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Pour une approche diachronique en langue de spécialité : éléments théoriques et

2.2 Points de vue historique et diachronique

L’objectif de cette section est de montrer la manière dont la distinction entre dimension interne et dimension externe participe à la mise en place de différents points de vue pour l’analyse diachronique, ainsi que la manière dont nous nous positionnons en langue de spécialité. En effet, maintenant que nous avons vu la manière dont les langues de spécialité permettent d’associer interne/externe et de postuler un lien reconstructible entre ces deux dimensions, nous devons préciser la manière dont elles s’articulent en diachronie.

2.2.1 Histoire interne et histoire externe

La distinction saussurienne entre éléments internes et éléments externes de la langue, reprise

en diachronie par Marchello-Nizia (1995 : 24), repose sur l’observation du fait que l’évolution des langues peut être appréhendée :

- du point de vue politique et culturel (histoire externe), - du point de vue du système de la langue (histoire interne).

39 « rien n'est dans la langue qui n'ait d'abord été dans le discours ».

40 À condition que le discours soit « situé » (Condamines, 2003a), c'est-à-dire que les textes sélectionnés soient caractérisés par des éléments externes, tels que le genre, les rédacteurs, la langue, etc. Cette question est détaillée au chapitre suivant.

Dans le premier cas, il s’agit de retracer les événements politiques, sociaux ou culturels qui ont conditionné les évolutions de la langue (invasions d’autres peuples, lois et réformes, mais aussi découvertes, inventions, etc.). Dans le second cas, il s’agit d’observer les phénomènes linguistiques du changement en eux-mêmes, sans s’appuyer sur des éléments extralinguistiques de quelque nature que ce soit.

Cette distinction est à l’origine de différents points de vue sur le lien entre linguistique et extralinguistique en diachronie. Ce lien peut être exploité à des degrés divers et fait ainsi émerger plusieurs oppositions, notamment entre histoire de la langue, linguistique historique et linguistique diachronique. En effet, si la distinction entre dimension interne (linguistique) et

dimension externe (extralinguistique) est reconnue, l’une ou l’autre peut être privilégiée en fonction des objectifs de recherche. Sur cette base, on peut distinguer notamment :

- la linguistique diachronique (Marchello-Nizia, 1995) où l’on fait abstraction de la dimension externe pour se concentrer sur l’évolution interne du système linguistique ; - la linguistique historique (ibidem) où l’on associe perspectives interne et externe pour

retracer l’évolution de la langue : on étudie l’évolution interne du système expliquée en partie par l’histoire externe de ce même système ;

- l’histoire de la langue (Antoine, 1981 ; Brunot, 1967 ; Helgorsky, 1981) où l’on ne s’intéresse qu’à la dimension externe de l’histoire d’une langue (« ses succès et ses revers », Brunot, 1967).

On peut également identifier un autre point de vue sur la distinction interne/externe, selon lequel la langue ne serait plus l’objet des recherches historiques, mais leur « témoin » : il s’agit du point de vue des historiens et historiens des sciences. Ainsi, la langue peut être considérée comme le support de témoignages de l’Histoire (histoire de l’humanité, d’une société, d’une culture, d’une politique, d’une science, etc.). Ce n’est donc plus l’évolution de la langue qui constitue l’objet d’analyse, mais les évolutions historiques extralinguistiques identifiables à partir de l’observation de la langue par les historiens. Ces évolutions sont appréhendées à travers le vocabulaire, les textes, les documents et archives, témoins de l’Histoire.

al., 1985 ; Conein, 1985 ; Fiala, 1985 qui, en tant que linguistes, décrivent les rapports étroits entre Histoire et linguistique) ou d’historiens des sciences et techniques (Acot, 1999 ; Baudet, 1989). Ces derniers en particuliers insistent non seulement sur l’importance des textes, mais également de la terminologie. Ainsi, par exemple, Baudet (ibidem : 56) écrit :

« […] l’histoire des vocabulaires est utile pour l’historien des sciences et des techniques. Ce que je voudrais vous proposer, c’est l’amorce d’une réflexion qui m’entraînera à vous suggérer que la terminologie est tout à fait centrale dans notre discipline et que nous sommes aujourd’hui réunis pour examiner […] ce vieux problème […] du rapport entre langage et pensée. »

Ce qui est intéressant dans cette conception est le fait que les textes en Histoire et histoire des sciences sont considérés non pas comme de simples discours « à écouter », mais plutôt comme contenant des termes et des concepts révélateurs du rapport entre langue et connaissances à une période donnée. Cette perspective est adoptée également par l’historien Prost (1996 : 63,) qui explique :

« Aux discours prononcés le 11 novembre devant les monuments aux morts, l’historien ne demandera pas ce qu’ils disent, qui est bien pauvre et répétitif ; il s’intéressera aux termes utilisés, à leurs réseaux d’oppositions ou de substitutions, et il y retrouvera une mentalité, une représentation de la guerre, de la société, de la nation. »

Ce point de vue permet de mettre en avant l’importance du lexique dans l’accès à la dimension externe pour les historiens et le lien entre terminologie et histoire des connaissances. De ce point de vue, les études sur la créativité lexicale sont les plus remarquables dans leur argumentation sur le parallèle entre dimensions interne et externe. Par exemple, Guilbert (1975 : 57) rapporte la vision de Guiraud sur ce parallèle, qui soutient la convergence des deux dimensions pour expliquer la création lexicale :

« C’est le problème qu’a soulevé P. Guiraud dans son livre Structures étymologiques du lexique français : « il y a donc un double déterminisme dans

lequel, loin de s’exclure, les causes internes et externes se complètent, le mot étant le résultat d’un impact, d’une pression de l’histoire sur le système. Il apparaît alors que les motivations interne et externe sont l’une et l’autre

nécessaires, mais qu’aucune n’est suffisante : c’est leur convergence qui crée le mot nouveau […] » (p.6). »

Ces éléments montrent qu’en diachronie, dimensions interne et externe peuvent être associées pour décrire l’évolution. Plusieurs possibilités existent quant à cette association riche et confèrent à la langue différents statuts. Parmi ces derniers, deux sont particulièrement marqués :

- le statut de la langue comme objet de l’évolution lorsque l’on analyse son évolution, - le statut de la langue comme « témoin » de l’évolution lorsque l’on observe son

évolution et postule que celle-ci reflète des évolutions externes.

En langue de spécialité, on peut dans une certaine mesure retrouver ces deux points de vue, qui reflètent des différences importantes quant à la prise en compte de la dimension interne ou externe pour décrire l’évolution de la langue.

Le premier prend essentiellement en compte la dimension interne (linguistique). C’est le cas par exemple de travaux de certains néologues qui se concentrent sur la description des matrices lexicogéniques utilisées pour la formation des termes nouveaux (Sablayrolles, 1996b ; 2000b par exemple), que d’aucuns nomment matrices terminogéniques pour marquer leur ancrage dans le champ des langues de spécialité (Cormier & Rioux, 1991 ; Portelance, 1987). Dans ce cas, les travaux s’appuient sur les recherches existant en langue générale et il n’est pas rare que les chercheurs soient des linguistes plus que des terminologues (ibidem).

Mais bien que la description linguistique prime sur la description des connaissances, la dimension externe des langues de spécialité reste toujours présente ne serait-ce que par le découpage initial en domaines.

Le second point de vue pose un parallèle externe/interne et permet d’émettre l’hypothèse d’un lien entre évolution de la langue et évolution des connaissances. C’est le point de vue que nous choisissons dans notre recherche dans la mesure où les possibilités d’association entre langue et connaissances s’avèrent centrales tant dans le cadre des langues de spécialité qu’en diachronie. Nous précisons cette hypothèse dans le paragraphe suivant.

2.2.2 Hypothèse d’un parallèle entre langue et connaissances pour la diachronie

Nous avons vu dans ce chapitre que les langues de spécialité se caractérisent par leur association spécifique entre dimension linguistique et dimension extralinguistique. Cette association est également très prégnante en diachronie et laisse formuler l’hypothèse d’un parallèle entre évolution dans la langue et évolution des connaissances. Ce type de lien a été décrit par exemple par Guilbert (1975 : 15) qui souligne que :

« le changement linguistique répond à la nécessité élémentaire de la connaissance qui épouse les rythmes de l’évolution du monde, à la nécessité de la communication de toute expérience nouvelle. Le langage ne serait pas, s’il ne satisfaisait pas ce besoin vital. »

Aujourd’hui, les évolutions théoriques des langues de spécialité permettent de reprendre cette hypothèse et de l’envisager d’un point de vue méthodologique. Sur la base d’une remarque telle que celle de Cabré (1998 : 141), il est en effet possible de mettre en place une analyse diachronique en terminologie textuelle :

« […] des textes scientifiques sur le même sujet produits à des moments éloignés dans le temps peuvent présenter des différences intéressantes non seulement au niveau de la conceptualisation de la discipline, mais aussi sur le plan de l’expression. »

À partir de ces éléments, nous adoptons l’hypothèse d’un parallèle entre évolution dans la langue et évolution des connaissances et la développons pour l’adapter à une méthodologie diachronique, linguistique et outillée. Plus précisément, nous posons que l’observation de variations dans les textes permet de repérer des évolutions de connaissances. Au vu des éléments décrits dans ce chapitre, ce parallèle implique plusieurs éléments.

Le premier est que les variations dans la langue sont observables en discours. D’un point de vue méthodologique, l’observation du discours est basée sur l’analyse linguistique de textes du domaine et implique une réflexion importante sur la question de constitution de corpus pour explorer l’évolution.

Deuxièmement, observer dans quelles mesures les textes du domaine reflètent l’évolution des connaissances implique d’élargir le lien entre interne/externe à la prise en compte de la

langue comme système, qui s’incarne dans le discours, et des connaissances sous leurs différents aspects. Ceci signifie que les termes/concepts peuvent servir de base à l’analyse (Chapitre 3) mais que celle-ci ne doit pas rester exclusivement centrée sur ce « noyau ». Troisièmement, établir un parallèle entre langue et connaissance ne signifie pas qu’un type d’évolution linguistique peut être associé de manière univoque et systématique à une évolution des connaissances. Nous illustrons cet aspect dans notre travail, mais on peut citer à ce stade les remarques de Møller (1998) ou Dury (1997 : 87) qui soulignent qu’il « y a de fréquents « décalages » entre le concept et le terme qu’il dénomme, ce dernier ne reflétant pas toujours les modifications qui s’opèrent au niveau notionnel ». Autrement dit, appliquer l’hypothèse d’un parallèle entre langue et connaissances en diachronie implique de ne pas supposer de liens prédéfinis entre ces deux dimensions, mais plutôt de chercher à comprendre quels types de liens on peut reconstruire et la manière dont on peut les reconstruire.

Enfin, ce type d’hypothèse permet d’envisager la mise en place d’une démarche reproductible pour une description de l’évolution de n’importe quel domaine et sur n’importe quel intervalle temporel, dont la diachronie courte. Ce dernier point n’est pas trivial dans la mesure où l’évolution est bien susceptible d’intervenir sur de très courts intervalles et les experts n’ont que peu de recul et de conscience sur ces évolutions rapides. De ce point de vue, la mise en place de projets spatiaux est un excellent exemple.

Dans la suite de notre travail, nous nous concentrons sur la mise en place de la démarche d’exploration en corpus de l’évolution des connaissances pour mettre en œuvre et valider cette hypothèse. Le prochain chapitre a pour objectif de décrire la constitution des corpus textuels pour une analyse diachronique des langues de spécialité, ainsi que la démarche de linguistique outillée dans laquelle nous nous inscrivons.

Chapitre 3 Méthodologie pour une analyse de