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2. De collection universitaire à musée national : une ambition à nourrir et un projet à

2.3 Attrait du musée national et fin du projet

J. Purves Carter s’emploie très tôt à convaincre les autorités de l’Université Laval de la pertinence d’élaborer un projet similaire à celui exécuté quelque soixante ans plus tôt au Royaume-Uni : la fondation de la National Gallery de Londres. Pour ce faire, il prépare un article devant paraitre dans le catalogue de peintures de 1908 :

L’article porte sur l’établissement des arts au Canada et au Québec : je vous prie [Monseigneur Olivier-Elzéar Mathieu] de considérer que tout peut être fait afin de propager l’art en votre sein, sera pour votre gloire et apportera grand bien au pays. J’ai fait une étude très minutieuse et sérieuse de cet article pendant plus d’un an et j’ai la certitude qu’elle va attirer la sympathie de plusieurs de vos grands hommes qui ont véritablement à cœur le bien- être de votre pays – de même que le désir d’aider à la cause d’un musée national, laquelle vous avez personnellement tant fait pour garder.64

63 « First Photographs of World Famous Paintings Brought to Canada by Refugee from the French

Revolution » dans The Standard, 22 juin 1912, supplément illustré.

64 « …it deals with the Establishment of Art in Canada in Quebec: I pray you to consider that everything

that can be done to propagate art in your midst, will redound to your glory and will bring great good to the Country. I have made a very careful and serious study of the article over a year and I feel sure it will enlist

109 Dans cet article, Carter explique qu’en acquérant la collection Angerstein et sa résidence, le parlement britannique a évité sa fragmentation à travers le monde. C’est au bout de plusieurs années et de pression que la National Gallery de Londres est érigée à Trafalgar Square. En 1908, ce musée est reconnu comme étant une institution de référence puisqu’elle contient des trésors de valeur nationale et continue, annuellement, d’agrandir sa collection grâce à de généreux dons.

Si le prestige est sans aucun doute un élément constituant de cette fondation, c’est véritablement le succès sous-jacent à celle-ci qui intéresse Carter et qui l’incite à encourager l’institution québécoise à reproduire la réalisation britannique. En effet, ce n’est pas tant la mise sur pied du musée national que sa reformulation au milieu du XIXe siècle qui, selon Carter, a révolutionné la vie artistique anglaise. Ce projet d’éducation artistique « entièrement redevable à un bon et brillant gouvernement, et dont tout le crédit revient originellement à la prévoyance de feu notre Reine [Victoria] et l’illumination apportée par son Consort [Albert de Saxe-Cobourg], »65 devait jouer un rôle certain dans le pays :

Durant les débuts de l’ère victorienne, les arts en Grande Bretagne […] étaient pratiquement morts, en ce qui concerne l’éducation nationale. […] Les produits des industries britanniques étaient probablement parmi les plus laids jamais conçus dans l’histoire de l’humanité. […] Ce ne fut pas avant les premières années de règne de la Reine Victoria que la grande idée d’une éducation nationale a été considérée au sein du Parlement […et les cours de soir offerts à la population ouvrière] ont tenu des centaines de milliers de jeunes des deux sexes loin de la paresse et de la perte de temps [et] ont fait la promotion d’une population travaillante, de l’amélioration personnelle et de l’amour pour l’instruction et l’intellectualité, cette population rendant inconsciemment mais avec volonté, le plus grand des services à l’état en devenant des artistes, mécaniciens et travailleurs compétents dans le domaine des métiers d’art […]. 66

the sympathy of many of your great men who have the true welfare of your Country at heart - as well as help the cause, the National Gallery, which you have personally done so much to ward. » Notre traduction du texte original provenant de : ASQ, Lettre de J. Purves Carter à Olivier-Elzéar Mathieu, 23 juillet 1908, Université 171, no. 4E. Voir Annexe 2, lettre 2.7.

65 « All this is entirely due to good and wise government, and the whole credit is due originally to the wise

foresight of our late beloved Queen and her cultured Consort’s enlightenment. » Notre traduction du texte paru dans J. Purves Carter, Descriptive and Historical Catalogue of the Paintings in the Gallery of Laval University, op. cit., p. 220.

66 « In the early Victorian period the state of art in Great Britain […] was practically dead as far as the

110 Carter croit qu’en fondant un musée national et une école d’art offrant des cours du soir à Québec, un développement artistique similaire à celui remarqué en Angleterre se produira dans la ville. Il ajoute que :

il y a à peine soixante ans que cette idée a pris son envol [en Grande Bretagne], et certainement ce fait devrait être suffisant pour remuer tous les hommes patriotiques et pratiques qui ont le bien-être du Canada à cœur, de voir à quel point il est urgemment important et impératif que soit établi un système artistique qui puisse grandir et s’étaler sur tout le grand Dominion .67

L’Université Laval est l’institution désignée pour qu’une telle entreprise soit couronnée de succès68 et ce, pour trois raisons : à l’instar de la National Gallery de Londres, elle détient un noyau d’œuvres européennes important. Ensuite, le rayonnement de la collection au niveau local, national et international doit attirer l’attention du gouvernement fédéral sur l’institution. Enfin, la prise de connaissance de l’existence d’une telle collection au sein du Canada a pour effet de créer un sentiment d’appartenance général, poussant les personnalités canadiennes influentes à demander la fondation d’un musée national.

Cependant, l’attrait d’un musée national ne se limite pas au désir d’améliorer la culture de la population québécoise et canadienne. L’obtention d’une reconnaissance institutionnelle par le concours de J. Purves Carter permettrait à l’Université Laval de

perpetrated in the history of man. […] It was not until he early years of Queen Victoria’s reign that the great idea of national art education first came under the consideration of Parliament […] Thus hundreds of thousands of the youth of both sexes are kept from a state of laziness or waste of time and promoted to healthful industry, self-improvement and the love of enlightenment and intellectuality, unconsciously yet willingly rendering most valuable service to the state as they become artists and skilled mechanics and workers in the arts and crafts. » Notre traduction du texte paru dans J. Purves Carter, Descriptive and Historical Catalogue of the Paintings in the Gallery of Laval University, op. cit., p. 215-220. Carter reprend le même argumentaire dans A Lecture Upon Art and the Art Treasures at Laval University, op. cit., p. 13-14.

67 « It was barely sixty years ago when the idea was started, and surely this fact should be enough to stir all

patriotic and practical men who have the welfare of Canada at heart, to see how urgently important and imperative it is to establish an art system that shall grow and spread all through the great Dominion, to influence not only the manufactures and trades, but at the same time to influence for good by letting in the light of the Beautiful into the lives of the toilers to make their lives beautiful.» Notre traduction du texte paru dans J. Purves Carter, Descriptive and Historical Catalogue of the Paintings in the Gallery of Laval University, op. cit., p. 228-229.

111 figurer aux côtés des grands musées institutionnels, dont Oxford et Cambridge69. Carter n'est pas le seul ni le premier à faire ce rapprochement. Par exemple, le 26 octobre 1901, l’artiste Raab annonce à l’Université Laval qu'elle détient la plus belle collection de gravures qu’il y ait en Amérique. Il avance que celle-ci est beaucoup plus complète que celles exposées à Oxford et à Cambridge. Cette affirmation avait alors suscité le désir chez les prêtres de l’institution de « mettre en ordre toutes ces gravures et les exposer dans une salle bien éclairée.70 »

L’Université d’Oxford abrite le plus ancien musée de l’Angleterre, de même qu’une bibliothèque. D’abord créé afin de répondre à un besoin éducatif au XVIIe

siècle, le Ashmolean Museum se voulait un musée scientifique où l’on pouvait observer des matériaux rares et curieux et faire de la recherche académique et scientifique. Par la suite, le musée a recueilli de nombreux objets de curiosité, participant à la mode des cabinets de curiosité de l’époque – on y aurait retrouvé des objets tels qu’une corne de licorne et une plume de phénix71. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on repense le musée et, bien qu’il mette surtout de l’avant la collection d’histoire naturelle, on donne une place aux tableaux italiens, flamands, vénitiens et anglais de la collection de peintures, dont une vaste série d’œuvres préraphaélites, à la Bodleian Library. Parmi les trésors que contient ce musée en 1908, on peut compter une centaine de dessins de Michel-Ange et de Raphaël. L’Université de Cambridge abrite, quant à elle, le Fitzwilliam Museum, fondé en 1816 grâce au concours de Richard, VIIe vicomte Fitzwilliam de Merrion (1745-1816), qui a légué sa collection à l’université. On dit du musée qu’il possède l’une des plus grandes collections de la nation. À sa fondation, ce musée détient près de 150 tableaux dont quelques Titien, Véronèse et Palma Vecchio, plus de 500 albums de gravures ainsi qu’une collection de livres rares72

.

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Carter fait ce rapprochement à de nombreuses reprises au cours de ses visites à l’Université Laval, dont l’exemple figurant dans A Lecture Upon Art and the Art Treasures at Laval University, op. cit., p. 3.

70 ASQ, 26 octobre 1901, Journal SEM vol.VI, p. 148. 71

Arthur MacGregor, The Ashmolean Museum: a brief history of the institution and its collections, Arthur MacGregor, 2001, p. 5-11.

72 Lucia Burn, The Fitzwilliam Museum: a History, Londres, Philip Wilson Publishers, 2016, voir les

112 L’histoire de la fondation de ces musées rappelle quelque peu celle de la création de la Pinacothèque de l’Université Laval. Rappelons que l’achat en bloc de la collection de Joseph Légaré était justifié par le désir de mission éducative de l’institution et d'assurer que la collection ne soit pas fragmentée lors d’une vente aux enchères. Les collections, scientifiques pour la plupart, et laissant de plus en plus d’espace aux objets artistiques, sont également similaires à celles de l’Université Laval en 1908, qui les utilise comme matériel d’enseignement dans ses salles de cours. Elle est détentrice de huit cabinets et musées (physique, minéralogie et géologie, zoologie, botanique, numismatique, religieux, ethnologique et médical) en plus du Musée de peintures, qui, avec l’expertise de Carter, atteint un niveau de prestige proche de celui des musées universitaires anglais.

C’est véritablement lorsque Carter est de passage à l’Université Laval que la comparaison avec les universités britanniques est exaltée. Dans l’annexe paru dans le catalogue de peintures de 1908, il indique au public que bien que les collections des musées d’Oxford et de Cambridge soient superbement agencées à leur ville respective, elles ne sauront jamais être autant mises en valeur que celle de l’université de Québec, juchée sur son cap rocheux73. Le rapprochement prend de l’ampleur au moment des expositions spéciales de juin et d’octobre 1909. Loin de se limiter à la comparaison, Carter, dans sa conférence « A Lecture Upon Art and the Art Treasures at Laval University », l’inscrit plutôt dans une « trinité universitaire » dont les membres peuvent prétendre être propriétaires d’une galerie artistique de renom74. Il faut néanmoins relativiser les affirmations de Carter, puisque la situation entre les universités de Québec, d’Oxford et de Cambridge n’est pas la même. Malgré tout, le rapprochement qu’en fait Carter à l’époque peut se comprendre comme une forme d’attestation. Elle soutient le fait que la seule université francophone d’appartenance britannique est en mesure de faire reconnaitre sa supériorité artistique en territoire nord-américain et, donc, qu'elle est en droit de fonder le premier musée national de la province.

73 J. Purves Carter, Descriptive and Historical Catalogue of the Paintings in the Gallery of Laval University

Quebec, op. cit., p. 210.

113 Or, si le Musée de peintures de l’Université Laval a effectivement obtenu un capital de reconnaissance important, comment se fait-il que le projet d’un musée national québécois, ayant pour noyau la collection de l’Université Laval n’ait jamais vu le jour? Les causes de l'abandon du projet ne sont pas claires, mais nous croyons qu'il s'agit d'une suite de causes à effets. D'abord, Sir Wilfrid Laurier s'est montré peu enclin à céder le parc Montmorency, terrain convoité par l'institution pour y construire son futur musée. En 1909, il disait que : « Pour ma part j'aime mieux voir sur ce terrain le petit jardin qui s'y trouve que le plus bel édifice75 ». Ensuite, les figures principales travaillant activement au projet ont quitté Québec au début des années 1910. Mgr Mathieu, recteur de l'Université Laval et protagoniste important dans la mise en valeur de la collection, est transféré à Régina, en Saskatchewan, afin d'occuper un poste d'évêque. J. Purves Carter, quant à lui, poursuit son travail d'expert et de restaurateur itinérant auprès de sa clientèle américaine et canadienne76. Il ne reviendra que temporairement à Québec, notamment en 1912 et en 1915. Enfin, une dernière hypothèse quant à l'échec du projet de musée national est la présence de détracteurs dans différents périodiques de l'époque, majoritairement francophones, qui doutent de l'authenticité et de la valeur réelle des œuvres, récemment déclarées trésors artistiques par Carter. En effet, dans le Collier's édition canadienne du 3 juillet 1909, soit quelques semaines après la première exposition spéciale des œuvres restaurées par J. Purves Carter, le journaliste Olivar Asselin (1874- 1937) publie, sous le couvert de l'anonymat, un éditorial incendiaire :

L'Université Laval de Québec est dans un dilemne[sic]. Elle avait, sans le savoir, une superbe collection de peintures [...]. L'Université ignorait encore cette richesse, quand l'année dernière un rapin anglais ou américain du nom de Carter, qui a au moins le mérite de n'être pas un barbare et qui est tout de suite devenu un grand peintre aux yeux des Québecois[sic], vint les lui révéler. M. Carter chercha, scruta, gratta, replâtra, et après des mois de travail, il apprenait aux autorités universitaires que la collection était l'une des plus riches d'Amérique. Et voilà comment, un beau soir de ce beau mois de juin, le Tout- Québec en habits de gala s'écrasait les orteils dans les salles vénérables du Laval pour assister à la première exposition de peinture à l'huile dont la vieille

75 ASQ, Lettre de Wilfrid Laurier à Olivier-Elzéar Mathieu, 4 décembre 1909, Université 173 no64. 76

Il sera notamment au service du collectionneur Norman Mackenzie de Régina entre 1915 et 1930. Voir Thimothy Long, « The Collector and the Collection, Part I: Mackenzie the Collector » dans William A. Riddell (dir), The Mackenzie Art Gallery: Norman Mackenzie's legacy, Regina, Mackenzie Art Gallery, 1990, p. 28-42.

114 capitale ait été témoin depuis les tournois athlétiques donnés par les jeunes guerriers hurons en l'honneur des Champlain et des Frontenac. Ah! ce fut un événement! [...] Le dilemne[sic] est de savoir si le musée restera ouvert, ou si on va le refermer pour permettre à un nouveau Carter (ne pas confondre avec Jacques Cartier) de le redécouvrir intégralement dans quelques siècles.77

Alarmé par la diffusion de cet éditorial « de nature à injurier sa réputation et ses affaires, et qui l’expose à être tourné au ridicule en public et au dédain »78

, Carter contacte rapidement la firme Crankshaw & Crankshaw, de Montréal, et demande que soit trouvé l’auteur du texte afin que celui-ci publie incessamment une lettre d’excuse dans le magazine anglophone, sans quoi des mesures légales seraient prises contre lui79. Asselin s'exécutera le 31 juillet 1909 : « je suis terriblement désolé que le mot ʺrapinʺ se soit glissé dans l’éditorial français du numéro du 3 juillet. Si je l’avais lu plus attentivement, ce mot aurait été supprimé. [… Une lettre d’excuse sera publiée dans] le numéro du 24 juillet et apparaîtra sous le titre ʺUne erreurʺ. »80

Néanmoins, cela n'empêchera pas d'autres auteurs de douter de la valeur de la collection de peintures, comme le démontre la publication d'un article, dont le contenu est similaire à l’éditorial d’Asselin, dans Le petit Québécois, rédigé au lendemain de la première exposition de peintures en juin 190981. Également, en janvier 1911, Louis Gillet, alors professeur à l’Université de Montréal, publie dans la revue France-Canada, une critique foudroyante à l'endroit de la collection du Musée de l'Université Laval. Il affirme qu’« il vaut mieux ne rien dire du musée de Québec, conservé dans les bâtiments de l'Université Laval : c'est une cargaison sans valeur apportée là en 1826[sic] par un chanoine émigré, du nom de Desjardins, un amas de toiles où on n'en rencontre pas deux

77

Anonyme [Olivar Asselin], « Dilemne Troublant » dans Collier's (Canadian Edition), vol. 43, no. 15, 3 juillet 1909, p. 8.

78 « …is most insulting, and of nature to injure and is injuring his reputation and business, and exposes him

to public ridicule and contempt ». Notre traduction du texte paru dans la Lettre de Crankshaw & Crankshaw à Olivar Asselin, 6 juillet 1909, Fonds Olivar Asselin, BAnQ, Fonds BM055, Série 2, dossier 017.

79 Ibid.

80 « I am very sorry that the word ʺrapinʺ got into the French editorial of our July 3rd number. If I had read

it more closely, it would have been struck out. […the retraction will be published] in the issue of July 24th, this item will appear, in French ʺA Mistakeʺ». Notre traduction du texte paru dans Lettre d’Olivar Asselin à Crankshaw & Crankshaw, 7 juillet 1909, Fonds Olivar Asselin, BAnQ, Fonds BM055, Série 2, dossier 017. Voir la lettre parue dans Anonyme [Olivar Asselin], « Une erreur », Collier's (Canadian Edition), vol. 43, no. 19, 31 juillet 1909, p. 8.

81 Damase Potvin, « LES RICHESSES DE L'UNIVERSITÉ LAVAL » dans Le petit Québécois, 19 juin

115 ou trois qui vaillent un regard.82 » Cet article trouvait écho dans l'édition du 28 janvier 1911 de La Presse, questionnant la valeur de « notre Louvre québécois, jugé de façon un peu sommaire et dédaigneuse »83 étant donné l'autorité artistique que détient Gillet.

3. Le Musée de peintures de l’Université Laval : un projet de musée national figé en