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1. L'œuvre d'art : un objet physique à examiner et restaurer

1.3 Portrait de J Purves Carter en restaurateur

Les autorités de l'Université Laval laissent pratiquement carte blanche à Carter sur les interventions à mener sur les œuvres de leur collection, n'ayant de limite qu'au niveau financier. Il s’inscrit ainsi dans la lignée de ses prédécesseurs, qui semblent avoir joui de cette même aisance de travail. Entre 1874 et 1901, les restaurateurs Auguste Noël, Louis Dutacel de même que l'artiste Raab sont engagés de façon occasionnelle par l’Université.

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Au moins seize tableaux ont reçu une vitre protectrice à la suite des recommandations de Purves Carter. Voir ASQ, Facture de Louis Morency à l'intention de l'Université Laval, 16 octobre 1909, Université 173, no. 51D.

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Richard Redgrave et Samuel Redgrave, op. cit., p. 450.

76 Voir Charles Eastlake, William Russell et Michael Faraday, « Further Report on the Subject of the

Protection of the Pictures in The National Gallery by Glass », November 16 1850, NG5/71/3. (National Gallery, Londres)

71 Les deux premiers « rafraîchissent » la collection Légaré entre 1874 et 187877, tandis que le dernier est engagé à l'automne 1901 pour remettre en état quelques œuvres et pour rédiger un nouveau catalogue raisonné78. Cependant, de tous les restaurateurs engagés par les prêtres, c'est Carter qui aura le plus grand pouvoir sur la collection, notamment grâce à un séjour s’étalant sur plusieurs années et à sa double compétence de restaurateur et de connaisseur. Cette dernière lui permettra, d'ailleurs, de critiquer le travail de ses contemporains et, de fait, de se placer en position supérieure par rapport à ceux-ci.

Au fil des ans, J. Purves Carter impose une unité d'ensemble aux œuvres de la collection, par l’usage de la restauration intégrée. Ultimement, cette méthode de travail se traduira par une interprétation des œuvres à même leur support d'origine. Noémie Étienne, en reprenant les théories de Nelson Goodman, de Hans Robert Jauss et de Gérard Genette sur le sujet, indique que la restauration implique une transformation, voire une recréation de l'objet d'art. À l'instar de l'œuvre allographique, l'œuvre autographique se voit rejouée et recréée à chaque intervention menée sur elle. Cependant, contrairement à la création littéraire ou musicale, la peinture restaurée se voit reçue et interprétée de façon simultanée, et se transforme parfois en pastiche d'elle-même79. Ce type de réinterprétation peut se faire soit par l'ajout d'une couche d'historicité, de nouvelle matière picturale, ou par son retrait : l'expertise de J. Purves Carter lui permet, en de maintes occasions, de reconnaître un repeint ancien illégitime et de le retirer de la surface picturale. Ce faisant, il contribue à la réactualisation de l'œuvre « falsifiée » en retrouvant un « état précédent » authentique. À ce titre, pensons à Bienheureux Dalmatius Monerius, dont l'identité avait été vraisemblablement cachée lors d'une intervention précédente et remise en état par le restaurateur britannique. L'exemple de La Vision de saint Antoine de Padoue et son prie- Dieu évoque également ce principe de réécriture de l'œuvre à même son support d'origine. En interprétant ce qu'il a vu sur la surface picturale (un nuage), Carter a procédé à une

77 Voir les factures confirmant l’emploi des restaurateurs au Séminaire de Québec (ASQ) : Séminaire 324,

no. 344 à 358; Séminaire 330 no. 76 à 83; Séminaire 78, no. 41 ainsi que les plumitifs du Séminaire de Québec, plumitif du Séminaire de Québec, S.M.E. (MS34), 25 octobre 1875.

78 Voir les prises de décision quant à l'embauche des restaurateurs (ASQ) : Plumitif du Séminaire de

Québec, S.M.E. (MS34) 9 septembre 1901; Journal SEM, vol. VI, p.133; Plumitif du Séminaire de Québec, S.M.E. (MS34) 18 septembre 1901; Journal SEM, vol. VI, p. 146 ainsi que Journal SEM, vol. VI, p. 148.

79 Noémie Étienne, La restauration des peintures à Paris (1750-1815) : pratiques et discours sur la

72 réinterprétation de l'œuvre qui a conduit à son actualisation (disparition d'un prie-Dieu). Ce faisant, il a participé à la refonte de l'image par sa réception, au moment où il l'a remise à la vue des visiteurs, par le biais de la salle d’exposition et des journaux locaux.

Ces transformations physiques de la collection sont par ailleurs bien accueillies par les autorités de l’Université Laval. En effet, J. Purves Carter accepte que le recteur de l’Université Laval, Joseph-Clovis-Kemner Laflamme, assiste à la restauration de La

Vision de saint Antoine de Padoue à l’hiver 1909, brisant ainsi la culture du secret qui se

tenait à l’époque. On dit de la toile qu’elle a été « miraculeusement sauvée » du feu qui l’a abîmée en 1888. « Cette dernière était à peine visible et était gravement cloquée avant sa restauration, et quand elle fut rentoilée et sur le point d’être nettoyée, on a découvert qu’à un moment dans l’histoire, elle a été totalement repeinte d’une vulgaire peinture rouge, qui a dû être retirée afin de retrouver les pigments originaux.80 » C’est à cette dernière étape qu’aurait assisté le recteur Laflamme. Faut-il donc comprendre que la critique qu’avait faite Gérard Morisset en 1936 contre les retouches de Carter est erronée? Devrions-nous comprendre que le restaurateur a tenté de retirer les surpeints rouges, mais comme certaines sections étaient impossibles à retirer de façon sécuritaire, il aurait décidé, sous l’œil approbateur du recteur, de retoucher la section menaçant l’intégrité de la couche picturale et de réinventer cette partie du tableau?

Cette attitude favorable de l’Université Laval par rapport à la restauration de sa collection pourrait avoir un lien avec la conception que l’on se faisait, à l’époque, de la restauration des peintures. En effet, c’était chose commune de croire qu’elle permettait un retour à l’état original. Les commentaires consignés dans les journaux institutionnels vont en ce sens : « M. Carter achève la restauration du tableau de St-Antoine[sic] de Padoue, autrefois dans la chapelle quand elle a brûlé. Cette réparation est merveilleuse de succès. Cette toile, si abîmée par l'incendie de 1888 a repris toute sa valeur. C'est merveilleux. »81 L’abbé Adolphe Garneau, rédacteur de la version française du catalogue des œuvres

80 « This painting was practically invisible and badly blistered before its restoration, and when it was

relined and about to be cleaned, it was found to have been, at some period, totally repainted with gross red paint which had to be removed to get at the original. » Notre traduction du texte original paru dans George M. Fairchild, Jr. « Seminary and Laval University, Big Exhibition of Important Paintings Opens Next Week » dans Quebec Daily Telegraph, 3 juin 1909, p. 6.

73 exposées en octobre 1909, partage une opinion similaire, comme en démontre cette notice : « [En parlant d'une Vierge à l'enfant attribuée au Corrège] M. Carter se fait fort de rendre à cette superbe toile, sa beauté primitive. »82 En empruntant un vocabulaire tel que « repris toute sa valeur » ou « primitive », les représentants du Musée de peintures reconnaissent donc que l'intervention de Carter renvoie l'objet d'art à un état précédent, un état qui se rapproche de celui laissé par la main du maître. Ce retour à l’état originel est néanmoins, comme nous l’avons démontré, impossible. Il correspond plutôt à ce que Noémie Étienne a nommé la réécriture du tableau. Celle-ci passe par le vieillissement des agents nouveaux (le vernis neuf s’assombrit, la retouche craque, etc.) et s’oppose à des matériaux ayant déjà atteint un certain niveau de stabilité. Ce phénomène, bien connu dans le domaine de la restauration, mène à la transformation physique, à la requalification et, parfois, au changement de fonction de l’objet d’art.

Deuxième partie : L’œuvre d’art sous l’œil du connaisseur et de l’expert