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2. La formation de J Purves Carter

2.1 La restauration et l'expertise chez Raffaelle Pinti (c.1826-1881)

Raffaelle Pinti est à la fois portraitiste, connaisseur, marchand d'art et restaurateur. Bien qu'il ait déclaré une faillite personnelle en 1861, Pinti n'a aucun problème à développer un vaste réseau de contacts et à obtenir une position enviable dans le monde

28 des arts48. Notamment, il figure parmi les restaurateurs nommés par Richard Redgrave pour travailler sur la collection royale britannique. Il a vendu et « mis en ordre 49» des tableaux au musée de South Kensington, de même qu'appartenant à la noblesse britannique. Également, il se lie d'amitié avec Sir Charles Eastlake, directeur de la

National Gallery de Londres, musée où il a obtenu différents contrats de restauration

d'œuvres italiennes entre 1858 et 1880.

Par ailleurs, les interventions pratiquées par Pinti sur différentes œuvres nous informent sur les méthodes qu’il préconise et, de fait, celles qu'il a probablement léguées à ses apprentis. Entre 1864 et 1877, Pinti a, à titre d'expert, vendu de nombreuses œuvres au troisième marquis de Northampton, Charles Compton. Ce dernier l'a, par la suite, invité à nettoyer et remettre en ordre sa collection de peintures. Le restaurateur a ainsi retouché la peinture Allégorie avec Pan par Dosso Dossi de sorte qu'une partie des personnages a été dénaturée par l'ampleur des repeints50. En effet, en retirant une partie de paysage en arrière-plan, Pinti a dévoilé un pentimento51, une femme portant une cape rouge, qu'il a par la suite retravaillé et laissé tel quel sur la surface picturale. On ne sait pas s'il s'agissait d'un accident de la part de Pinti, à savoir s'il avait cru avoir affaire à un repeint ou à un repentir. Un nettoyage contemporain a néanmoins permis aux chercheurs de découvrir que la figure sous le paysage avait sûrement refait surface vers le XIXe siècle, celui-ci étant probablement la cause de l'hésitation de Pinti entre recouvrir la figure ou la dévoiler au grand jour. Chose certaine, en intervenant de la sorte sur l'arrière- plan du tableau, il a contribué à en complexifier la lecture52.

48 Jacob Simon, op. cit. 49

Remettre en ordre est un terme ayant fait son apparition au XIXe siècle, qui n’a pas de sens particulier dans le domaine de la restauration. Il signifie généralement qu’une intervention a été réalisée dans le but de « rendre à un bien culturel la capacité matérielle de jouer son rôle ». Voir Ségolène Bergeon-Langle et Georges Brunel, op. cit., p. 323-324. Une autre signification communément admise est de réorganiser la disposition murale des tableaux d'une collection en suivant de nouveaux critères de mise en valeur et/ou d'exposition.

50 Constat émis par Andrea Rothe en 1986 lors du nettoyage et de la restauration du tableau au Getty

Museum.

51

Il s'agit d'un repentir, c'est-à-dire une « modification d’un détail réalisée par l’auteur pendant l’élaboration de son œuvre avec les mêmes matériaux que ceux de l’œuvre. » Voir Ségolène Bergeon- Langle et Georges Brunel, op. cit., 2014, p. 338-339.

52

De nombreuses interprétations de l'allégorie ont été proposées au fil du temps. S'il est facile de reconnaître Pan dans la représentation, les autres personnages sont, quant à eux, énigmatiques. Des photographies aux rayons X ont démontré que l'œuvre a été à de multiples reprises retouchée par l'artiste, parfois de façon superficielle (par exemple, le repositionnement d'une main), parfois de façon drastique

29 Ce type d'intervention, aujourd'hui inacceptable, n'est pas une exception dans la pratique de Pinti. En 1860, Sir Charles Eastlake procède à l'acquisition d'une Allégorie de Vénus et Cupidon de Bronzino (1503-1572). Cependant, étant donné la nature de certains éléments dans la composition, celle-ci ne répond pas aux standards de convenance de l'époque ni à ceux imposés par le directeur de la National Gallery. À en croire Eastlake, les positions suggestives et la vue des parties génitales des protagonistes faisaient de cette toile « the most improper picture », bien que son état de préservation soit des plus satisfaisantes53. Ne pouvant exposer une telle pièce au public, Eastlake aurait, selon toute vraisemblance, demandé à Pinti de retoucher certains détails de la toile. Ce dernier aurait ajouté une branche de myrte sur le fessier du Cupidon et voilé le sexe de la Vénus à l’aide d'un léger tissu. Aussi Pinti aurait-il oblitéré la langue de la déesse et retiré à la vue du spectateur les doigts du putto faisant pression sur le mamelon gauche de la Vénus54, rendant ainsi la scène plus chaste. Les repeints, soulignons-le, étaient suffisamment intégrés au reste de la couche picturale pour que la branche de myrte se retrouve dans l'interprétation de l'œuvre publiée dans les Essais d'iconologie d'Erwin Panofsky publiés initialement en 193955 et rééditées à plusieurs reprises.

On comprend donc que chez Raffaelle Pinti, le restaurateur du XIXe siècle est un professionnel polyvalent, qui sait s'adapter aux besoins d'une clientèle diversifiée, publique ou privée. Pour un même client, il peut jouer le double rôle d'expert et de restaurateur de tableaux. Par ailleurs, ses actions sur le support d'une œuvre démontrent que le caractère autographe de l'œuvre n'est pas une priorité chez lui, ni en milieu privé, ni en milieu public. Cela pourrait toutefois être le résultat d'une exigence qui est hors de son contrôle, par exemple l'imposition d'une politique de nettoyage56. L'objet, dans ce jusqu'à en changer l'iconographie (par exemple, l'effacement d'un homme jouant de la mandoline). L'intervention de Pinti a contribué à la complexification de l'interprétation de l'œuvre, puisque de toute évidence, la femme à la cape rouge, effacée et remplacée par un paysage par l'artiste, ne devait pas paraître dans la scène finale. À ce propos, voir Peter Humfrey, Dosso Dossi, Court Painter in Renaissance Ferrara, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1998, p. 204-208.

53

Jaynie Anderson, « A 'most improper picture' Transformations of Bronzino's erotic allegory » dans Apollo, vol. 139, no. 384, février 1994, p. 20.

54 Constats faits par Norman Bromelle en 1958 au moment de nettoyer l'œuvre, cité dans Jaynie Anderson,

art. cit., p. 19.

55 Erwin Panofsky, « Father Time » dans Studies in Iconology: Humanistic Themes in the Art of the

Renaissance, New York, Harper & Row, 1962, p. 87-88.

30 contexte, est instable sémantiquement, car manipulé suivant les besoins du commanditaire ou du directeur de musée. Si certaines modifications du sujet peint peuvent être attribuables à un accident57 lors du nettoyage de surface, comme cela peut avoir été le cas sur l'œuvre de Dosso Dossi, la transformation délibérée des composantes du tableau, quant à elle, dévoile une conception spécifique du rôle du restaurateur chez Pinti. On peut donc en déduire que l'idée de préserver l'intégrité conceptuelle de l'œuvre ne semble pas, chez Pinti, être une priorité.

En s'appuyant sur ces éléments biographiques, nous pouvons affirmer que J. Purves Carter a probablement été le témoin des pratiques de restauration de Raffaelle Pinti durant ses années d'apprentissage. De fait, il nous est possible de poser comme hypothèse que les interventions du maître italien ont marqué sa propre pratique de restaurateur. Cela étant, la façon caractéristique qu'a Carter de considérer les matériaux avec lesquels l'œuvre d'art est créée pourrait provenir d'un autre maître, cette fois-ci présumé, Henry Merritt.