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Positionnement et objectif général

Chapitre 2. (Re)conception organisationnelle et environnements capacitants

2. Concevoir pour le développement : l’approche par les « capabilités »

2.2 L’approche par les « capabilités » d’Amartya Sen

2.2.1 Positionnement et objectif général

Amartya Sen a reçu le prix Nobel d’économie en 1998. L’élaboration de sa pensée est

marquée par quatre grandes étapes (Dubois & Mahieu, 2009). En premier lieu, ses recherches portent sur le choix social puis s’orientent dès la fin des années 1970 vers des problématiques

plus empiriques de l’économie du développement. C’est à cette époque que né le concept clé

de « capabilités » alors que l’auteur cherchait « un meilleur point de vue sur les avantages individuels que celui que permettait la concentration rawlsienne sur les biens premiers » (Sen,

2010a, p. 284). L’estimation de l’avantage global d’un individu se détache alors d’une

évaluation en termes de bonheur ou de niveau de revenu pour se concentrer sur les capabilités : « l’approche par les capabilités juge l’avantage d’un individu à sa capabilité de faire des choses qu’il a des raisons de valoriser » (Sen, 2010a, p. 284). Progressivement, les capabilités sont assimilées à des libertés de choix entre différentes alternatives de vies possibles (Dubois & Mahieu, 2009). Le concept se rattache à une acception « positive » de la

liberté qui met au premier plan la capacité effective d’action d’une personne dans une

situation donnée, à la différence de la liberté « négative » qui traduit l’absence d’entraves à

l’action (Corteel & Zimmermann, 2007). Ce qui importe réellement « ce sont les capabilités

dont disposent les personnes c'est-à-dire l’ensemble des possibilités qui s’offrent à elles et leur liberté de choisir, dans cet ensemble, le type de vie auquel elles attachent de la valeur » (Stiglitz, Sen & Fitoussi, 2009, p. 16-17). L’application systématique de l’approche par les

capabilités à l’économie du développement s’opère à la fin des années 1980 à travers l’étroite

collaboration qui est menée avec le Programme National des Nations Unies (PNUD) (Dubois & Mahieu, 2009). Aujourd’hui, les travaux de Sen poursuivent ces différentes orientations et apportent des réflexions autour de la démocratie et des identités.

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Précisons que le terme anglais « capability » adopté par Sen dans ses travaux sera ici traduit par le néologisme « capabilité ». C’est volontairement que nous n’adoptons pas le terme « capacité » pourtant fréquemment utilisé dans les traductions. La capacité signifie le fait de savoir faire quelque chose alors que la capabilité désigne le

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Nous reportons ici principalement les développements autour de l’approche par les capabilités au cœur de la pensée de Sen depuis la fin des années 1970. Pour cela nous nous appuierons en

grande partie sur deux ouvrages publiés par Sen : Development as Freedom, paru en 1999 et

The Idea of Justice, paru en 2009. L’intérêt de ces ouvrages est d’offrir aux lecteurs, d’une part, une compilation des différents articles et travaux de l’auteur, et d’autre part, des réponses aux critiques dont ces travaux font parfois l’objet : une approche centrée sur l’individu, la question de la responsabilité face à l’affirmation de liberté ou encore les difficultés de la

mesure des capabilités.

Afin de cerner les principales tendances et objectifs de l’approche par les capabilités, le positionnement de Sen à l’égard de la théorie du « capital humain » est particulièrement

éclairant : « the significant transformation that has occurred in recent years in giving greater recognition to the role of « human capital » is helpful for understanding the relevance of the capability perspective74 » (Sen, 1997, p. 1959).

L’auteur reconnaît en premier lieu les apports de la théorie du capital humain, et notamment le fait de placer l’humain au centre des préoccupations et d’élargir la définition même d’accumulation du capital aux qualités productives des êtres humains (Sen, 1997, 1999/2003). Toutefois, l’exemple de l’accès à l’éducation est repris par l’auteur pour souligner les limites de l’approche en termes de capital humain. Certes, si l’éducation améliore la productivité d’un individu, le « capital humain » s’en trouve amélioré puisque la valeur de la production s’accroît ainsi que le revenu dont l’individu formé pourra bénéficier. Mais les bénéfices escomptés ne s’arrêtent pas à la seule contribution à la productivité et à l’augmentation du

revenu. Les revenus perçus peuvent, par exemple, rester stables ; pour autant, l’individu

bénéficiera d’autres avantages (la lecture, la capacité de communiquer, la participation et l’amélioration de la qualité des débats publics ? etc.). Ces avantages ont (Sen, 1997,

1999/2003) :

- une importance directe pour le bien-être et la liberté des gens ;

- un rôle indirect, par l’influence qu’ils exercent sur le changement social ; - un rôle indirect, par l’influence qu’ils exercent sur la production économique.

Or la théorie du « capital humain » considère en priorité – voire exclusivement – le troisième de ces rôles. Ainsi, « la perspective plus étroite du capital humain ne recouvre que l’un des versants de la problématique plus générale des capabilités, qui prend en compte les conséquences directes et indirectes des facultés humaines » (Sen, 2003, p. 383). Autrement dit, le capital humain se concentre « on the agency of human beings – through skill and knowledge as well as effort – in augmenting production possibilities » alors que les capabilités « focuses on the ability of human beings to lead lives they have reason to value capacité l’idée de possibilité réelle (Falzon & Mollo, 2009b). Nous reviendrons plus en détails sur chacune de

ces notions.

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« La transformation significative qui s’est déroulée au cours des dernières années, qui consiste à accorder une

meilleure reconnaissance au rôle du “capital humain” est utile pour comprendre les apports de la perspective des

111 and to enhance the substantive choices they have75 » (Sen, 1997, p. 1959). Ce point est repris par Bryson et Merritt (2007, p. 44) qui soulignent que le capital humain est uniquement perçu en termes de contribution à la productivité de l’organisation, tandis que la capabilité est considérée comme une contribution plus large, permettant aux individus d’améliorer leur vie de façon générale.

Ce positionnement de Sen à l’égard du capital humain nous renseigne sur plusieurs points :

- si le capital humain permet d’élargir l’importance des ressources au-delà d’aspects purement matériels, une approche en termes de « ressources productives » ne peut suffire ; elle conduit à réduire les êtres humains à des moyens de production alors qu’« ils sont aussi la finalité » (Sen, 2003, p. 385) ;

- l’élargissement proposé est une perspective en termes de « capabilités » pour servir à la fois les intérêts de la production économique mais aussi ceux du développement social.