 relatif au droit à la sécurité sociale205, la délégation soviétique aurait voulu qu’il soit précisé que « les assurances sociales [sont] payées par l’employeur ou par l’Etat »206

.

Le représentant de Pologne précise, à l’instar du représentant d’URSS que la Déclaration universelle ne comporte aucune disposition de mise en œuvre :

« Les discussions auxquelles sa rédaction a donné lieu ont démontré, du reste, qu’il a été établi à dessein, de manière à ne pas garantir le respect des droits de l’homme et de ses libertés essentielles. Le projet ne contient, en effet, aucun détail quant à son application, il ne fait aucune mention des limitations auxquelles la législation des Etats contemporains soumet les principes qu’il énonce. Or, à l’époque actuelle, toute déclaration qui s’abstient d’établir un lien étroit entre les droits politiques et les garanties sociales et économiques et qui n’assure pas un fondement démocratique à

ces droits est une déclaration dépourvue de sens »207.

La doctrine marxiste-léniniste qui sous-tend le raisonnement soviétique est également bien exprimée par la délégation de Yougoslavie. Le représentant de Yougoslavie affirme, en effet, que, « [p]our qu’elle ait une valeur historique et juridique, la déclaration des droits de l’homme devrait refléter fidèlement les progrès auxquels aspire la génération actuelle »208. Il précise ensuite que pour garantir les droits de l’Homme, il est avant tout nécessaire de garantir les « droits sociaux » : « [L]e projet de déclaration des droits de l’homme n’attache pas une importance suffisante aux besoins nouveaux de la société moderne et à la nécessité de reconnaître les droits sociaux »209. Il affirme enfin qu’« une simple proclamation de ces droits serait illusoire, si on n’assure pas les conditions matérielles qui permettent à l’individu de jouir de ces droits ; [la déclaration] aurait dû, au contraire, définir les

203 Le représentant cite l’article 20 du projet de déclaration qui correspond à l’actuel article 19. ASSEMBLEE GENERALE, Projet de déclaration internationale des droits de l’homme , A/777, 7 décembre 1948.

204 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingtième séance plénière [9 décembre 1948], A/PV. 180, 9 décembre 1948, p.

856.

205

Le délégué cite l’article 23 du projet de déclaration qui correspond à l’actuel article 22. Ibidem.

206 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingtième séance plénière [9 décembre 1948], A/PV. 180, 9 décembre 1948, p.

855.

207

Idem, p. 904.

208 ASSEMBLEE GENERALE, Centre-quatre-vingt-troisième séance plénière [10 décembre 1948], A/PV. 183, 10 décembre

1948, p. 913.

209

conditions sociales et matérielles qui sont nécessaires pour que ces droits puissent être exercés »210.

Durant l’élaboration de la Déclaration universelle, les délégations soviétiques se sont pourtant opposées à ce que le Comité de rédaction étudie la question de la mise en œuvre de la Déclaration universelle.

Lors de la séance du 5 février 1947, le représentant d’URSS, M. Tepliakov, s’oppose à ce que « la Commission autorise le Comité de rédaction à examiner les différents systèmes destinés à mettre en pratique les principes de la déclaration, et ce, jusqu’à ce que la déclaration elle-même soit prête »211. Il précise ensuite qu’il

considère que « l’établissement d’un plan précis [de mise en œuvre] serait prématuré »212.

En outre, le seul représentant du bloc soviétique au groupe de travail de travail sur la mise en œuvre, le représentant de l’Ukraine a quitté les travaux de ce groupe de travail lors du deuxième jour de sa session (le 6 décembre 1947). Il remet une lettre dans laquelle il explique qu’il ne peut pas prendre part aux discussions car il continue « à croire nécessaire de discuter la question des mesures d’application de la mise en œuvre à une phase ultérieure des travaux de la Commission des Droits de l’Homme, lorsque les autres groupes de travail auront épuisé leur ordre du jour »213.

Les délégations soviétiques auraient néanmoins souhaité que la Déclar ation universelle précise par quels moyens les droits économiques et sociaux doivent être garantis, et serve ainsi à promouvoir le modèle économique et social de l’URSS.

Dans un rapport au ministre des affaires étrangères de l’URSS Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov, le délégué Bogomolov écrit : « Les Anglo-Américains veulent mettre de côté toutes les obligations de l’Etat concernant les dispositions des droits de l’Homme comme les droits au travail, à l’éducation, à l’assistance so ciale, à l’égalité des genres, etc »214

.

210 Idem, p. 915. 211

COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME, Compte-rendu de la quinzième séance [5 février 1947], E/CN.4/SR.15, 5 février 1947, p. 4.

212 Idem, p. 6. 213

COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME, Projet de rapport sur la mise en œuvre, E/CN.4/53, 10 décembre 1947, p. 4.

214 Rapport cité par GLENDON Mary Ann, A World Made New. Eleanor Roosevelt and the Universal Declaration of Human Rights, Op. Cit., p. 93. Traduction personnelle.

La délégation soviétique défend tout au long des séances de préparation des dispositions qui précisent que les droits économiques et sociaux doivent être garantis par les autorités publiques, sur le modèle de l’URSS. Par exemple, le représentant soviétique demande que la déclaration affirme que l’Etat garantit « les droits des travailleurs » et argumente : « Il est essentiel de spécifier clairement qui assumera la responsabilité de la mise en application des droits énoncés dans la Déclaration » 215. Pour Eleanor Roosevelt, cette conception qui revient à défendre un modèle d’Etat n’est pas acceptable. La représentante des Etats-Unis, qui est en faveur de l’inclusion des droits économiques et sociaux « car aucune liberté individuelle ne peut exister sans la sécurité économique et l’indépendance », s’oppose à ce que la Déclaration universelle définisse par quelle manière les droits économiques et sociaux doi vent être garantis : « [L]a délégation des Etats-Unis estime que la Déclaration doit proclamer des droits et ne doit pas essayer de définir la fonction du Gouvernement dans la réalisation de ces droits. Cette fonction varie nécessairement d'un pays à l'autre et ces différences peuvent être considérées non seulement comme inévitables, mais encore comme utiles »216.

Section 3 - Pour des juristes contemporains, un texte de grande portée