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Une « mise en main » de l’organisation par les opérateurs

Chapitre 1. Organisation et changement organisationnel : d’une vision statique à une

3. Le changement organisationnel : une adaptation conjointe de la structure et des

3.3 Une « mise en main » de l’organisation par les opérateurs

Il est illusoire de penser que « la » bonne organisation est prévisible à l’avance : « même dans

les situations les plus contraignantes, les individus se créent des marges d’autonomie. C’est dans ces marges, articulées sur les contraintes de l’organisation mais s’en démarquant en les

modifiant, que se constitue le changement » (Bernoux, 2004, p. 11). L’ergonomie défend

depuis longtemps une vision de l’opérateur comme créateur de son propre travail (Falzon,

1996) et, in fine, de sa propre organisation qu’il va chercher à « mettre à sa main » et à adapter aux situations variées qu’il peut rencontrer (Coutarel & Petit, 2009). La nouvelle organisation, aussi formalisée soit-elle, sera confrontée à des tentatives d’adaptation et de reconception. Toute décision de changement subira des modifications (Bernoux, 2004). En sciences de gestion, les « phénomènes émergents » désignent « ce qui arrive et qui n’était pas prévu » (Autissier & Wacheux, 2000, p. 42). Les raisons de ces phénomènes sont plurielles

mais tendent à montrer qu’une action de changement est très difficilement programmable

dans son ensemble (Ibid.). Dans les faits, cela se traduit concrètement par différentes pratiques : l’invention de nouveaux usages et la réélaboration de règles – pratiques abordées plus haut et dont nous rappellerons ici les enjeux dans le cadre des changements organisationnels (§3.3.1) –, les activités méta-fonctionnelles (§3.3.2), et les migrations de pratiques (§3.3.3).

3.3.1 Invention de nouveaux usages et réélaboration de règles

Dans les organisations, les individus sont soumis à des structures contraignantes, en particulier lorsque celles-ci sont imposées à travers les conduites de changement

précédemment décrites. Cependant, aucune contrainte n’est telle qu’elle supprime toute

autonomie et toute initiative des individus et des groupes (Bernoux, 2002). Cette autonomie peut même, à son tour, modifier le poids des contraintes (Ibid.). Elle se manifeste, nous

l’avons vu, dans la création de règles nouvelles (Reynaud, 1988 ; 1989 ; 1995) et dans l’invention de nouveaux usages (Rabardel, 1995 ; Rabardel & Pastré, 2005). Plus

concrètement, de nouveaux fonctionnements organisationnels émergent à travers :

- les comportements d’appropriation définis comme les « interactions quotidiennes qui finissent par remettre en cause non seulement les règles générales de gestion (…) mais aussi le système de normes et de valeurs » (Bernoux, 2002, p. 86). Une étude récente menée au sein

d’une usine de boissons illustre la manière dont le système de rotation prescrit par l’organisation est modifié collectivement par les opérateurs pour d’une part, maintenir les hauts taux de production et, d’autre part, pour que les opérateurs eux-mêmes puissent se

maintenir (Rocha, Daniellou, & Nascimento, 2012). Les opérateurs opposent des ruses et des

comportements d’appropriation à la volonté de contrôle et de domination des

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aux régulations autonomes venues d’en bas (Reynaud, 1988). Et c’est précisément « dans l’acceptation d’une confrontation entre ces deux régulations qu’émergeront de nouveaux

fonctionnements » (Gilbert, 2008, p. 42). Cette régulation peut avoir lieu au cours même de

l’activité (les régulations chaudes) ou au sein d’espaces dédiés (les régulations froides) (de

Terssac & Lompré, 1996) et donnera lieu à la création de « règles conjointes » (Reynaud, 1995). Les règles changent et, in fine, l’organisation évolue. Le changement ne devient alors

effectif que lorsqu’il se traduit par la mise en place de nouvelles régulations sociales56

(Bernoux, 2004) ;

- les nouveaux usages. Nous l’avons vu, l’organisation se rapproche d’un instrument –

instrument qui peut alors être élaboré, institué, transformé par l’opérateur y compris lorsque

celui-ci est fondé sur un artefact (ici la structure organisationnelle) hyper-normé. Le

développement de l’organisation se concrétise dans un processus de genèse entre la structure

et les actions des acteurs (Petit, 2005) ; ces « genèses » organisationnelles permettent le développement des opérateurs (dimension instrumentation) et de l’artefact (dimension instrumentalisation) (Rabardel, 1995). Les « genèses » constituent, au plan des instruments,

des processus d’appropriation (Béguin, 2005). Si la structure-artefact (règles formelles et

dispositifs) se révèle être une grande force de contraintes, elle ne supprime pas pour autant la capacité des acteurs à construire des compromis, interpréter cette structure, voire la transformer à travers son usage : « les structures sont produites aussi dans les interactions et

ces dernières sont l’élément central de leurs changements » (Bernoux, 2002, p. 94). Les moyens d’agir sur l’artefact émanent des liens entre les individus et des collectifs (Petit, 2005). L’organisation résulte de ce processus d’appropriation/modification de la structure-

artefact.

3.3.2 Les activités méta-fonctionnelles

L’évolution de l’organisation va également dépendre des activités réflexives ou méta-

fonctionnelles. Toute activité de travail comprend une activité fonctionnelle orientée vers la réalisation de la tâche et une activité réflexive, ou méta-fonctionnelle qui prend pour objet

l’activité elle-même et qui vise à la transformer (Falzon, 1994).

Au cours du travail, les opérateurs, confrontés à des difficultés fonctionnelles lors de

l’exécution des tâches, vont construire spontanément de nouveaux outils et de nouveaux

savoirs (Falzon, Sauvagnac, & Chatigny, 1996) « destinés à une utilisation ultérieure

éventuelle et visant à faciliter l’exécution de la tâche ou à améliorer la performance » (Falzon,

1994, p. 2). Les activités méta-fonctionnelles sont donc alimentées par les activités fonctionnelles ; elles sont déclenchées par des dysfonctionnements (problèmes nouveaux,

56

Ces régulations peuvent être mises en place dès le processus de changement notamment à travers la démarche actualisée présentée plus haut (Barcellini et al., 2013) qui permet la confrontation des points de vue, la rencontre des « mondes ».

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outils inadaptés, manque d’information, etc.) et sont susceptibles de contribuer à la transformation de l’organisation (Falzon, 1996).

Ces activités peuvent, par exemple, être déclenchées par un questionnement des opérateurs

sur le sens d’une nouvelle organisation-processus dans laquelle ils s’insèrent ; ces derniers

peuvent avoir le sentiment flou que l’ « on pourrait faire mieux ensemble » et se livrent alors à « une réflexion collective sur leur propre activité collective, pour l’évaluer et, le cas échéant, la transformer » (Lorino, 2009, p. 92). Ces types de questionnements sont particulièrement

féconds dans les phases de transition lorsque les modalités de l’activité collective sont perturbées et que de nouvelles relations d’interdépendance apparaissent (Lorino, 2013). A

travers ces activités réflexives, la dimension collective de l’activité est replacée au cœur de

l’organisation alors que cette dernière a tendance à être sous-estimée, voire oubliée dans les

processus de changements (Lorino, 2013 ; Petit, 2005). Ces activités réflexives ou méta- fonctionnelles sont susceptibles de reconcevoir la structure, de favoriser l’évolution des

compétences, et apparaissent nécessaires au développement de l’organisation et des opérateurs. La mise en évidence, l’exploitation et la valorisation des activités réflexives s’affichent comme un objectif de l’ergonomie (Falzon, 1996 ; Falzon et al., 1997).

3.3.3 Les migrations de pratiques

Habituellement utilisé pour expliquer la survenue d’accidents, le modèle des migrations de

pratiques développé par Rasmussen (1997) explique plus généralement les pressions

(environnementales, commerciales, recherches de bénéfices pour l’entreprise, pour l’individu…) présentes au sein des organisations et à l’origine de modifications de

comportements, de migration de pratiques.

Le postulat de base du modèle est le suivant : « tout système est conçu comme répondant à la triple pression de la conformité aux règlements sociaux, de la technologie disponible, et des contraintes économiques de performance. Spontanément, sans frein, le système migrerait très vite vers plus de performance et plus d’avantages secondaires pour les individus » (Amalberti, 2004, p. 296). En dépit de barrières de protection (procédures, validations, etc.) qui peuvent être mises en place pour cantonner le système à un fonctionnement sûr, les pressions de la réalité poussent au contournement de ces barrières ou à leur transformation (Ibid. ; Falzon, 2008). Des premières transgressions sont observables au niveau de la direction pour accroître sans cesse la performance. La contrepartie est une deuxième migration cette fois-ci au

bénéfice des individus qui s’adjugent des droits et avantages en contre-paiement des efforts

faits pour travailler « officiellement-illégalement » et « transgresser officiellement » tous les jours les règlements. Le résultat est « une migration vers un espace stabilisé « illégal-normal » de fonctionnement du système » (Amalberti, 2004, p. 296).

Ces migrations apparaissent nécessaires pour s’adapter aux tensions antagonistes et aux

94 à la normalité et à des pratiques dangereuses, elles traduisent aussi une adaptation intelligente

de l’opérateur aux exigences de sa situation de travail (Nascimento, 2009). Dans ce modèle, l’activité de l’opérateur « prend la forme d’une autonomie aux contours incertains, migrant

vers des limites du fait de tensions » (Valot, 2001, p. 26). Là encore, aussi formalisée soit- elle, la structure organisationnelle migrera au cours du temps. Le changement ne peut être considéré uniquement comme un processus planifié (Ibid.).

Si l’on regroupe l’ensemble de ces « mises en main » de l’organisation par les opérateurs, des

tendances se dessinent :

- ces « mises en main » illustrent le fait que l’activité d’une personne ou d’un collectif

est toujours singulière et ne peut être limitée à la vision théorique qu’en ont en général les

concepteurs et les décideurs (Coutarel, 2011) ;

- l’ensemble de ces activités peut être défini comme un « travail d’organisation » visant à inventer des solutions singulières face à un problème particulier (de Terssac, 2003b).

Ce travail d’organisation est par ailleurs important pour assurer un développement continu des

organisations et des personnes (Petit, 2005 ; Petit & Coutarel, 2013) ;

- ce travail est orienté vers plusieurs pôles (Caroly & Weill-Fassina, 2007 ; Cuvelier, 2007 ; De La Garza & Weill-Fassina, 2000 ; Flageul-Caroly, 2001) ;

- le pôle « système » qui se réfère aux buts productifs et aux moyens disponibles. Les activités de « mises » en main de l’organisation sont orientées vers la volonté de faire et de faire bien : les migrations de pratiques « may also be the result of a spontaneous attempt for better efficiency or better work quality57 » (Falzon, 2008). Ces activités peuvent augmenter les ressources mobilisables par la transformation de la structure-artefact ;

- le pôle « soi » qui se réfère aux aspects personnels liés à l’activité : les buts de

l’opérateur, sa subjectivité, ses compétences, son expérience, le sens qu’il attribue au travail, son état fonctionnel… Dans certains cas, les comportements d’appropriation précédemment décrits permettent à l’opérateur d’auto-réguler son activité pour se préserver par exemple

(Rocha et al., 2012). La plupart des activités peuvent avoir pour effet d’accroître le sentiment de faire un travail de qualité ;

- le pôle « autres » qui se réfère aux buts, exigences, obligations des autres (collègues du même métier, équipe inter-métiers… et, éventuellement, personnes à qui

s’adresse le service58). A titre d’exemple, la réflexion collective visant à évaluer et,

éventuellement, à transformer le processus (Lorino, 2009) peut permettre d’intégrer l’activité de l’autre dans sa propre activité (Nascimento, 2009) ;

57 « (…) peut également être le résultat d’une tentative spontanée d’atteindre une meilleure efficience ou une

meilleure qualité de travail » (Falzon, 2008, notre traduction).

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Les activités de service résulteraient d’un compromis entre quatre pôles, le pôle « personne à qui s’adresse le service » étant un pôle qui apparaît aux côtés des trois autres (Caroly & Weill-Fassina, 2007). Il se réfère au client, patient, bénéficiaire, public, usager… Nous décidons ici de l’intégrer au pôle « autres ».

95 - la plupart du temps, ce travail d’organisation est clandestin, parfois toléré59 mais rarement reconnu. Les pratiques décrites sont même souvent assimilées à des détournements, des fautes, des erreurs.

Sans pour autant tomber dans l’extrême inverse visant à considérer l’ensemble de ces

pratiques comme souhaitable et optimale, de nombreux auteurs montrent l’importance de

considérer ces activités comme des tentatives d’amélioration qu’il convient d’identifier, de reconnaître et d’accompagner (Clergeau et al., 2006 ; Falzon, 2013 ; Petit & Coutarel, 2013):

« en France, l’intelligence des travailleurs est massivement utilisée à gérer dans l’ombre ce

que l’organisation officielle ne prend pas en charge. On pourrait imaginer de l’utiliser au grand jour pour améliorer l’organisation » (Daniellou, 2006, p. 63). Comment ?

Des premiers éléments de réponse peuvent être trouvés du côté des travaux sur la fiabilité organisationnelle (Bourrier, 1999) dont « l’agenda » du moment cherche précisément à articuler les approches qui visent à donner du poids aux structures formelles et celles où la fiabilité est presque entièrement laissée à la discrétion des opérateurs. Pour penser ensemble la structure et les acteurs, il convient de promouvoir des approches qui marient « l’étude des

modalités de l’action collective et les pratiques des acteurs (…) à l’étude des modalités de

conception des organisations » (Bourrier, 1999, p. 1). De cette façon, il sera possible de réintroduire le débat sur les formes et les structures organisationnelles qui peuvent aider / gêner les acteurs. En ce sens, il conviendra de définir des systèmes (au sens large) qui favorisent les activités « de mise en main » de l’organisation par les opérateurs : « si le travail

d’organisation est structuré de telle façon qu’il permet aux opérateurs d’avoir une réflexion

sur leur propre travail (pouvoir penser), de pouvoir en débattre avec les collègues et de

pouvoir agir sur la manière d’exécuter ce travail, il devient alors un moyen pour l’organisation de pallier ses défaillances (faire face aux variabilités) et pour les opérateurs de

construire leur propre santé » (Petit & Coutarel, 2013). L’objectif devient le développement conjoint des personnes et des organisations.

La question qui se pose alors est celle d’optimiser l’organisation et l’environnement de travail pour encourager la production des opérateurs (Falzon, 1996). Cette perspective n’est pas sans

effet sur l’ergonomie. Si initialement l’ergonomie a posé comme objectif la conception de

systèmes adaptés, il s’agit maintenant de privilégier la conception de systèmes adaptables

(Ibid.) et de s’orienter vers une approche développementale. Ce sont précisément ces évolutions que nous allons retracer ici avant de développer l’apport de l’approche par les

capabilités et son rôle dans la (re)conception organisationnelle.

59

Le « statut » des migrations de pratiques est particulier à ce sujet ; certaines sont clandestines, d’autres tolérées de manière tacite par la hiérarchie et d’autres prescrites par le management lui-même (Fadier et al., 2003).

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Chapitre 2. (Re)conception organisationnelle et