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Comme c'était le cas lorsqu'il œuvrait en Angleterre, Carter réalise à l'Université Laval des restaurations qui sont au cœur du processus des réattributions. Effectivement, nombre des recommandations qu'a fait l'expert en 1907 dans A Shrine of Art sont entendues par les autorités de l'université, qui acceptent qu'il procède à la « réparation » de quelques-unes de leurs œuvres. Bien que les restaurations soient peu documentées, il nous est possible de déterminer qu'elles ont eu lieu avant les festivités du Tricentenaire de Québec grâce à un important article paru le 22 juin 1908 dans le Quebec Chronicle.

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« The present art curator is Mr. J. Purves Carter, a gentleman well qualified by years of experience in England and elsewhere to give proper care to the numerous treasures of art as are therein found. » Notre traduction du texte original paru dans E. J. Phillips, « Art Treasures at Laval » dans The Canadian Magazine, juillet 1912, p. 217.

90 ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Amédée Gosselin, 22 juin 1912, p.1. Fonds P12/3/3.

91 Voir « Un prezioso quadro mostrato al Santo Padre Pie X » dans L'Osservatore Romano, 8 août 1912,

77 Quels pourraient être les sentiments et la surprise d'un étranger à soudainement assister, en une visite, à une telle sorte de richesse dans le domaine des arts? De mentionner quelques-uns de ces chefs-d'œuvre originaux jusqu'alors non identifiés, pourra paraître presque incroyable, ou à tout le moins exagéré.92

Dans ce passage, Carter reconnaît que la multiplication des découvertes qu'il fait peut paraître farfelue, mais il justifie, dans le reste de l'article, qu'une grande part de celles-ci vient du fait qu'elles ont été restaurées et sont dorénavant lisibles. Il peut dès lors effectuer son travail d'expertise de la collection et procéder, sans crainte, à des réattributions prestigieuses. Par exemple, il argumente en faveur d'une attribution à Pierre Paul Rubens de l'œuvre Guirlande de fruits, considérée jusqu'alors comme une copie. Pour ce faire, il appuie son propos en citant des extraits du Dictionary of Painters and

Engravers de Michael Bryan, édition de 190393. Bryan avait démontré que Rubens procédait à des esquisses préparatoires de plus petit format avant de les faire transférer sur support par ses apprentis. Une fois les lignes directrices peintes, Rubens complétait la composition, d'une touche vigoureuse qui lui était propre. Si la surface picturale de la toile indique à Carter qu'il s'agit d'un Rubens, c'est cependant son travail de restauration au revers qui lui permet de confirmer l'attribution au maître avec certitude : « la représentation fut peinte sur une toile lâche et fortement clouée, comme le faisait invariablement Rubens94. » La toile, affaiblie avec le temps, avait été doublement entoilée – le premier entoilage étant pratiquement aussi vieux que la toile d'origine et le second entoilage étant également très ancien. Une fois la toile d'origine mise au jour, Carter y découvre l'inscription « 1614 », démontrant (selon lui) que le tableau de l'Université Laval ne pouvait être que l'étude préliminaire au même tableau appartenant à

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« What could have been a stranger's feelings and surprise at suddenly witnessing at one visit such an array of the riches from the realms of art? to mention a few of these original masterpieces hitherto unidentified, will appear almost incredible or at least exaggerated. » Notre traduction du texte original paru dans J. Purves Carter, « The priceless Art Treasures of Laval University, Review of the Paintings in the College Founded by Quebec's Sainted First Bishop of the Greatest Interest at the Present Time » dans Quebec Chronicle, 22 juin 1908, p. 7.

93 J. Purves Carter fait mention de l'usage de la « last edition » du dictionnaire dans la préface du catalogue

raisonné de la collection de peintures de l'Université Laval de 1908.

94 C'est du moins ce qu'avance Carter dans « The Priceless Art Treasures of Laval University, Review of

the Paintings in the College Founded by Quebec's Sainted First Bishop of the Greatest Interest at the Present Time », op. cit., p. 7.

78 l’Alte Pinakothek de Munich. L'attribution est insoutenable en 2017, mais la démonstration, à l'époque, n'en était pas moins convaincante.

La méthode de Carter se renforce et s'intensifie avec le temps. Vers 1911, il apprend, lors de son passage au Nouveau-Brunswick, qu’une famille ontarienne d’origine anglaise, malheureusement demeurée sous le couvert de l’anonymat, est en possession d’un portrait de grande importance. Une fois sur place, il l’identifie comme un authentique tableau d'Albrecht Dürer. Cette toile n'appartient pas à la collection de l'Université Laval, mais demeure néanmoins d'une importance capitale pour comprendre le processus par lequel passe l'objet d'art une fois identifié par le professionnel. Le portrait représentant saint Thomas More est dans un état déplorable, lorsque Carter l’examine (Figure 2.16). La famille disait l'avoir gardé comme trésor familial durant près de trois cents ans. C'est après avoir nettoyé la surface picturale qu'il aurait découvert l'inscription « More » dans le coin supérieur droit ainsi que la signature du célèbre peintre (Figure 2.17). Convaincu de la valeur de l’œuvre, il aurait vraisemblablement procédé à son acquisition. Chose certaine, dès septembre 191095, il l'a en main et demande l'autorisation à Mgr Amédée Gosselin pour que le précieux tableau soit gardé en sécurité à l'Université Laval, durant une courte période. Il fait photographier l'œuvre originale, avant et après restauration. Il demande également à l'artiste Robert Wickenden d'en tirer quelques copies et gravures, faute de temps pour le faire lui-même96. Carter offrira plus tard à l'Université Laval l’une de ces copies comme cadeau anonyme à la mémoire de Mgr Laflamme97, espérant inciter d'autres donateurs à, eux aussi, offrir de leurs tableaux en don au Musée de peintures. Il se lance par la suite dans la promotion de l'œuvre, notamment en publiant une photographie de celle-ci dans la Catholic Encyclopedia (Figure 2.18) et, surtout, en organisant un important voyage en Europe. Le voyage a pour objectif de dévoiler l'importante découverte artistique aux plus grandes instances de l'époque. En premier lieu, il doit présenter l'œuvre aux cardinaux Serafino Vannutelli

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« Un trésor artistique remis en lumière – M. Purves Carter découvre un portrait inconnu de Sir Thomas Morus, dû au peintre Albert Durer » dans Le Devoir, 14 septembre 1910, p. 2

96 ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Olivier-Elzéar Mathieu, 6 mars 1911, p. 2, fonds P12/3/3. 97 ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Amédée Gosselin, 17 juillet 1911, p. 1, fonds P12/3/3.

79 (1834-1915) et Rafael Merry del Val (1865-1930)98 à Rome, puis au pape Pie X (1835- 1914). C'est sous la recommandation de Mgr Mathieu que Carter réussit à obtenir une audience privée avec le souverain pontife99. À cette occasion, il propose de leur prêter le portrait pour une période de sept jours, juste avant qu'il ne quitte le Vatican pour Paris. Ce généreux prêt avait pour objectif d'ajouter au prestige de l'œuvre, en la faisant reconnaître par l'autorité ecclésiale suprême comme authentique. En second lieu, il se déplace à Paris et visite le Louvre. Il déclare être insatisfait de l'état dans lequel leurs œuvres se trouvent et prévoit publier un article incendiaire à ce sujet100

. Il profite de l'occasion pour publier, dans la métropole française, quelques articles faisant la promotion de la collection de l'Université Laval et de la découverte du portrait de Thomas More. Enfin, il prévoyait, après son séjour en France, aller présenter le portrait au Duc de Norfolk, mais il nous a été impossible de déterminer si cela a eu lieu tel que prévu. Il semblerait que l'œuvre ait été envoyée à l'Université Laval de Montréal vers 1914101, mais il nous a été impossible de la retracer dans le cadre de nos recherches. L'expertise de Carter participe directement à la reconnaissance de l'objet d'art augmentée par sa visibilité au niveau international. En affichant l'œuvre aux plus hautes instances de l'époque, qui désirent s'en porter acquéreur, il ajoute à son prestige et en fait un objet convoité.

Cette capacité à reconnaître les originaux et à les départager des copies et des faux est une qualité qu'un bon connaisseur doit développer avec l'expérience, selon lui :

Ceux qui ont habituellement observé [les œuvres de maîtres] seuls, de près et pendant de nombreuses années ont le don de discerner les originaux des copies ou des faux. Aucun copiste ne pourra jamais imiter un chef-d'œuvre, simplement parce qu'il n'est pas le grand génie derrière la création, bien qu'il

98 Le cardinal Merry del Val est le délégué apostolique du pape Pie X. Le choix de ce cardinal pourrait

avoir été motivé par ses liens avec le Canada.

99 ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Amédée Gosselin, 1er août 1912, p. 3-6, fonds P12/3/3.

100 ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Amédée Gosselin, 14 octobre 1912, fonds P12/3/3. Bien que nous

n'ayons pas retrouvé l'article en question, nous croyons qu'il s'agit de l'ébauche disponible à l'Université de Regina, Saskatchewan, The Pictures in the Louvre, a critical diagnosis of the deterioration of masterpieces, discoveries and identification of unknown works.

101 Voir la légende sous la photographie du portrait de Thomas More dans Catholic Encycoledia, vol. XIV,

New York, The Encyclopedia Press, 1914, p. 690. Un article du Devoir du 2 août 1915 indique qu’une copie par Wickenden aurait été offerte au Pape, et un autre article paru 13 ans plus tard, le 2 août 1928, indique qu’une gravure du tableau a été offert au souverain pontife. Nous n’avons pas d’autre information sur la destination finale du tableau original.

80 puisse réussir à flouer l'imprudent ou le connaisseur au premier regard ; mais, ce ne sera que de courte durée [...]. Le faux est [...] opaque, sale, dense, lourd, impénétrable, maladroit, jauni, plat, sans brillance ni vie, sans signification et n'est qu'un mélange de chapardeurs.102

De nombreuses œuvres conservées à l'Université Laval avaient semé le doute dans l'esprit de l'expert, en raison des nombreux surpeints qui les recouvraient. Une fois ceux-ci retirés, le restaurateur devient en mesure de confirmer qu'il s'agit bien, selon son expertise, d'œuvres originales. Il ajoute qu'elles sont authentiques, car la plupart ont été « acquises il y a longtemps, sous forme de dons ou de l'influence d'importants contacts, c'est-à-dire, en évitant le marché de l'art, souvent corrompu par la présence de nombreuses œuvres factices103 en provenance de “guildes” connectées aux usines de Paris, où sont produites les œuvres d’art en demande ». Le même argument se retrouve d'ailleurs dans une des annexes du catalogue descriptif et historique des œuvres de la collection qu'il publie en 1908.

Cette idée du faux est reprise quelques mois plus tard, à l'occasion d'une entrevue donnée au New York American. Grâce à ses années d'expérience à examiner les œuvres originales des collectionneurs anglais, canadiens et américains, il se dit être en mesure de reconnaître et de dénoncer les faux ayant circulé de la France jusqu'en Amérique ayant été acquis par les acheteurs mal informés :

J’ai eu maintes fois à fermer les yeux sur d’évidentes impostures en raison de mon désir de ne pas blesser la fierté de plusieurs de mes plus estimés clients parmi les collectionneurs que je respecte et admire en raison de leur amour pour l’art, mais dont le savoir technique n’a pas été suffisant pour les protéger des mauvais tours du marchand crédible vendant des faux « tableaux de maîtres anciens ».104

102 « Those who have habitually closely observed for many years continually alone have the gift to discern

between the originals and imitations or copies. No copyist can ever imitate a masterpiece, simply because he is not the great or the original genius, although he may succeed to deceive the unwary, or even the critical connossieur[sic] on first glance; but it will not be for long [...]. The fakir's work is [...] opaque, muddy, dense, heavy, impenstrable[sic], sullen, jaundiced, flat, lusterless, lifeless and meaningless mixture of sinutches[sic]. » Notre traduction du texte original paru dans J. Purves Carter, « The Priceless Art Treasures of Laval University », op. cit., p. 7.

103 « [...] was acquired generations ago through gift and the influence of high connection and not from

modern sources, so [...] there was no picture dealing "fraternity" connected with the factories of Paris where they manufacture masterpieces to order. » Notre traduction du texte original paru dans ibid.

104 « I had, unfortunately to shut my eyes to these impostures because of my disinclination to wound the

pride and feelings of many of my most valued clients among the collectors whom I respect and admire for their love of art, but whose technical knowledge has not always been sufficient to save them from the

81 La vente de faux en Amérique bat son plein et fait, au début du siècle, l'objet de publications dans les journaux locaux105. À en croire Carter, les faux font leur chemin depuis leur point de manufacture en Europe jusqu'à New York, sont trafiquées sur place puis vendues en lots aux grandes villes du continent. En publiant l'article The Great

Picture Frauds, Carter désire aider les victimes d'impostures en ralentissant le trafic de

contrefaçons et ainsi contribuer au développement des arts en Amérique. Tout collectionneur, par la possession d'objets d'art, met en jeu son goût et son jugement. Selon Carter, l'achat d'œuvres chez les marchands non reconnus – hors de Paris et de Londres – met en péril le prestige du propriétaire. De façon plus large, exposer des faux compromet la valeur éducationnelle habituellement conférée à l'objet d'art : les qualités d'une contrefaçon ne créent qu'une image vague de l'idée du maître et empêchent l'étudiant d'apprendre les techniques réellement utilisées par le véritable auteur de l'œuvre. Le danger que des institutions muséales détienne de ces compositions factices est grand et, selon l’expert, doit être révélé. Pour ces raisons, il propose de « visiter n'importe quelle collection, privée ou publique, et donner un certificat sur l'une ou plusieurs œuvres, et de ne divulguer à personne son passage au sein de ladite collection106 ». Ce faisant, Carter désire s'inscrire parmi les connaisseurs célèbres de son temps, à qui les collectionneurs demandent conseil avant de procéder à l'achat d'objets d'art. La publication à plus grande échelle de cet article sous forme de brochure en témoigne.

Publié à Québec en 1909 et augmenté de plusieurs annexes, l'ouvrage se veut un moyen d'étaler les connaissances en arts de J. Purves Carter au plus grand nombre possible. Il est également possible que cette publication soit financée par l'Université Laval. La présence de l'annexe « FAMOUS ARTIST AND LAVAL PICTURES - Mr. J. Purves Carter Busy With Collection at Laval University » place l'université dans une position enviable, l'inscrivant parmi les grandes collections nord-américaines. Mais surtout, bien que l'annexe vise à placer Québec comme pôle artistique en Amérique, elle vise à assurer à l'expert une position professionnelle supérieure. La découverte de insidious tricks of the plausible dealer in fake “old masters”. » Notre traduction du texte original paru dans J. Purves Carter, The Great Picture Frauds. Québec, Laflamme & Proulx, 1909, p. 3-4.

105

Voir entre autres « Les faux tableaux en France » dans L'Action sociale, 18 mars 1909, p. 8.

106 « I am prepared to go over any collection, private or public, and give a certificate on any or all the

pictures and I will undertake both to keep the strict confidence of the owners [...]. » Notre traduction du texte original paru dans J. Purves Carter, The Great Picture Frauds, op. cit., p. 7-8.

82 nombreux chefs-d'œuvre authentiques certifiés par Carter, « l'une des plus grandes références vivantes en matière de peintures anciennes107 », constitue l'argumentaire principal du texte :

C'est lui [J. Purves Carter] qui, avec des efforts infinis, a minutieusement identifié plusieurs peintures et les a accrédités à leurs véritables auteurs, et ayant fait cela, a écrit une description de chaque œuvre accompagnée d'une courte, mais brillante biographie de son artiste. Ce travail est publié en 1908, sous les auspices de l'Université, dans une édition de luxe qui contient aussi un nombre de feuillets demi-tons de quelques-unes des plus précieuses œuvres. Ce catalogue est un travail monumental de recherche intime et rapprochée et montre définitivement la profonde connaissance du sujet de son auteur.108

Le catalogue raisonné dont il est question dans cet extrait se trouve au cœur de l'interprétation de toute la collection de peintures de l'Université Laval. C'est par celui-ci que l'authentification des œuvres se fait et, conséquemment, que leur processus de transformation intellectuelle est mis en place. Ce qui nous amène à considérer l’étude du catalogue raisonné qu’il prépare en 1908.

3. J. Purves Carter et l'interprétation de la collection de l'Université Laval : le