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Au XVIIe siècle, sous l’influence des thèses de Bertrand d’Argentré et des positions

voisines adoptées par des juristes flamands qui se sont faits volontiers l’écho des préceptes territorialistes érigés en directives par le célèbre jurisconsulte breton, les juristes de l’Ecole Hollandaise s’efforcent de proposer une relecture de la distinction bipartite ou tripartite entre statuts réels, personnels et mixtes qui ne s’appuie plus sur l’objet du statut, bien ou personne, mais sur son effet territorial ou extraterritorial. Leur démarche se veut ab effectu, en rupture avec les méthodes couramment pratiquées jusqu’alors. En effet, les modes de raisonnements hérités du statutisme médiéval ne leur semblent plus correspondre à la réalité d’un conflit de statuts, de coutumes ou de lois qui, désormais, fait l’économie de toute prise en compte d’un jus commune frappé d’obsolescence. Désireux d’exploiter dorénavant les ressources du droit romain, non plus en tant que droit universaliste et supranational, mais en tant que matrice intellectuelle d’un droit particulier qui entend dialoguer d’égal à égal avec les autres droits particuliers, ces juristes s’inscrivent en réaction avec le vieux modèle du jus commune qui se déconsidère, à leurs yeux, par son identification trop forte avec le droit de l’Empire et par les nombreuses altérations et corruptions que provoque sa naturalisation dans chaque Etat.

Or, portés par le souffle d’indépendance et d’affirmation internationale qui anime leur jeune nation, les Hollandais préconisent un changement de paradigme du conflit de lois. Pour mieux satisfaire les aspirations des droits provinciaux ou nationaux alors en plein essor, ils se font fort de lier souveraineté et territorialité et de régler les conflits entre personnes privés en arbitrant les conflits entre les différents législateurs en cause. En demandant à chaque loi de déterminer, par elle-même, et non plus en référence à un droit commun inexistant, son domaine d’action normative, les Hollandais se convainquent qu’ils respectent, au mieux, les déclarations de souveraineté de chaque législateur. C’est pour cette raison qu’ils prennent pour point de départ ce qui leur semble être la plus inattaquable des vérités : la souveraineté absolue de l’ordre juridique du for sur son territoire. D’un point de vue théorique, une seule loi est maîtresse du territoire et ne souffre la concurrence d’aucune autre loi : abstraitement, toute loi est, en soi, par nature, une loi de police. Mais, d’un point de vue pratique, les Hollandais sont bien conscients que ce présupposé théorique doit composer et se concilier avec les nécessités du commerce international et avec les intérêts privés, civils ou marchands, qui exigent une prise en considération, même a minima, des lois étrangères. Pour ne pas porter atteinte à la souveraineté de chaque ordre juridique, ils décident, par convention, que l’entrée et l’application d’une loi étrangère, c’est-à-dire la prise en compte d’un droit valablement acquis dans un pays étranger, sont le fruit d’une concession gracieuse et réciproque que les Etats se font entre eux et c’est dans cet esprit de courtoisie et de bienveillance qui doit exister entre les Nations que le juge du for est en mesure de donner force de droit à une

loi étrangère. L’application de cette dernière n’est jamais une obligation pour le juge du for, car, de la courtoisie, ne découle aucun effet de droit, aucune obligation pour l’Etat du for d’accueillir la norme étrangère. La règle veut que toute loi soit, de jure, de stricto jure ou de summo jure, territoriale, alors que l’exception réside dans l’extraterritorialité reconnue à une loi étrangère, en vertu de la

comitas gentium. En résumé, le principe est que la loi du for est, pourrait-on dire, une loi de police,

souveraine sur son territoire et que l’accueil ou le rejet de la loi étrangère dépend de l’entière discrétion de l’Etat du for, qui est toujours libre d’en accepter les effets ou, au contraire, de lui préférer sa propre loi. S’il le juge nécessaire pour la préservation de ses propres intérêts, le législateur peut révoquer son autorisation et revenir à la règle de droit strict, c’est-à-dire à la loi de police.

Les Hollandais se sont efforcés de répondre aux préoccupations qui, un siècle plus tôt, étaient celles de Bertrand d’Argentré, lorsque celui-ci, s’évertuant à protéger l’autonomie de sa province de Bretagne et d’en garantir la souveraineté coutumière, cherchait dans la tripartition des statuts le moyen de faire prévaloir la réalité sur la personnalité, c’est-à-dire, dans son esprit, sur l’extraterritorialité. Le système avancé par le jurisconsulte breton, et qui lui semblait convenir aux conflits intercoutumiers qui caractérisent le Royaume de France au XVIe siècle, était, cependant,

trop intransigeant et trop rigoureux pour être vraiment fonctionnel et il n’a jamais trouvé l’assentiment plein et entier des juristes des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais la plupart d’entre eux en

ont loué la clarté et l’esprit logique et ont reconnu que d’Argentré avait pressenti la difficulté essentielle qui naît du conflit de coutumes : la conciliation des impératifs de droit public qui sous- tend chaque ordre juridique coutumier avec les intérêts privés auxquels leurs règles peuvent s’appliquer. La dualité entre territorialité de principe et extraterritorialité d’exception était porteuse de promesses et de réponses qui ont incontestablement séduit les juristes du XVIIIe siècle lorsque,

après un siècle de relative indifférence, ils ont redécouvert les enjeux et les complexités inhérents aux conflit de coutumes.

En effet, Bouhier, Boullenois et, dans une moindre mesure, Froland, tous désireux de faire reconnaître leur expertise dans le domaine difficile et instable du conflit de coutumes, s’efforcent, au moment de poser les fondements théoriques d’une œuvre que ces praticiens placent tous dans une perspective casuistique, de dégager un principe conducteur et, à cette fin, cherchent, parmi les multiples autorités auxquelles ils se sont adressés, laquelle offre la méthode et les solutions qui leur semblent le plus en adéquation avec le contexte du conflit de coutumes de la France du XVIIIe

siècle. Si les influences sont trop nombreuses pour les faire adhérer à une seule, c’est essentiellement aux thèses de l’Ecole Hollandaise qu’ils s’en remettent au moment de déterminer les critères de répartition des statuts : cette démarche ab effectu qui les conduit à distinguer les statuts réels, c’est-à-dire territoriaux, et les statuts personnels, c’est-à-dire extraterritoriaux exerce une irrésistible séduction sur eux et ils se l’approprient très largement. Certes, des Hollandais, ils sont des héritiers très indépendants et, souvent, très infidèles dans l’esprit. Mais ceux-ci leur lèguent leur conception de la loi territoriale comme manifestation de la souveraineté/territorialité de la coutume. C’est donc à Bouhier et à Boullenois, guidés par les Hollandais, eux-mêmes tributaires des intuitions de d’Argentré, que les lois de police et de sûreté doivent de faire leur apparition au sein des doctrines du conflit de lois. Bouhier procède, à sa manière, à une relecture des vieux mécanismes du statutisme traditionnel à la lumière de l’appareillage conceptuel des Hollandais et de leur démarche ab effectu. Boullenois, disciple de Dumoulin, mais également beaucoup plus sensible que Bouhier à l’esprit de souveraineté/territorialité, proclame l’existence, au sein de l’ordre juridique du for, de lois de police, émanations du souverain, qui obligent tous ceux qui habitent le

territoire. De même, comme Bouhier, il s’efforce de rénover les mécanismes traditionnels et de les intégrer dans un système qu’il veut établir sur des bases rationnelles et les applique en se conformant à la démarche ab effectu.

La réflexion sur la genèse des futures lois de police et de sûreté de l’article 3 du Code civil ne peut faire l’économie d’une étude détaillée et approfondie, quoique forcément condensée, de la jurisprudence de l’Ancien droit, telle qu’elle se révèle à travers les recueils de jurisprudence et les ouvrages, très fortement inclinés vers la pratique, de Froland, Bouhier et Boullenois. Cette étude permet ainsi de mieux mesurer les attitudes des juges lorsqu’ils sont saisis des conflits de coutumes et les divers instruments dont ils usent et les détours qu’ils empruntent lorsqu’ils ressentent le besoin de faire prévaloir l’intérêt d’un ordre juridique coutumier sur un autre. S’il est certain que la doctrine, et, en particulier, les statutistes français du XVIIIe siècle leur doivent beaucoup, il reste à déterminer si l’inverse est vrai.

C’est donc l’histoire de la filiation intellectuelle qui transmet à ces juristes du XVIIIe siècles les principes de souveraineté et de territorialité de la loi et les préoccupations publicistes entrevus par d’Argentré et théorisés par les Hollandais qu’il faut entreprendre maintenant. C’est de cette transmission, plus ou moins fidèle, plus ou moins aboutie, plus ou moins fructueuse, que découle l’émergence des lois de police et de sûreté en droit français. La territorialité des statuts, érigée en nouvelle règle cardinale de la théorie des statuts, est proclamée par d’Argentré, mais elle n’est véritablement et définitivement systématisée que grâce aux Hollandais. C’est à ces derniers qu’il revient d’avoir mis en avant un système de résolution des conflits entièrement articulé autour de la souveraineté/territorialité et d’avoir décliné celui-ci dans une dichotomie entre territorialité et

comitas gentium, en lui faisant jouer un véritable rôle d’exception d’ordre public avant la lettre (Titre

premier). La doctrine et la jurisprudence françaises du XVIIIe siècle, la première par sensibilité marquée envers les idées hollandaises, la seconde attachée à faire prévaloir, en cas de besoin, la souveraineté d’une coutume sur les autres, ont acclimaté la démarche ab effectu et ont réorienté la vieille distinction des statuts réels et personnels vers une distinction entre territorialité et extraterritorialité des coutumes (Titre second). C’est cette double idée de souveraineté territoriale et de souveraineté personnelle de la loi qui traversera les temps troublés de la Révolution pour parvenir jusqu’aux rédacteurs du Code civil.

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