• Aucun résultat trouvé

Vers une organisation capacitante

Chapitre 2. (Re)conception organisationnelle et environnements capacitants

4. Vers une organisation capacitante

La perspective théorique des capabilités proposée par Sen, couplée avec la vision de

l’organisation comme instrument offrent, selon nous, un cadrage pertinent pour penser l’organisation et outiller sa conception. Nous souhaitons proposer ici une définition d’une

organisation capacitante qui répond aux exigences des nouvelles formes d’organisation et aux impératifs de productivité, santé et développement.

La définition proposée englobe des caractéristiques qui permettraient de proposer, de façon pérenne, des « environnements capacitants », autrement dit qui autoriseraient l’atteinte des objectifs, la construction de la santé et le développement conjoint des individus, des collectifs

et de l’organisation à long terme.

Définir une organisation capacitante ne vise pas à répondre à la question « quelle serait « la » bonne organisation » mais plutôt à celle de « comment faire progresser l’organisation ? ». Pour répondre à la question du « comment », il n’existe pas « une » solution unique mais

l’enjeu est avant tout de promouvoir les libertés, l’accroissement des choix et des opportunités

de chacun.

L’objectif d’une organisation capacitante est l’accroissement des capabilités. Pour atteindre

cet objectif, la seule mise à disposition de ressources ne suffit pas. Il convient de développer des facteurs de conversion de ces ressources en capabilités – facteurs nécessaires :

- pour que les individus puissent répondre aux exigences de l’organisation ;

- mais aussi et surtout pour que l’organisation puisse faire face à l’exigence des

salariés d’effectuer un travail de qualité (Clot, 2013).

Après avoir positionné l’organisation capacitante vis-à-vis d’autres concepts comme ceux de

l’organisation apprenante et qualifiante (§ 4.1), l’objectif sera de proposer une définition

(§4.2).

4.1 Positionnement et apport

L’organisation apprenante et l’organisation qualifiante présentent certaines limites que l’organisation capacitante se propose de dépasser.

Certains auteurs ont en effet signalé que l’organisation apprenante était centrée avant tout sur les seuls intérêts de l’organisation (Bryson & Merritt, 2007 ; Pesqueux, 2004) et s’avérait être

exigeante et contraignante pour les salariés (Tarondeau, 2002). Quant aux organisations

qualifiantes, centrées sur le lien entre l’organisation du travail et les compétences, elles

138

évolutions rapides de l’emploi et des organisations, afin d’éviter les processus d’exclusion économique et sociale (Fernagu, 2004). Elles visent à favoriser l’« employabilité » des

salariés.

Ces deux organisations accordent finalement peu de place à la question des opportunités et

des libertés en situation de travail. L’organisation capacitante cherche, quant à elle, à

concevoir une organisation en associant des ressources et des facteurs de conversion, comme

un instrument de développement de l’activité individuelle et collective des opérateurs,

soutenant leur initiative (Clot & Litim, 2009). Le développement des capabilités apparaît comme le prix à payer pour des organisations qui veulent soutenir un environnement et un travail capacitants, favorables à la santé et à l’efficacité des individus et des organisations. Par « travail capacitant », nous entendons un travail qui offre du sens, des marges de

manœuvre, des possibilités de développement et d’apprentissage, un travail qui permet d’accroître l’autonomie et le pouvoir d’agir de tous les acteurs et autorise des processus réflexifs sur l’activité individuelle et collective.

Là encore, la notion de « travail capacitant » se différentie des notions telles que :

- le « travail décent », défini par l’Organisation Internationale du Travail et la

Commission Européenne, centré sur la qualité de l’emploi : durée désirée, salaire convenable,

conditions respectueuses de la santé des individus, etc. (Méda, 2004) ;

- le « travail soutenable »96 qui cherche avant tout à rendre le travail désirable ou

simplement supportable au bout de nombreuses années d’exercice (Méda, 2004). Le caractère soutenable met parfois en avant l’analogie avec le développement durable ou soutenable « qui

répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (Rapport Brundtland, 1987). L’idée défendue est alors celle

d’un travail soutenable qui permet le développement et l’entretien permanent des ressources humaines, à l’opposé d’un modèle de travail intensif, consommateur de ressources (Docherty,

Kira, & Shani, 2009). Gollac, Guyot et Volkoff (2008) proposent cependant une définition élargie du concept de « travail soutenable » qui se rapproche du concept de « travail

capacitant » même si la dimension développementale n’est pas au centre. Selon ces auteurs,

un travail soutenable est « exempt de contraintes ou nuisances susceptibles de provoquer, à termes, des pathologies durables (…) tolère une large diversité entre les individus (…) et doit

pouvoir être soutenu, par le libre jeu de l’activité humaine » (Gollac, Guyot, & Volkoff, 2008,

p. 8).

Le concept d’organisation capacitante a récemment été discuté dans des travaux en ergonomie et en sciences de l’éducation. Les premiers travaux abordent la construction d’une organisation capacitante à travers l’intervention ergonomique permettant le développement conjoint de la structure d’une part, et des compétences des acteurs, d’autre part (Coutarel & Petit, 2009). Dans les seconds travaux, l’organisation capacitante est présentée comme

96

139 encourageant le développement des capabilités, de la capacité à agir des sujets en augmentant

leur pouvoir d’agir (Fernagu-Oudet, 2011).

Selon nous, l’organisation capacitante doit remplir les exigences de liberté de choix,

d’opportunités, d’expansion des capabilités et implique ainsi la satisfaction de plusieurs

dimensions clés que nous allons maintenant aborder.

4.2 L’organisation capacitante : proposition d’une définition

A partir du cadre théorique développé et pour répondre aux enjeux soulevés par les nouvelles

formes d’organisation, nous proposons d’appeler « organisation capacitante », une

organisation qui présente les caractéristiques suivantes :

- Instrumentalisable : une organisation capacitante est une organisation-instrument.

Cela signifie qu’elle propose un cadre – une structure-artefact – habilitant, qui fournit des ressources et des possibilités pour chacun. Cela signifie également qu’elle se prête à l’adaptation d’elle-même à travers les usages. Concevoir l’organisation comme un instrument invite à ne pas accorder une suprématie à l’organisation officielle ou formelle – le cadre – et à

prendre en compte les activités de régulation et de structuration afin de penser ensemble le cadre et les actions ;

- Débattable : une organisation capacitante est une organisation qui autorise et encourage les débats et confrontations de points de vue. Les conflits de critères, de buts, de logiques sur le travail doivent être connus, reconnus et débattus et il en va même de la survie des entreprises : « la nécessité de débats dans une entreprise est certes une exigence

démocratique. Mais c’est aussi le reflet de la diversité de logiques, dont la prise en compte est nécessaire à la survie de l’entreprise » (Daniellou, 1999, p. 531). Le problème dans les organisations aujourd’hui n’est pas l’existence de conflits, mais l’intériorisation des débats

sociaux entre différentes visions du travail et de la qualité (Petit, Dugué & Daniellou, 2011).

Cette nécessité d’encourager les débats au sein des organisations rejoint les travaux de la psychologie du travail et des sciences de gestion. Le courant de la clinique de l’activité

encourage depuis quelques années déjà l’institutionnalisation par l’organisation des débats sur le travail, et notamment sur la qualité du travail (Clot, 2006a, 2013). En sciences de gestion,

une théorie de l’espace de discussion en situation de gestion est actuellement développée

(Detchessahar, 2001, 2011 ; Clergeau et al., 2006). Cette théorie vise à répondre aux nouveaux défis auxquels les organisations sont confrontées : la logique « processus » et la transversalité qui en découle engendrent des besoins de communication et d’interaction importants. Dans cette perspective « la santé des salariés serait directement fonction de la

capacité de l’organisation à lever les contradictions entre ce qui est demandé aux salariés, les moyens mis à leur disposition et l’évaluation des résultats » (Clergeau et al., 2006, p. 8). Pour

lever ces contradictions, les auteurs appellent à une mise en discussion à travers notamment des lieux dédiés et structurés. Ces lieux, animés par le management de proximité, apparaissent

140

propices au développement d’un « travail d’organisation » (de Terssac, 2003b) et à la

construction de compromis, et se révèlent être une des clés de la réussite d’un changement organisationnel ;

- Propice à la définition des collectifs : une organisation capacitante est une organisation qui donne aux opérateurs la possibilité de construire leur propre activité

collective. Cela signifie que l’organisation doit offrir des ressources et des possibilités facilitant la production d’un travail collectif : des possibilités de synchronisation opératoire et cognitive, des possibilités de construction d’un référentiel opératif commun, une répartition des tâches et une organisation temporelle favorables à l’ensemble des partenaires du travail

collectif, etc. (Caroly & Barcellini, 2013). Cela signifie aussi que l’organisation doit proposer

des conditions favorables à la construction d’un collectif de travail qui se construit entre des

opérateurs qui partagent des objectifs (Ibid.). Nous avons mis en évidence le caractère « transverse » de ce collectif dans les nouvelles formes d’organisation aujourd’hui et ses

conditions d’émergence ; parmi elles, on retrouve les nécessaires espaces de discussion et de

débats. Ces espaces doivent faciliter une pratique réflexive au travail où, cette fois-ci,

l’opérateur se donne comme objet de travail l’activité collective conjointe (Lorino, 2009).

Quatre « règles d’or » ont été énoncées afin de garantir l’efficacité d’une pratique réflexive au travail (Mollo & Nascimento, 2013) : elle doit avoir pour objet l’activité réelle de travail, elle doit être régulière et suppose une participation volontaire de tous, elle doit avoir une double

visée d’analyse et d’action et doit être assistée et encouragée au sein de l’organisation. Ces pratiques peuvent prendre la forme d’activités méta-fonctionnelles qui, déclenchées par des dysfonctionnements, sont susceptibles de contribuer à la transformation et à l’amélioration de l’organisation (Falzon, 1996).

141

Deuxième partie

Problématique et cadre méthodologique pour

la conception organisationnelle

142