• Aucun résultat trouvé

Pour une approche diachronique en langue de spécialité : éléments théoriques et

Chapitre 1 Diachronie et évolution dans la langue SOMMAIRE DU CHAPITRESOMMAIRE DU CHAPITRE

1.1 Perspective diachronique et langue générale

1.1.1 Une « tradition » linguistique

1.1.2.3 Place des questions méthodologiques

La dernière remarque que nous voudrions développer concerne la dimension méthodologique. Il est évident qu’en fonction des niveaux de description linguistique observés, les méthodes impliquées sont très différentes (on n’observe pas le changement phonétique comme on observe le changement sémantique). Mais au-delà de cette évidence, certaines approches se démarquent fortement par le soin qu’elles mettent à décrire leur méthodologie. C’est le cas notamment du courant de grammaticalisation (en français notamment Lebel, 2003 ; Marchello-Nizia, 1995 ; 2002 ; 2004 ; 2006 ; Prévost, 2005) et du courant de linguistique historique anglophone (par exemple Holmes, 1994 ; Mair & Hundt, 2000 ; Meurman-Solin, 1995 ; Renouf, 2002 ; Renouf & Kehoe, 2006 ; Sand & Siemund, 1992 ; Taavitsainen & Pahta, 1997). Ces approches mettent en effet au cœur de leurs préoccupations la question des corpus de textes et des outils de traitement de corpus pour l’analyse diachronique.

Les recherches sur la grammaticalisation, menées en France notamment par Marchello-Nizia et Prévost, s’intéressent au processus par lequel des mots du lexique se transforment en unités grammaticales, renouvelant ainsi la grammaire des langues. En France, ces études

s’intéressent généralement au français du XIIème au XVIème siècle. Sans détailler plus avant les phénomènes de changement observés par la grammaticalisation, ce courant se démarque par la place accordée aux corpus et aux outils qui existent pour exploiter les textes d’Ancien et Moyen Français. Preuves en sont des articles récents tels que ceux de Heiden & Lavrentiev (2004), Marchello-Nizia (2002 ; 2004) ou Prévost (2005 ; 2008) qui décrivent ces problématiques et les implications théoriques que les progrès de la linguistique de corpus entraînent.

La problématique traitée dans notre travail est éloignée des descriptions de la grammaticalisation, mais au moins deux remarques largement mises en avant par ce courant doivent être soulignées, remarques dont les recherches en langue de spécialité peuvent tirer profit.

La première de ces remarques concerne le recours aux corpus numérisés et aux outils pour observer le changement. Ce point de vue de linguistique outillée met en avant le fait que les progrès de la linguistique de corpus permettent à la fois d’augmenter la taille des observables et surtout d’observer des phénomènes que l’on n’aurait pu saisir manuellement. Cet aspect est d’autant plus important en diachronie que beaucoup de phénomènes d’évolution sont très fins et difficiles à saisir. L’analyse d’états de langue anciens doit donc nécessairement être basée sur corpus. Ceci doit être mis en lien avec le second élément que nous souhaitons mettre en avant, et qui concerne la « nature de la preuve linguistique » (Marchello-Nizia, 2004 : 60) : le recours au corpus fait passer l’intuition du linguiste au second plan en permettant d’observer des données attestées. Comme le fait justement remarquer Prévost (2005 : 147) :

« Les linguistes qui s’intéressent à des états de langue contemporains peuvent choisir de recourir ou non au « corpus », comme source principale de leurs données ou comme complément de leur intuition de locuteur ou de celle de leurs informateurs. Les linguistes qui travaillent sur des états de langues disparus, en l’occurrence le français médiéval, n’ont pas ce choix : le corpus est indispensable, puisqu’il conditionne l’existence même de l’objet à décrire. »

Cependant, une caractéristique des langues de spécialité en diachronie est qu’il est particulièrement pertinent d’observer des états de langue et de connaissances spécialisées contemporains (comme nous le verrons notamment au §3.1.1.2, p.63). Il est possible alors

d’envisager une collaboration avec des experts dont on peut penser que les connaissances et l’intuition permettent de se passer d’une analyse de corpus. Néanmoins, d’un point de vue méthodologique, notre position est que la place du corpus reste centrale en diachronie, même pour des analyses contemporaines auxquelles les experts de domaine peuvent contribuer, ce que nous tâcherons de montrer dans l’ensemble de notre étude.

Cette idée selon laquelle la dimension diachronique peut se concentrer sur des états de langue contemporains est un point de vue rarement abordé en langue générale, si ce n’est par le courant baptisé ici « linguistique historique anglophone ». Ce terme renvoie aux recherches historiques sur des corpus en anglais, et notamment les recherches de l’organisation ICAME9 (International Computer Archive of Modern and Medieval English). Ces recherches abordent les

questions sémantiques, grammaticales, syntaxiques et lexicologiques/lexicographiques de l’anglais moderne et de l’anglais médiéval et sont accessibles en ligne via le journal ICAME.

Comme dans le cas du courant de grammaticalisation présenté supra, l’un des points forts de

ces recherches repose sur le traitement et la constitution de corpus de travail. La question des ressources pour l’analyse diachronique est très bien balisée et plusieurs articles référencent les difficultés et intérêts propres au traitement des corpus diachroniques (Holmes, 1994 ; Meurman-Solin, 1995 ; Sand & Siemund, 1992 ; Taavitsainen & Pahta, 1997)10. Holmes (1994)

en particulier souligne avec enthousiasme l’intérêt des comparaisons de fréquences entre corpus dans le temps et montre par là-même que la description du changement peut reposer sur l’analyse de corpus construits dans une optique diachronique :

« The prospect of using corpus data to infer language change over time is an exciting one. It is clearly possible to make suggestive and interesting comparisons between the frequencies of items in corpora of similar size and composition which have been constructed at different points in time. » (ibidem :

37)

Mais, contrairement à la majorité des études historiques, les recherches ICAME sur l’anglais abordent une dimension rarement explorée : celle de l’évolution de l’anglais moderne. En

effet, en linguistique diachronique, la question de la périodisation des données implique – du moins implicitement – que les états de langue observés sont anciens et s’étendent sur plusieurs siècles. Aborder la question du changement en anglais moderne implique de revoir ces critères pour ne plus étudier des changements révolus mais des changements contemporains souvent « en cours » (Mair, 1997). Ceci implique de fait d’adopter un point de vue dit « en diachronie courte » (Kytö, et al., 2000). Cette nouvelle conception diachronique

« courte » est nommée par Mair brachychrony (1997, repris dans Renouf, 2002) qui désigne

ainsi l’étude du changement sur des intervalles courts de 10 à 30 ans.

Bien que développée en langue générale, cette notion de diachronie courte est particulièrement pertinente en langue de spécialité où les changements observés sont en lien avec l’évolution d’un domaine scientifique, évolution souvent très rapide. Nous y revenons dans le chapitre suivant.

Cette description de certains aspects saillants de l’approche diachronique en langue générale aujourd’hui permet de situer la place de la perspective diachronique dans les recherches linguistiques. Dans la mesure où la perspective diachronique est assez bien balisée en langue générale, mais assez peu en langue de spécialité, cette section a permis également de poser des pistes de réflexion dont peuvent bénéficier les langues de spécialité. Ces pistes seront développées tout au long de notre recherche, notamment la question de la prise en compte de la diachronie courte, l’articulation entre dimensions interne et externe et la construction d’une analyse outillée à partir de corpus spécialisés.