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CHAPITRE I L’ESPRIT D’INDEPENDANCE DE LA COUTUME PORTE A SON FAITE : LE STATUT REEL, PIERRE ANGULAIRE DU TERRITORIALISME DE

Section 2 ème La territorialité des statuts, manifestation par excellence de la potestas

statuendi du législateur local.

« La force se confine dans les limites du pouvoir »325. La célèbre affirmation de Bertrand

d’Argentré a gravé une si profonde impression dans l’esprit de ses successeurs que les plus remarquables d’entre eux y ont vu la formulation la plus juste et la plus aboutie de la territorialité des statuts. Partant de cette prémisse posée par d’Argentré, de Bourgogne et Rodenburg se sont attachés à en développer les virtualités. Par l’identité qu’elle établissait entre le statut réel et son champ d’application territorial, entre son objet – les biens immeubles et les droits qui s’y rapportent – et son effet dans l’espace, mais surtout par la compétence nécessaire qu’elle conférait à la législation locale326, cette formule emportait logiquement deux conséquences que recueillit avec

empressement la doctrine hollandaise. La première consistait à l’interpréter de manière négative et à en déduire qu’une fois franchies les fines potestatis, la domination de la législation locale et de ses agents s’arrêtait net, n’exerçant plus aucun effet, plus aucune emprise sur les biens et les personnes.

A contrario, la seconde, positive, postulait que, toute entière concentrée à l’intérieur des limites de

son pouvoir, cette domination se révélait absolue et s’assujettissait tous les rapports de droit susceptibles de naître au sein de son ressort. Formulées ainsi, ces deux conclusions étaient fortes d’une logique « souverainiste » dont les statutistes du XVIIe siècle, fervents lecteurs de d’Argentré,

vont tirer les implications et qu’ils vont ériger en emblème327.

Christian Rodenburg est sans doute le premier des auteurs hollandais à transposer la maxime argentréenne sur le plan de la souveraineté du législateur local et du respect dû à la

325 Bertrand D’ARGENTRE, Commentarii, op. cit., article 218, glose 6, n°9, p. 604 (traduction Bertrand ANCEL) : finitae

enim potestatis finita est virtus. Sur le sens et la valeur à accorder à la réalité/territorialité de Bertrand D’ARGENTRE, prise sous l’angle « publiciste », voir, supra, pp. 160-166.

326 Y compris dans les cas où le juge ayant à connaître du sort des immeubles n’était pas le juge du lieu de situation :

voir la discussion entamée sur ce point par André BONNICHON, « La notion de conflit de souverainetés », op. cit., pp. 622-630. Même dans une hypothèse de dissociation entre compétence judiciaire et compétence législative, la règle de conflit conférant toute autorité à la réglementation en vigueur au locus rei sitae devait être respectée. Cette autorité se justifiait d’autant mieux – au niveau du statut réel stricto sensu – que seules les autorités locales étaient habilitées à exercer les actes d’exécution sur le bien situé dans le périmètre de leur domination.

327 Sur ce double aspect de la souveraineté territoriale en matière de conflits de lois, voir A. Basil EDWARDS, The

domination qu’elle exerce sur le territoire soumis à sa puissance. Cette inspiration, il la puise également chez de Bourgogne, chez qui elle reste encore à l’état d’ébauche. C’est bien au jurisconsulte ultrajectin qu’il revient, pour la première fois, de la formuler avec netteté et de lui donner une résonance qui témoigne indubitablement de l’influence qu’exerce sur lui la doctrine de la souveraineté territoriale absolue.

§ 1.Nicolas de Bourgogne.

Si les passages que consacre Nicolas de Bourgogne (1586-1649)328 à la question sont peu

nombreux et n’autorisent pas à en faire un théoricien de la « souveraineté » du statut local, ils signalent déjà des accents qui démontrent sa propension à voir dans la réalité/territorialité une manifestation du pouvoir du legislator. Le lien indéfectible entre réalité et territorialité transparaît d’emblée dans sa classification des statuts :

En conséquence de ce qui précède, ceux [= les statuts] qui sont personnels circulent avec la personne, en quelque lieu que celle-ci se transporte, et étendent leurs forces et leur effet à travers l’ensemble des territoires. Les statuts réels, quant à eux, contemplent le lieu de situation de la chose de telle sorte qu’ils n’excédent pas les limites du territoire… parce que les choses elles-mêmes y sont attachées. Le statut mixte, de son côté, parce qu’il est la combinaison de l’un et l’autre genre, participe de la nature de l’un et de l’autre. Par conséquent, dans la mesure où il est personnel, il n’est pas renfermé dans les limites [= du territoire] ; mais, dans la mesure où il est réel, il est circonscrit dans les limites du territoire.329

En vertu de cette classification, de Bourgogne s’estime à même de déterminer, dans la suite de sa dissertation, si tel statut est personnel, réel ou mixte et, partant, s’il est possible de lui accorder le bénéfice de l’extraterritorialité, s’il faut, au contraire, le retrancher intra terminos ou s’il commande de combiner les deux effets, en ce qu’il vise à la fois la personne (ou les meubles) et les immeubles. Si l’on excepte leur divergence au sujet des statuts mixtes, de Bourgogne ne fait en cela qu’appliquer les directives transmises par d’Argentré. Mais il insiste de façon beaucoup plus explicite sur le lien qui unit les biens et les personnes – et les droits y afférant – présents sur le territoire et la volonté du législateur qui, pleine et entière à l’intérieur des limites de son pouvoir, ne connaît de bornes que celles qui marquent l’extinction dudit pouvoir. Il l’exprime lui-même dans un passage de sa première dissertation :

Mais la loi n’a rien accordé de plus que ce qu’elle avait elle-même reçu du législateur ; et le législateur n’a rien accordé qui puisse excéder les limites de son territoire. En effet, même s’il en avait grandement le désir, il ne peut établir de droits dans le territoire d’autrui.330

328 Sur cet auteur, voir la note 316 du présent chapitre.

329 Nicolas DE BOURGOGNE, Ad Consuetudines Flandriae Aliarumque gentium tractatus controversiarum, Leyde, 1634, Tractatus

I, n°3 : Consequenter ea quae sunt personalia, una cum persona circumferuntur, quocumque loco se transtulerit, et per universa territoria viresque, et effectum porrigunt. Realia situm rerum sic spectant, ut territorii limites non excedant, quia rebus ipsis sunt affixa. At vero mixtum, quia ex utroque genere conflatum est, naturam assequitur utriusque, et proinde in quantum personale est, non cohibetur intra terminos; in quantum vero reale, territorii finibus circumscribitur. La transcription donnée par Max GUTZWILLER dans son cours sur « le développement historique du droit international privé », op. cit., nous semble, en dépit de notre déférente admiration envers l’auteur, fautive : il faut bien lire non cohibetur intra terminos en lieu et place de non prohibetur infra terminos. Sur la classification des statuts selon de Bourgogne, voir la note 316, avec les références.

330 Ibidem, Tractatus I, n°47 : Lex vero nihil amplius dedit, quam a legislatore ipsa accepit ; nec legislator ulterius, quam intra territorii

Sous la plume de Bourgogne, une telle affirmation ne saurait surprendre. En effet, elle reprend, avec une fidélité remarquable, les termes que son maître d’Argentré avait lui-même employés au cours de la célèbre polémique qu’il avait engagée contre les thèses de Dumoulin au sujet de la consultation des époux de Ganay et elle témoigne, par là même, de la filiation intellectuelle qui relie les deux auteurs331. Pour eux, en effet, le champ d’application territorial d’une

disposition statutaire ne s’apprécie que par rapport au lien de sujétion qui est noué avec le territoire, envisagé comme le lieu d’expression de la potestas statuendi du législateur local332. En

revanche, cette co-incidence réalité/territorialité devient si prégnante qu’elle conduit un auteur comme de Bourgogne à restreindre encore davantage que ne l’avait fait d’Argentré le champ d’expression laissé au statut personnel et donc à l’extraterritorialité des dispositions qui y sont incluses. La catégorie subit un resserrement qui semble directement inspiré par un territorialisme qui se veut protecteur de l’organisation foncière voulue par les coutumes locales333. Si elle n’est pas

justifiée par un intérêt digne d’être pris en considération et nécessaire au bon fonctionnement du commerce (juridique), la pénétration d’un statut issu d’une potestas étrangère et également souveraine sur le pré carré du statut local est vue avec défaveur par la doctrine du XVIIe siècle334.

§ 2. Christian Rodenburg.

Esquissée par de Bourgogne, qui puise l’essentiel de son inspiration chez d’Argentré, la volonté d’interpréter la potestas statuendi comme une « souveraineté » absolue, à qui seule revient le droit de décider s’il y a lieu d’autoriser une disposition étrangère de pénétrer sur son territoire, se fait plus précise et plus ferme chez Christian Rodenburg335. La doctrine de cet auteur est toute

entière contenue dans un traité spécialement consacré à ce sujet et qui forme lui-même un traité préliminaire à l’édition de son Tractatus de jure conjugum de 1653 : le De jure quod oritur ex statutorum vel

consuetudinum, discrepantium conflictu336. Il n’est guère étonnant de constater que, dans ce court traité

préliminaire, la plupart des exemples que traite Rodenburg relève du droit matrimonial.

331 Sur cette référence au legislator chez d’Argentré et sa conception du statutisme comme manifestation d’un conflit de

potestates statuendi, voir, supra, pp. 160-166.

Bertrand D’ARGENTRE, Commentarii, op. cit., article 218, glose 6, n°33 : « Or, celles qui sont de cette nature [= les obligations légales] n’ont pas plus de force que celle qu’elles reçoivent de la loi, et la loi pas plus que celle qu’elle reçoit du législateur, et le législateur pas plus qu’il n’a de territoire » (traduction de Bertrand ANCEL)

332 D’ailleurs, cette référence au legislator n’est pas à entendre dans un sens étroit : les conflits tels que de Bourgogne les

envisage dans son traité sur les coutumes de Flandres sont souvent des conflits inter-coutumiers, qui mettent en jeu les dispositions de telle ou telle coutume : Flandres, Hainaut… ou de telle cité : Courtrai, Malines...

333 En ce sens, Armand LAINE, Introduction, op. cit., tome 1er, pp. 402-403, et Raymond JANSSENS, « Nicolas

Bourgoingne – Le droit international privé », op. cit., pp. 2-3.

334 L’influence de Bourgogne sur la doctrine des XVIIe et XVIIIe siècles ne doit pas mésestimée : ses analyses sur le

statut pénal et sur son double champ d’application territorial et personnel ont directement influencé Paul Voet, qui s’en est très largement servi, et, par son entremise, Jean Bouhier. Sur cette transmission des idées de Bourgogne sur le statut pénal, voir, infra, titre second, chapitre Ier, pp. 418- 420. Voir aussi Michèle BEGOU-LE GUEULT, Recherches sur les origines

doctrinales, op. cit., pp. 65, 71-72 et 81-82.

335 Christian (ou Christiaan) RODENBURG (1618-1668) est né à Utrecht et y a étudié le droit, ainsi qu’à l’Université de

Leyde. Il est devenu secrétaire de la Cour Suprême d’Utrecht, en 1642, puis conseiller de cette même Cour, avant d’être élu député d’Utrecht aux Etats Généraux. Son œuvre majeure est le Tractatus de jure conjugum, dont la première édition date de 1653. Sur la vie et l’œuvre de Christian RODENBURG, consulter, parmi les références évoquées à la note 307, la notice de Johannes Wilhelmus WESSELS, History, op. cit., pp. 299-300 et A. Basil EDWARDS, The Selective Paul Voet, op.

cit., pp. 317-332 et 330-333 qui revient longuement sur la personnalité et le système du contemporain et du compatriote de Paul Voet, ainsi que sur l’influence qu’a pu produire l’œuvre du premier sur les écrits du second.

336 Tel est le titre qui figure sur l’édition originale d’Utrecht, parue en 1653, et que l’on peut traduire par Du droit qui naît

du conflit entre statuts ou coutumes discordants. Lorsque Louis BOULLENOIS fait paraître son Traité de la Personnalité et de la Réalité des Loix en 1666, à Paris, et qu’à la suite de la traduction qu’il a menée de l’œuvre de RODENBURG, il insère le

Si Rodenburg ne cache pas la dette qu’il a envers les auteurs qui l’ont précédé et, plus particulièrement, envers d’Argentré et de Bourgogne337, il est sans doute le premier à tirer toutes les

conséquences logiques de la territorialité des statuts qui sont directement impliquées par des considérations de souveraineté. Dans le troisième chapitre de son titre premier, et après avoir déjà rappelé, dans le chapitre précédent, que « les statuts réels n’ont pas coutume de s’étendre au-delà du territoire »338, il en vient à la question de l’effet – territorial ou extraterritorial – des statuts :

Il est certain qu’il n’est permis à personne d’imposer des loix pour avoir lieu hors l’étendue de la jurisdiction, et que, s’il le fait, l’on peut impunément ne s’y point soumettre, parce que, hors le territoire, la Loi n’a plus d’autorité, ni de jurisdiction, selon la loi Extra territorium (D. 2.1.20). Il n’y a donc aucune Loi, ni Coutume qui puisse régler directement les biens qui sont situés dans une autre Jurisdiction, il n’y en a même aucune qui puisse assujettir les personnes qui lui sont soumises, lorsqu’elles contractent ailleurs, parce que ce serait tendre un piège à celui qui seroit d’une autre Jurisdiction, qui est présumé ne faire attention qu’aux Loix de l’endroit où il contracte, et que le Juge de cet endroit n’est pas obligé de suivre les Loix du domicile de ceux qui viennent contracter chez lui, ni de souffrir que, dans la Jurisdiction, on prenne droit par des Loix étrangères (…) Il faut donc tenir pour maxime que le Statut d’un Législateur perd toute son autorité dans la Jurisdiction d’un autre.339

Ce court passage est riche de plusieurs enseignements que ne manqueront pas de tirer et d’approfondir les successeurs de Rodenburg. S’il est formulé essentiellement a contrario, le premier est fondé sur la conviction – déjà partagée par ses illustres prédécesseurs - que le champ d’application strictement territorial d’un statut réel n’est que le produit de la « souveraineté » du législateur local sur les biens et sur les personnes qui se trouvent sur le territoire. Mais cette évidence se voit dotée d’une force à peine entrevue jusqu’alors. Le second enseignement tient, en effet, à ce que cette souveraineté est désormais perçue, sans équivoque, comme pleinement « absolue ». A ce titre, elle ne peut, a priori, souffrir aucune concurrence de quelque loi étrangère que ce soit à l’intérieur des frontières du territoire soumis à sa domination. Mais, à ce titre également, sa souveraineté est étroitement confinée aux limites du territoire, car tout statut qui tend à sortir de ses limites naturelles est voué à demeurer sans effet, car dénué de toute force contraignante : comme le dit Rodenburg, « hors le territoire, la Loi n’a plus d’autorité, ni de jurisdiction » et « le Statut d’un Législateur perd toute son autorité dans la Jurisdiction d’un autre ». Dans la mesure où la potestas statuendi cesse irrémédiablement dès que les frontières de la « jurisdiction » ont été franchies, il est par conséquent logique – à ne s’en tenir qu’au niveau des préceptes - d’en déduire qu’il est rigoureusement impossible qu’une loi sorte de son territoire pour passer dans un autre. La souveraineté de la loi locale entraîne pour conséquence le cloisonnement strict des ordres juridiques, imperméables les uns aux autres, et l’assujettissement, de facto, par sa seule présence sur le territoire, de tout étranger à cette loi.

texte original du jurisconsulte ultrajectin, il choisit de faire figurer le titre suivant : De jure quod oritur ex statutorum vel consuetudinum, diversitate. L’œuvre de Rodenburg nous est donc parvenue sous ces deux titres. La traduction qui figure dans les développements qui suivent est celle de Boullenois.

337 Christian RODENBURG, De jure quod oritur, op. cit., titre premier, chapitre premier : « Nous avons cependant deux

grands jurisconsultes, qui ont traité fort amplement, et qui plus est, avec une approbation générale, quelques questions qui sont des dépendances de cette ample matière ; savoir d’Argentré dans son savant Commentaire sur la Coutume de Bretagne et Burgundius, dans ce petit ouvrage travaillé avec tant d’attention sur les Coutumes de Flandres… » (Traduction de Louis BOULLENOIS), édition de 1766, Paris, p. 13.

338 Ibidem, titre premier, chapitre deuxième (traduction de Louis BOULLENOIS), édition de 1766, p. 28. 339 Ibidem, titre premier, chapitre troisième (traduction de Louis BOULLENOIS), édition de 1766, pp. 146-147.

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