• Aucun résultat trouvé

La performance et ses outils en question

Chapitre 1. Organisation et changement organisationnel : d’une vision statique à une

1. L’organisation aujourd’hui

1.2 Nouvelles formes d’organisation et nouvelles modalités de coopération

1.2.3 La performance et ses outils en question

Malgré les nouveaux enjeux et caractéristiques des nouvelles formes d’organisation, les

registres de la performance, caractéristiques du modèle classique « industriel et fordien » – qualité, productivité et rentabilité - resteraient identiques. Seul l’ordre serait inversé avec une primauté accordée depuis quelques années à la rentabilité, primat du financier (du Tertre,

2007). Pourtant, la complexité des organisations aujourd’hui « met en difficulté les possibilités d’identifier, et surtout de contrôler la performance » (Petit, 2005, p. 83) et appelle

53 a) Ce qui compte n’est pas compté

Si les organisations changent, la vision de la performance semble, de son côté, immuable. Le

travail et les opérateurs qui l’effectuent demeurent les « oubliés » des modèles de

performance. Cette vision de la performance et des outils qui en découlent porte en elle un

modèle implicite de l’organisation, fondée sur la structure et les règles formalisées où « la représentation de l’acteur y est relativement sommaire » (Moisdon, 2005, p. 241).

- Prévalence d’une vision de la performance issue du modèle classique

Les principes sur lesquels reposait la performance dans le modèle classique sont encore largement présents dans les nouvelles organisations : les registres sont identiques, les procédures et les outils de gestion portent encore largement sur les seuls enjeux dénombrables et mesurables, et la performance est souvent réduite aux court et moyen termes (du Tertre, 2007). La performance revêt avant tout une dimension utilitaire et rationnelle (Aubert, 2006).

Dans cette représentation, le travail apparaît comme le grand exclu des modes de calcul (Savereux et al., 1999) : les organisations, obnubilées par les ratios financiers plutôt que par les ratios réels, ont tendance à laisser de côté le facteur humain (Askenazy, 2004).

L’évaluation du travail, classiquement effectuée en termes de temps de travail, puis de

performances21 se déroule « à distance » du travail (Dejours, 2003). L’évaluation plus récente

du travail par les compétences n’est pas épargnée par ce phénomène : « les bilans de compétences, le portefeuille de compétences, toutes ces notions reposent sur l’hypothèse selon laquelle il serait possible d’identifier les compétences isolément ou à distance du travail. De fait l’évaluation des compétences dérive inévitablement vers l’évaluation de la personne, et s’éloigne d’autant de l’évaluation du travail proprement dit » (Ibid., p. 36).

On assiste également à une prolifération d’outils (ou indicateurs) qui visent à mettre en

relation de façon formalisée plusieurs quantités ; « il s’agit de compter des choses, des personnes, des événements et de les mettre en relation » (Moisdon, 2005, p. 241). Ces outils cherchent à faire respecter les spécifications en termes de performance, à « piloter automatiquement » l’entreprise vers une performance améliorée (Ibid.). Le plus souvent, ils

endossent un rôle prescriptif en définissant à la fois la performance à réaliser et l’action à

mener. Le pilotage par la performance est de plus en plus utilisé aussi bien dans le secteur privé que public (Falzon et al., 2012 ; Piney et al., 2012). Une étude récente menée au sein de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFIP) a cherché à mettre en évidence les effets de cette forme de pilotage sur les conditions de vie au travail22 (Ibid.). Le pilotage

21 L’apport du travail à la performance est souvent réduit à la notion de productivité du travail (Bourgeois &

Hubault, 2005).

22

La notion de « conditions de vie au travail » remplace progressivement la notion plus restreinte de « conditions de travail » ; elle permet de ne pas se contenter d’une dimension physique et autorise un

élargissement de l’analyse du travail, au sein d’une approche plus systémique et globale (Falzon et al., 2012). L’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) a récemment proposé une

54

apparaît problématique dans le sens où il oriente l’activité, en particulier par le biais d’indicateurs essentiellement quantitatifs et de court terme focalisés uniquement sur certaines tâches au détriment d’autres. Un décalage entre la vision de la performance véhiculée par les indicateurs et celle perçue par les employés est constaté, sans qu’aucun échange n’ait lieu entre ces deux visions de la performance. Ces résultats concordent avec l’idée de plus en plus

admise par les spécialistes de la question que : « ce qui fait performance est plus que ce qui est mesuré par la performance » (Petit, 2005, p. 74) – ce qui fait performance est plus voire,

dans l’étude menée à la DGFIP, différent. De manière générale, ces outils, structurants,

rigidifient les organisations qui exigent pourtant de plus en plus de souplesse et de flexibilité (Moisdon, 2005).

- Remise en question

La prévalence de cette vision de la performance conduit à ignorer un grand nombre

d’éléments pourtant essentiels à l’atteinte de la performance dans les nouvelles organisations :

- l’obtention de la performance s’effectue avant tout « dans » le travail et plus uniquement « par » le travail ; par ailleurs, la relation du travail au temps se complexifie (Yahiaoui, 1998) ;

- les enjeux dénombrables et mesurables sur lesquels la vision classique de la

performance s’appuie sont de moins en moins présents ; en témoigne la part importante prise par l’« immatériel » dans l’économie (du Tertre, 2007). La notion d’immatériel renvoie aux

services qui reposent centralement sur une « relation de service » faisant appel à des registres invisibles parce que relationnels (Dejours, 2003). Elle désigne plus largement les attributs non mesurables des produits (confiance, esthétique, etc.) et apparaît caractéristique des nouvelles

conditions d’exercice du travail qui demandent une mobilisation des compétences et de la

subjectivité des travailleurs (Dejours, 2003 ; du Tertre, 2007) ;

- la dimension servicielle de l’économie, qui traduit à la fois l’importance du secteur

tertiaire dans l’économie et, plus largement le phénomène de tertiarisation précédemment

décrit, amène à reconsidérer la performance. Celle-ci ne peut plus être uniquement pensée en termes de productivité – concept issu de la production dite matérielle ou production d’objets autonomes, dénombrables, ou analysables : « il faut aller au-delà de l’idée de productivité

(…), au-delà de concepts et de mesures qui restent nécessairement simplistes » (Gadrey, 1996, p. 219). L’importance de la dimension servicielle met en question également l’aspect

séquentiel et ordonné des registres de la performance et, plus largement, la conception linéaire de leurs relations ; par exemple, la recherche de productivité peut se retourner contre la qualité du service (Petit, 2005 ; du Tertre, 2007). Bien souvent, « il n’y a strictement aucune

proportion entre l’effort, l’habileté, le savoir-faire, l’ingéniosité de l’agent, d’une part, et ce qui est visible de l’autre, à savoir le chiffre d’affaires, le nombre d’usagers reçus et informés,

définition autour de six dimensions : la qualité de l’environnement physique, la qualité du contenu du travail, la

qualité de l’organisation du travail, les possibilités de réalisation et de développement professionnels, la qualité

55

ou encore le nombre de dossiers traités, d’autre part » (Dejours, 2003, p. 32). Dans l’étude

menée au sein de la DGFIP (Falzon et al., 2012 ; Piney et al., 2012), les indicateurs de performance ne concernent pas les activités d’accueil au public, par ailleurs posées comme

centrale pour la qualité du service. En conséquence, les salariés affectés à l’accueil ont un sentiment d’effectuer une tâche sans valeur, puisque non évaluée par un indicateur ;

- les temps d’organisation, de coordination, d’anticipation… prennent une importance considérable et ne peuvent plus être considérés comme des temps autrefois qualifiés d’ « indirectement productifs » (Yahiaoui, 1998). Le rôle clé des coopérations invite à se demander comment mesurer la capacité de bâtir les coopérations (Veltz, 2009) et la capacité

de gérer les interfaces entre des services de plus en plus décloisonnés. L’importance du travail d’articulation (Grosjean & Lacoste, 1999) doit être rendu visible et considéré comme

directement productif.

La représentation de la performance, toujours issue du modèle classique, est inadaptée à ces

nouveaux enjeux et sa prévalence est à l’origine de nombreux paradoxes et contraintes pour

les opérateurs : « travailler aujourd’hui, c’est souvent devoir faire face à une injonction : prendre ses responsabilités sans avoir de responsabilité effective dans la définition du travail, largement soumise à des buts fictifs » (Clot, 2006b, p. 314).

b) Propositions et débats

Différents auteurs contribuent aujourd’hui à enrichir le débat autour de la nécessaire évolution des systèmes de gestion et de performance et formulent des propositions. Nous en retiendrons quelques-unes qui, selon nous, pourraient aider les nouvelles formes d’organisation à relever

les défis auxquels elles sont aujourd’hui confrontées. Le passage des outils de gestion du statut de conformation à celui d’apprentissage retiendra notre attention.

- Quelques exemples

Ce qui est en jeu aujourd’hui est l’existence d’une réelle évaluation de la « productivité du

travail » (Savereux et al., 1999) – sous réserve que le terme « productivité » reste approprié –

qui tient compte des nouveautés et implications liées aux nouvelles formes d’organisation, où

la performance passe par la mobilisation de la subjectivité et des collectifs :

- il convient, dès lors, de valoriser la dimension de coopération et pas seulement de coordination (Savereux et al., 1999) : une telle valorisation peut, par exemple, conduire les organisations à considérer que communiquer… c’est produire : « c’est par la discussion que

les opérateurs vont s’informer, s’arranger, s’entendre, s’accorder… construire des définitions

56 classique de la performance où le « dire » est souvent perçu comme un frein à l’action, une activité concurrente du faire (Ibid.) ;

- l’enjeu n’est pas de remettre l’évaluation à proprement parlé en question mais de proposer une évaluation équitable avec des critères relatifs à la justice et la santé, en gardant à

l’esprit que tout n’est pas nécessairement mesurable (Dejours, 2003). Concernant le critère de

justice, le sentiment de justice revêt une importance particulière chez les salariés (Boltanski & Thévenot, 1991) : ce sentiment influence la perception que ces derniers ont de la qualité de leur travail (Falzon et al., 2012). Au sein de la DGFIP par exemple, ce critère est étendu au traitement des usagers : pour que le travail soit perçu comme un travail de qualité, les agents

attachent une importance particulière aux critères de justice et d’équité de traitement que les

indicateurs de performance entravent parfois. Ceci amène à considérer la qualité du travail

non pas uniquement comme le fait d’avoir un travail de qualité mais aussi et surtout comme la

possibilité effective de produire/faire un travail de qualité (Ibid.). Ce dernier élément renvoie aux critères relatifs à la santé : ce n’est pas le travail en soi qui est un problème mais le problème est de ne pas pouvoir le faire correctement (Clot, 2010a) ;

- concernant le secteur des services, certains auteurs préconisent une évaluation basée sur de multiples critères, pour sortir notamment de la seule évaluation de la productivité : « plus les problèmes traités par ces services sont complexes et peu standardisés, plus il est

improbable que l’on puisse résumer utilement les variations d’efficience ou d’efficacité par des indicateurs synthétiques uniques, et plus il conviendra de mettre en œuvre des méthodes d’évaluation elles-mêmes complexes, multicritères » (Gadrey, 1996, p. 219). Les

caractéristiques intrinsèques des services et de la relation de service impliquent de repenser la performance et sa mesure à travers notamment le concept de « qualité de service » (Petit, 2001, 2005). Ce concept prend en compte la diversité des points de vue (clients et acteurs du processus) et englobe tout à la fois le service attendu, perçu et réalisé. Il propose un nouvel

horizon temporel d’évaluation de la performance incluant des aspects de plus long terme : « la qualité de service peut aussi s’évaluer par la « qualité de la relation de service » entretenue entre le client et l’organisation prestataire à plus long terme » (Petit, 2005, p. 85). Dans cette

lignée, un modèle « serviciel » de la performance semblerait émerger – modèle guidé par quatre lignes directrices (du Tertre, 2007):

- la prise en compte du temps long dans l’évaluation ;

- l’élargissement des registres de la performance à celui des externalités permettant de se concentrer non plus uniquement sur les effets directs mais sur les effets indirects des prestations ;

- l’acceptation d’une dynamique d’évaluation plurielle au sein des organisations qui se

détacherait de la définition d’objectifs de court-terme et du contrôle de la mise en œuvre des

moyens ;

- la distinction des résultats (indicateurs de « performance obtenue ») et des moyens (indicateurs de « leviers de performance ») permettant de reconnaître l’importance particulière prise par les événements dans le travail.

57 - Perspectives issues du débat autour des outils de gestion

Depuis quelques années, un débat important a lieu autour des outils de gestion qui marque le

passage d’une vision « positiviste » des outils (outils pré-déterminés qui commandent la

performance et par là même l’action) à une vision « pragmatique », prenant en compte les

dynamiques d’acteurs (Lorino, 2002). Dans la première vision, les outils « veulent »,

« voient », « décident », « se passent des acteurs », « imposent »» (Ibid., p. 6). Dans la

seconde, l’outil est conçu par rapport à l’activité et peut être transformé par elle en retour.

Le fait de concevoir un outil de gestion fait partie intégrante de la conception de

l’organisation (Ibid.) : « on conçoit une organisation à l’image des outils que l’on met en œuvre pour l’évaluer » (Petit, 2005, p. 78). La vision pragmatique apparaît importante pour répondre aux enjeux des nouvelles formes d’organisation et se détacher d’une vision

« classique » de la performance. Elle s’inscrit au sein d’une nouvelle « doctrine d’usage » faisant passer progressivement les outils de gestion « du statut de conformation à celui

d’apprentissage » (Moisdon, 2005, p. 243). Les enjeux d’apprentissage induits par une

approche pragmatique des outils concerneraient les trois niveaux de l’organisation (cf. Chapitre 1, § 1.1.1) (Moisdon, 2005) :

- au niveau stratégique, ces outils permettraient de repérer où l’on est dans une

perspective d’évolution, de reconfigurer les modalités de l’action collective ;

- au niveau de l’organisation, l’outil permettrait la compréhension des déterminants

essentiels de l’organisation par la confrontation entre l’organisation et le nouvel outil – ce dernier étant susceptible d’être reconstruit par les acteurs dans l’usage ;

- enfin, au niveau opérationnel, l’outil s’apparenterait à un stimulant pour envisager de

nouvelles façons de faire. Pour engendrer cette mécanique favorable à l’apprentissage, l’outil

doit être conçu, non comme un vecteur de conformation et de normalisation, mais comme un

vecteur d’expérimentations (tester l’outil en pratique) et de cogitations collectives dans l’usage.

« On peut imaginer (ou rêver ?) une autre logique pour la poursuite du développement du nouvel outillage gestionnaire, une logique qui créerait une concomitance et des renforcements mutuels entre le processus de conception

instrumentale et celui de fixation des modalités d’usage, qui serait fondée sur l’organisation d’une interactivité continue entre les parties prenantes, notamment

les professionnels, et qui consisterait à exploiter au mieux « les boucles de retour » entre les expériences vécues à la base et l’affinement progressif des outils

et des principes d’action » (Moisdon, 2005, p. 248).

Cette vision pragmatique des outils de gestion renvoie à l’approche instrumentale (Rabardel, 1995) qui sera développée par la suite (cf. Chapitre 1, §2.2). Elle apparaît facilement (et

58 progressivement par les actions qui se déroulent en son sein. Elle remet en cause le clivage

classique entre la conception de l’organisation (et/ou de ses outils) et sa mise en œuvre. Le prochain paragraphe s’attache précisément à appréhender l’organisation en pensant

ensemble la structure organisationnelle et les dynamiques d’acteurs. Il s’agit de se détacher

d’une approche « classique » marquée par la pré-détermination des structures sur les acteurs –

approche qui, nous venons de le voir à travers les outils de gestion, est encore largement

influente aujourd’hui. Pourtant, les nouveaux enjeux des organisations impliquent un

59

2. Apports théoriques pour repenser l’organisation : vers