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L’opérationnalisation de l’approche de Sen

Chapitre 4. Intervenir sous le prisme de l’approche par les « capabilités » :

1. L’opérationnalisation de l’approche de Sen

Analyser les libertés et l’espace des possibles dans les situations de travail. Renseigner les contraintes et les opportunités de choix.

1.1 Mise en œuvre pratique de l’approche par les capabilités : les étapes du

rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi

Sans détailler les modalités d’applications empiriques proposées dans le Rapport de la

Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (Stiglitz, Sen, & Fitoussi, 2009), un résumé des étapes clés est ici repris. Appliquées à une échelle sociétale, notamment dans le cadre de la mesure de la « qualité de vie », ces étapes apparaissent facilement transposables à des réalités socio-économiques, ici organisationnelles :

- La première étape vise à sélectionner les dimensions basées sur des éléments

suivants : les données réellement disponibles, les hypothèses formulées a priori sur ce que chacun valorise ou devrait valoriser, les enquêtes concernant ce qui a de l’importance pour

chacun, les documents existants qui ont acquis une certaine légitimité politique, les processus participatifs qui recueillent périodiquement les valeurs et les perspectives de chacun, etc.

L’objectif de cette étape est de savoir où les données peuvent être recueillies (les sources de l’information) afin d’identifier ce qui a de la valeur pour chacun.

- La seconde étape vise à récolter des données et des informations sur ces différentes

dimensions. Une des difficultés pratiques soulignée par les auteurs du rapport est que la

plupart des données disponibles se rapporte généralement aux seuls fonctionnements réalisés (états et actions observables). Or, nous l’avons souligné, l’approche par les capabilités ne

s’intéresse pas seulement à ce qu’une personne finit par réaliser, mais aussi et surtout à ce qu’elle est réellement en mesure de faire, qu’elle choisisse ou non de le faire (Sen,

2009/2010a). Pour pallier cette difficulté, les données sur les capabilités peuvent être obtenues

par le biais d’enquêtes qui sondent les répondants sur les raisons qui les ont poussés à ne pas faire quelque chose (par exemple, n’ont-ils pas consommé un bien en plus grande quantité par

préférence ou contrainte ?) ou grâce à des informations complémentaires portant sur

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L’objectif de cette étape est de récolter, à partir des données recueillies précédemment, des

informations sur les capabilités réelles de chaque individu qui permettent une réelle liberté de

choix. L’enjeu est de dépasser la seule observation des fonctionnements réalisés.

- La troisième étape vise à évaluer les fonctionnements accomplis et les capabilités afin de convertir les vecteurs des fonctionnements et des capabilités en une mesure de bien-être ou

d’avantages.

Se pose dans cette dernière étape la question de la mesure et de sa traduction en termes

d’indicateurs.

Ces différentes étapes de sélection, recueil et évaluation des capabilités guideront

l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités au sein des organisations. Cette

opérationnalisation concerne plus spécifiquement ici le changement organisationnel.

1.2 Evaluation

d’un

changement

organisationnel

sous

l’approche « capabilités »

L’objectif est ici de comprendre en quoi la nouvelle organisation mise en place constitue un

frein ou un moteur au développement des capabilités et les possibilités/opportunités effectives

qu’elle offre à ces salariés.

De façon générale, le changement est alors évalué à l’aune de l’accroissement – ou non – des

capabilités. Le changement sera évalué négativement si l’individu a moins de capabilités

après le changement qu’avant celui-ci, c'est-à-dire moins de possibilités réelles de réaliser ce à

quoi il a des raisons d’attribuer de la valeur.

La question qui se pose, soulignée par les auteurs du rapport, est celle de l’estimation concrète des capabilités. En effet, l’enjeu n’est pas de se contenter d’observer ce qu’une personne finit

par faire, mais d’intégrer aussi la façon dont la personne parvient à un état ou une action

observable. Ceci implique d’avoir accès à des informations portant sur l’éventail des choix et des possibles dont chacun dispose réellement. Ceci implique également d’avoir accès aux

possibilités effectives de convertir telle ressource ou tel droit en une liberté supplémentaire (Bonvin & Farvaque, 2007), autrement dit de percevoir les facteurs de conversion disponibles

– ou non – dans la situation.

La diversité des méthodes développée en ergonomie permet de répondre à ce cadre élargi de

l’approche par les capabilités. Nous allons énoncer ici ces méthodes qui nous serviront ensuite – dans la mesure du possible – pour analyser, dans la partie empirique, le changement

151 - Phase exploratoire : un premier diagnostic des contraintes et opportunités

Une première phase peut consister à explorer et à sélectionner les données disponibles dans la

situation permettant d’établir un premier diagnostic de la situation en termes d’opportunités –

ou contraintes – de possibilités de choix, de libertés et d’espaces de possibles.

Une comparaison avant / après le changement peut faciliter à percevoir les différences et les nouvelles possibilités offertes. Le recueil de documents prescripteurs et organisateurs qui « visent à orienter l’action, à dire ce qui doit être fait dans des conditions données pour obtenir un certain résultat » (Leplat, 2004, p.196) peut aider à sélectionner des données pertinentes pour l’analyse. Cette phase exploratoire peut également contenir des observations ouvertes des fonctionnements réels de personnes avant et après le changement. Si ces observations se centrent uniquement sur les fonctionnements, elles peuvent permettre cependant de percevoir certains indices (par exemple, l’impossibilité de réaliser un travail

demandé) et peuvent amener à de nouvelles pistes d’investigation (cette impossibilité est-elle

dû à des moyens insuffisants ? des ressources indisponibles ? des facteurs de conversion des ressources en possibilités de faire inexistants ? etc.). La verbalisation de l’activité

simultanément à ces observations peut faciliter la découverte d’indices.

- Première caractérisation à travers un questionnaire « environnement capacitant »

Afin de dépasser les seuls fonctionnements observables, une enquête peut être menée auprès des salariés de la nouvelle organisation afin de recueillir les considérations de chacun sur le

changement organisationnel et d’accéder à une première évaluation succincte des capabilités

dont dispose chacun.

Dans cette perspective, le questionnaire sur les environnements capacitants (Nascimento, 2006 ; Pavageau, Nascimento & Falzon, 2007) peut-être utilisé et complété à l’aide des premiers éléments recueillis dans la phase exploratoire. Ce questionnaire permet de caractériser la nouvelle organisation comme porteuse – ou non – d’un potentiel capacitant,

favorable au développement des compétences et du pouvoir d’agir. Ce potentiel est identifié à

travers un indicateur « environnement capacitant » (Nascimento, 2006) qui regroupe un ensemble de questions portant sur les moyens favorables pour faire un travail de bonne

qualité, le sentiment d’utilité au travail, et l’apprentissage – indicateur combiné avec d’autres questions portant sur l’autonomie, la créativité et l’efficacité99

.

Cette première caractérisation nécessite cependant une investigation plus approfondie sur le

terrain en ce qui concerne l’activité réelle, les ressources offertes par l’organisation et les

facteurs de conversion de ces ressources en capabilités. Certains auteurs considèrent que

l’approche par les capabilités nécessite avant tout des méthodes qualitatives (Corteel &

Zimmermann, 2007 ; Bonvin & Farvaque, 2007). Par exemple, la seule information obtenue

99

152 dans un questionnaire, par exemple « avoir refusé la mobilité », ne nous dit rien sur les

préférences et motivations, sur l’autonomie, sur les conséquences du refus, etc.

- Intérêt du couplage des entretiens avec l’analyse de l’activité

L’objectif ici est de construire une grille d’entretien et d’observation recourant aux notions

clés : capabilités, fonctionnements et facteurs de conversion. Dans le cadre d’un changement, différents éléments peuvent être recueillis – éléments qui doivent être confrontés à des

données issues de l’analyse de l’activité :

- l’analyse du caractère subi ou choisi de la transition organisationnelle, les attentes des personnes ;

- l’évaluation du degré et de l’effectivité de la participation des acteurs à la conception de la nouvelle organisation ;

- l’évaluation de la liberté en termes d’opportunités – l’accroissement des capabilités est-il un objectif de la nouvelle organisation ? – et de processus – quelle participation des acteurs aux débats ? ;

- l’évaluation de l’accroissement des opportunités à travers des entretiens qui permettent de retracer le changement, les ruptures, les moments de choix entre des options, les impossibilités ressenties (options jugées inaccessibles), la perception/représentation de la marge de liberté à un instant « t » et rétrospectivement (avant le changement), etc.

Les grilles d’entretien et d’observation sont construites après la phase exploratoire et la

diffusion éventuelle du questionnaire. Ces entretiens et observations permettent d’accéder aux capabilités, de percevoir les options et les opportunités de choix dont disposent les individus pour faire un travail de qualité et de faire un premier diagnostic des ressources et facteurs de conversion présents ou absents.

Sur la base de ce « diagnostic », une intervention peut alors être construite afin de permettre

un accroissement des capabilités. En effet, décréter la présence ou l’absence de zones d’initiatives n’est pas pertinent en soi. La question qui se pose est de savoir quelles seraient les zones nécessaires au développement des personnes et de l’organisation, et de quelle

manière les instituer afin de favoriser des accomplissements et réalisations concrets qui

augmentent l’état de bien-être et la performance globale. Cela implique la conversion des ressources en capabilités. L’intérêt du diagnostic mené est d’identifier les contraintes, les privations mais aussi les libertés ou espaces de choix potentiels que l’intervention

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