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Le développement : nouvel enjeu de la recherche en ergonomie

Chapitre 3. Problématique et enjeu de la recherche

2. Le développement : nouvel enjeu de la recherche en ergonomie

La recherche en ergonomie vise à soutenir l’action en situation réelle. L’action qu’elle cherche à nourrir est classiquement soumise au double objectif de santé des personnes et

d’efficacité des systèmes. Il convient d’orienter ces objectifs vers un nouvel enjeu : celui du

développement (Petit, Querelle & Daniellou, 2007). Ceci implique une vision « constructive »

de la santé et une prise en compte d’une performance globale qui s’éloigne de la seule recherche de productivité. Après avoir présenté l’enjeu général de développement (§2.1), nous

aborderons la manière dont cet enjeu pose les objectifs de santé (§2.2) et de performance (§2.3).

2.1 Le développement comme fait, objectif, moyen

L’objectif de l’ergonomie a été récemment posé comme devant être le développement

(Falzon, 2013). Ce nouvel objectif amène à dépasser l’ergonomie de l’activité en proposant une ergonomie « constructive » visant à élargir les enjeux des interventions (Ibid.). Il ne s’agit plus uniquement de veiller aux aspects dangereux et délétères des situations de travail mais

d’aller au-delà, en veillant aux aspects développementaux c'est-à-dire en veillant à ce que le

travail puisse permettre à chacun de se développer.

Le terme de « développement » ici utilisé s’inspire des travaux à focalisation économique et notamment de la théorie du capital humain et, dans une plus large mesure, de l’approche par

les capabilités (Falzon & Mollo, 2009b). La transposition de ces modèles à l’échelle de l’organisation a été abordée dans le cadre théorique.

Dans la perspective de l’ergonomie constructive, le développement apparaît à la fois comme

un fait, un objectif et un moyen (Falzon, 2013) :

- un fait : depuis longtemps, les études ergonomiques constatent que les individus

apprennent au cours de la pratique et qu’ils peuvent se développer, plus ou moins facilement, en fonction des environnements dans lesquels ils évoluent. L’activité apparaît certes productive mais également constructive puisqu’elle permet, sous certaines conditions, que les

individus se construisent dans leur travail ;

- un objectif : le développement constitue également une finalité de l’action ergonomique : il convient alors de s’intéresser aux conditions et entraves au développement dans les situations de travail et à lever les entraves afin de faciliter les processus de

développement. La mise en place d’un environnement capacitant (Falzon, 2005c ; 2013) vise

précisément à mettre en place un environnement non délétère, non excluant mais aussi et

surtout un environnement qui permet d’être efficace, de réussir, d’élargir ses possibilités d’action et de se développer ;

145 - un moyen : le développement apparaît de plus en plus comme un moyen de l’action ergonomique c'est-à-dire que les processus mêmes d’intervention doivent être pensés comme des processus de développement. Autrement dit, les outils de l’ergonome doivent être pensés

ou construits comme des outils développementaux en tant que tels. L’ergonome se fait alors l’« avocat » de méthodologies d’intervention qui, elles-mêmes, favorisent le développement.

Concernant le dernier point – le développement comme moyen – nous faisons l’hypothèse

qu’à travers l’intervention et les méthodes déployées, l’ergonome peut également

expérimenter ce que nous avons appelé une « organisation capacitante » et démontrer

l’opportunité d’une telle organisation. L’intervention devient alors un acte pédagogique visant

à inciter les organisations à mettre en place, de façon pérenne, les caractéristiques précédemment décrites : encourager les processus réflexifs, autoriser les confrontations de point de vue, favoriser la construction continue de règles de travail, etc.

Aussi la manière dont l’intervention est menée peut-elle amener :

- d’une part, à mettre en place un environnement capacitant permettant la transformation des ressources en capabilités ;

- d’autre part, à expérimenter une organisation capacitante : par exemple, si la

participation et la parole des acteurs se trouvent renforcées lors de l’intervention, cela peut amener l’organisation à intégrer ces caractéristiques dans son fonctionnement quotidien et à

renforcer ainsi la dimension « débattable », etc.

Nous y reviendrons plus largement dans la partie discussion. Abordons à présent les

implications de l’enjeu du développement en termes de santé et de performance.

2.2 La santé « constructive »

Poser le développement comme objectif de la discipline invite à penser la santé non plus uniquement sous un aspect physique – lutter contre les maladies professionnelles et les accidents du travail – mais aussi et surtout sous un aspect cognitif – fournir des environnements efficients et des opportunités de développement (Falzon, 2008). Le travail devient alors un « opérateur de santé » s’il autorise le développement des capacités d’agir et de penser de ceux qui travaillent (Clot & Litim, 2009).

Le concept de santé cognitive a été abordé pour la première fois par de Montmollin (1993) qui a établi un lien entre la santé et les compétences : « la santé cognitive, ici, c’est d’être compétent, c'est-à-dire de disposer de compétences qui permettent d’être embauché, de réussir, de progresser. Les ignorances, les connaissances approchées et « en mosaïque », peuvent conduire à une misère cognitive, source éventuellement de misère sociale » (de Montmollin, 1993, p. XXXIX).

146 Cette définition trouve une place centrale dans le courant de l’ergonomie constructive : elle permet de penser la santé non comme un état – la santé réduite à l’absence de maladie – mais

comme un processus, une construction. L’opérateur devra alors puiser dans les situations de

travail des possibilités pour son propre développement (Hodebourg, 1997 in Coutarel, 2004).

« Pouvoir puiser des possibilités pour son développement » implique cependant des conditions favorables. Un modèle triaxial de la santé au travail a été proposé en ergonomie, intégrant des conditions à la fois physiques, sociales et mentales (Pavageau et al., 2007).

Selon ce modèle, la santé apparaît comme le résultat d’un équilibre entre la mobilisation des

ressources, la construction des compétences et la reconnaissance des efforts développés : « une mobilisation trop faible ou excessive de l’organisme, associée à une non-reconnaissance des efforts développés, confrontée à une faible possibilité de progression des compétences, définit une situation de difficultés » (Ibid., p. 2). Là encore, un lien est établi entre la santé et le développement des compétences.

La construction de systèmes de travail encourageant le développement des compétences permettrait donc de remplir un objectif de santé. Par ailleurs, cet objectif est intimement lié à

celui d’efficacité et de réussite97

: « l’effort payant, efficace, qui atteint son but, est un indice

de santé. En revanche, l’effort qui ne mène à rien est éreintant » (Clot, 2013, p. 25). Cette affirmation rejoint l’objectif énoncé par Falzon (2010, 2013) de proposer des difficultés à la

fois traitables et intéressantes. Pour cet auteur, une difficulté « traitable » signifie que les

opérateurs ont les ressources nécessaires à leur disposition pour traiter une tâche d’un niveau d’exigence acceptable. Une difficulté « intéressante » signifie que les opérateurs devront surmonter des difficultés leur permettant d’apprendre. Dans cette situation, le processus de

construction de la santé est facilité.

Plus largement, nous faisons l’hypothèse que le processus de construction de la santé peut être lié à l’existence de ressources potentielles dans la situation mais aussi, et surtout, à l’existence

de facteurs permettant de convertir ces ressources en capabilités.

2.3 De la notion de performance à celle de réussite

Poser le développement comme objectif de la discipline invite également à repenser la notion de performance.

Dans une perspective constructive, la performance ne doit pas être pensée de façon dichotomique : la performance organisationnelle d’un côté, la performance individuelle de

l’autre. La performance est un objectif de l’organisation et de l’individu : il apparaît

nécessaire de « développer une vision individuelle de la performance, alors que celle-ci reste

97

Les notions de réussite et de santé sont intimement liées : « la santé est une condition de la réussite et la réussite une condition de la santé » (Falzon, 2010, p. 62). A ce titre, on est meilleur lorsque l’on se sent bien, et

147 trop souvent proposée comme un objectif de la seule organisation. Or, personne ne souhaite être mauvais. Chacun aspire à effectuer un travail de la meilleure qualité possible » (Falzon, 2010, p. 62), à réaliser un « travail bien fait » pour reprendre l’expression de Clot (2008). La notion de « réussite » est alors préférée et intégrée à la définition d’un « environnement capacitant » (Falzon, 2013).

Si la réussite est un objectif individuel, deux questions se posent alors : l’environnement permet-il d’atteindre la qualité souhaitée ? La définition de la réussite pour l’individu est-elle

la même que celle pour l’organisation ? La mise en place d’un « environnement capacitant » doit permettre aux individus d’être capables, c'est-à-dire doit favoriser la pleine mise en œuvre des capacités de tous de façon efficace et fructueuse (Falzon, 2013). Par ailleurs, l’« organisation capacitante » telle que nous l’avons décrite offre une dimension

« débattable » qui autorise et encourage les débats sur la qualité du travail à tous les niveaux

de l’organisation. Aussi, si la définition de la réussite peut variée, encore faut-il que des

espaces de discussion et de débat soient mis en place pour discuter de ce que signifie la

réussite pour chacun. C’est à cette condition que des compromis pourront être trouvés sur

l’idée d’une « performance générale » partagée par les individus et l’organisation. Et c’est à

cette condition que l’environnement pourra également être amélioré afin de répondre aux

enjeux de qualité du travail.

Ces considérations impliquent une réflexion sur les indicateurs de performance amorcée dans la partie théorique : l’élargissement du développement de l’organisation ne doit plus uniquement être perçu à travers la seule hausse de productivité mais implique de nouveaux indicateurs. A un niveau sociétal, cette réflexion sur les indicateurs a conduit Sen et ses condisciples à proposer un indicateur de « qualité de vie » (Stiglitz, Sen, & Fitoussi, 2009). A

l’échelle de l’organisation, le développement doit aussi inclure des indicateurs autres que le

traditionnel indicateur de productivité. L’ANACT (2007) a récemment proposé un indicateur de « conditions de vie au travail » incluant : la qualité de l’environnement physique ; la qualité du contenu du travail ; la qualité de l’organisation du travail ; les possibilités de réalisation et de développement professionnels ; la qualité des relations sociales et de travail ; la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Au-delà de ces dimensions,

l’amélioration de la qualité (ou conditions) de vie au travail dépend des conditions objectives

dans lesquelles se trouvent les personnes et de leurs capabilités

Là encore, l’idée de « facteur de conversion » est importante. Il s’agit en effet de ne pas se contenter de donner des ressources à l’individu mais d’assurer la conversion de ces ressources

en capabilités effectives, c'est-à-dire de garantir leur utilité et leur usage. Nous faisons

l’hypothèse que cette conversion, facilitée par la mise en place d’un environnement capacitant, permet l’atteinte d’une qualité souhaitée.

Pour résumer, nous aborderons l’enjeu du développement – processus d’expansion des

capabilités – comme une articulation entre la performance, l’organisation et la santé. Cet

enjeu implique un questionnement sur l’intervention ergonomique (Chapitre 4) où le

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l’intervention permettra d’aborder la question de l’opérationnalisation de l’approche par les

capabilités et, ainsi, la stratégie de recherche générale98.

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En fonction des contraintes de la situation, cette stratégie de recherche a subi des modifications au cours de

notre présence sur le terrain. Si elle a guidé nos objectifs, cette stratégie s’est parfois réduite en fonction des difficultés d’accès au terrain : par exemple, nous n’avons pas eu l’autorisation de diffuser un questionnaire

« environnement capacitant ». Toutefois, nous trouvons intéressant de proposer ici une stratégie de recherche « idéale » susceptible d’aider à opérationnaliser l’approche par les capabilités, plus spécifiquement lors d’une intervention concernant un changement organisationnel.

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