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Le poids de l’histoire

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 146-152)

- P REMIERE P ARTIE -

3. En passant par le jeu de langage de l’aboriginalité

3.3. Futur antérieur : discours, mémoire et traumatisme intergénérationnel dans la rhétorique aborigène intergénérationnel dans la rhétorique aborigène

3.3.1. Le poids de l’histoire

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Ainsi donc, parce que les critères de distinction qui par le passé faisaient sens (la langue, la couleur de peau, la transmission culturelle de certains secrets liés au Dreamtime, etc.) ne sont plus disponibles ou ne sont plus visibles, parce que l’appartenance culturelle ne peut plus se faire via le recours à des critères sociaux distinctifs ou phénotypiques évidents, les Aborigènes – principalement issus des milieux urbains – empruntent le plus souvent au discours dominant – une culture aborigène unifiée, lissée, synthétisée dans son contenu et resserrée autour de certains symboles (comme le drapeau aborigène ou la spiritualité aborigène) – pour affirmer leur identité culturelle. En effet, les Aborigènes tentent de faire et de se refaire sur les bribes d’une histoire décomposée qui a largement ébranlé les structures socio-culturelles traditionnelles de certaines régions, ils composent donc avec les différents éléments de langage de ce discours – ciblant tant la culture que l’histoire – pour recomposer du sens au niveau de leur identité et de leur histoire, tant sur un plan collectif que personnel. Et au fil de ces recompositions protéiformes se forment peu à peu une syntaxe, donnant elle-même lieu à un jeu de langage spécifique : celui de l’aboriginalité.

3.3. Futur antérieur : discours, mémoire et traumatisme

intergénérationnel dans la rhétorique aborigène

3.3.1. Le poids de l’histoire

Mais pour en finir de nous convaincre qu’un tel jeu de langage est bien à l’œuvre en Australie contemporaine, voyons maintenant comment s’articulent les divers éléments de langage qui le composent. L’histoire coloniale, nous l’avons vu, est bien évidemment, un des éléments centraux de ce discours. Cette histoire charrie avec elle un lot de signifiants et de signifiés qui, inscrits dans le langage, tendent à influencer la façon dont les hommes pensent et se pensent dans le monde (Bakthine 1977). Parmi les divers éléments qui concernent cette histoire coloniale et composent le jeu de langage de l’aboriginalité, c’est la référence au passé qui paraît la plus prédominante. Par conséquent, face aux inégalités de traitement que les Aborigènes subissent dans la société australienne, ce rapport au passé joue-t-il le rôle de carrefour, de point de passage mais aussi de garde-fou : sa rhétorique est mobilisée pour produire du sens en liant les difficultés présentes aux épisodes particulièrement dévastateurs du passé, pour ainsi tenter de prémunir les individus contre de potentielles reproductions – aux formes nouvelles – de ces violences destructrices. Face à cela, et là encore nous nous répétons, le cas de la Génération Volée fait office de symbole : connu, dans les grandes lignes, de toutes et de tous, son exemple permet de penser le présent comme le futur à l’aune du passé (colonial). Ainsi conjugué au futur antérieur, le cas de la Génération Volée devient, pour les Aborigènes, un référent historico-narratif primordial cristallisant en son sein toute la pesanteur de la signification de l’épisode colonial : c’est en effet tout le poids de cette histoire

traumatique qui est alors ramené dans la mobilisation de son discours. S’unissant ainsi au jeu de langage du traumatisme, le jeu de langage de l’aboriginalité se teinte de nouvelles couleurs. Le voici maintenant situé dans l’espace puisque situé dans le temps ; le voici complété, structuré autour d’un récit unique, d’un exemple marquant ; le voilà décliné tout entier dans un concept fort – celui du traumatisme intergénérationnel.

Mais ce traumatisme intergénérationnelle-là n’apparaît pas comme n’importe quel traumatisme intergénérationnel ; il s’agit bien d’un cas unique, ciblant un peuple en particulier (les Aborigènes) et provoquant des conséquences singulières là où ce dernier vit (l’Australie). Dès lors, si par l’intermédiaire de l’usage de ce concept, le jeu de langage de l’aboriginalité semble se rapprocher très fortement de celui du traumatisme, il ne le recouvre pas tout à fait. Simplement, il lui emprunte une partie de ses éléments constitutifs pour se dire, se raconter, se former, se pratiquer. Alliance de circonstance donc, qui permet aux Aborigènes d’exprimer et s’approprier une souffrance (voir Murphy 2011, 2012). Le concept de traumatisme intergénérationnel appliqué au cas des Aborigènes permet de situer le jeu de langage de l’aboriginalité dans l’espace public australien.

Bien que la chose ne soit pas toujours traitée de manière frontale dans la littérature d’orientation anthropologique – tant elle semble aller de soi –, une tendance dans la recherche quant aux soubassements épistémologiques de cette dernière est observable. En effet, le savoir sur lequel repose cette littérature pour traiter de la question plus large des Aborigènes contemporains s’inscrit bien dans ce que l’on vient de dire à propos du traumatisme intergénérationnel. Le nombre de publications prenant pour point de départ cette question, est imposant (voir Atkinson & Al. 2010 ; Morgan 2010 ; Burbank 2011 ; Murphy 2009, 2011, 2012, 2017 ; McCoy 2008 ; Buti 2004 ; O’Loughlin 2009 ; Haebich 2000 ; Mellor & Haebich 2002 ; Treloar & Al. 2016 ; Tracey 2015)101. Mais c’est un ouvrage en particulier, synthétisant de manière presque idéal-typique ces idées, qui retiendra notre attention. Connu des acteurs eux-mêmes102, celui-ci est l’œuvre du professeur Judy Atkinson, spécialiste des questions traitant du traumatisme et elle-même d’ascendance aborigène. Son livre Trauma Trails : Recreating Song Lines, qui fait office de référence en la matière, tant chez les Aborigènes que chez les non-Aborigènes, eu un retentissement (inter)national lors de sa publication, en 2002. Le sous-titre de son ouvrage, plus évocateur encore que son titre – The

Transgenerational Effects of Trauma in Indigenous Australia –, résume bien le propos de l’auteure puisque

101 Cette liste, bien évidemment, n’étant pas exhaustive.

102 Certains membres du Gamarada (comme Karl, Pete, Denis et Claire) y ont fait référence à plusieurs reprises durant le séjour de l’enquêteur en Australie.

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dans cette publication, Atkinson s’intéresse aux effets et aux dommages provoqués par la colonisation sur les Aborigènes.

3.3.1.1. Trauma Trails de Judy Atkinson : l’exemple de discours spécifique

Dès le début du livre, l’auteure ancre son propos : un traumatisme est à l’œuvre dans la communauté aborigène du pays. Celui-ci est directement hérité de la colonisation. Non traité, non-soigné, celui-ci se transmet d’une génération à l’autre, provoquant alors une sorte d’effet d’emballement du traumatisme initial au sein de cette communauté. Pour en expliquer la source, Atkinson en appelle au choc des cultures entre les colons et les Aborigènes, les premiers étant venus imposer leur mode de vie aux seconds, en détruisant tout sur leur passage. D’une violence sans commune mesure, ce choc provoqua alors un traumatisme dans la communauté. S’appuyant dans un premier temps sur le savoir psychiatrique américain pour étayer son argumentaire, Atkinson se tourne également vers des auteurs comme Kai Erkison (que nous avons mentionné lors de notre analyse du jeu de langage du traumatisme) ou sur le rapport BTH, afin de rendre compte de l’ampleur du traumatisme : celui-ci ne se situe pas seulement dans les individus, mais

entre ces derniers également ; c’est toute la communauté qui, par manque de repères, se trouve

traumatisée. Ainsi compris, le traumatisme ne peut que franchir la barrière du temps : en s’appuyant sur une vaste littérature psycho-socio-anthropologique, Atkinson développe l’idée que parce que la communauté souffre, parce que les individus qui la composent sont eux-mêmes sujets aux symptômes du PTSD, les jeunes générations grandissent nécessairement dans un monde détruit, affectivement carencés, et finissent elles-mêmes par être traumatisées. D’où une transmission intergénérationnelle du trauma. Ainsi, de génération en génération, un cycle s’installe ; un cercle vicieux qui se fait de plus oppressant et pervers, puisqu’il se resserre d’autant plus sur la communauté et les individus qui la composent que le souvenir du choc initial tombe, lui, peu à peu dans l’oubli.

Dans un second temps, l’auteure analyse les effets de ce traumatisme transmis à travers plusieurs cas d’étude. Elle en note ainsi de nombreux : problèmes émotionnels importants, comportements violents, désorientations, dépressions, alcoolisme, usage de drogue, etc. Tous ces phénomènes sont, pour Atkinson, imputables au traumatisme colonial initial103.

103 Elle n’hésite d’ailleurs pas, lorsqu’elle étudie le cas d’une personne en particulier, à remonter jusqu’à la sixième génération afin de démontrer son propos (2002 : 185).

Enfin, l’auteure insiste sur la nécessité d’entamer un processus thérapeutique face à cette situation. Elle défend le besoin de la création d’un sens culturellement fondé comme moyen de guérison de ce traumatisme primal. Pour enrayer le cycle, en effet, il faut reconnecter avec le passé ; avec ce passé spécifiquement aborigène ; il faut « recréer les songlines104 » ; il faut entamer un

« voyage thérapeutique » (healing journey) qui se doit d’emprunter les voies d’une redécouverte de ses racines, des méthodes traditionnelles de soin (dont, notamment, la pratique du Dadirri105). En cela, l’ouvrage d’Atkinson s’inscrit en plein dans ce que Jeffrey Alexander a appelé « la pensée psychanalytique profane » qui caractérise un certain nombre de discours sur la question du traumatisme. Pour cette tendance-là, en effet, conformément à la tradition réflexive et productrice de sens qu’est la psychanalyse, « le but est de restaurer la santé psychologique en levant la répression sociétale et en restaurant la mémoire » (Alexander 2012 : 12 n.t).

L’ouvrage d’Atkinson est intéressant à plusieurs titres. D’abord, ce dernier permet d’unir, dans le langage scientifique, le traumatisme au cas des Aborigènes : le poids de l’histoire n’est plus seulement un poids métaphorique mais possède de véritables propriétés psycho-sociales qui engendrent de graves séquelles chez les individus concernés. Ce faisant, le livre œuvre à l’ancrage

théorique du discours consistant à établir un lien fort entre ces deux composantes que sont l’épisode

colonial et le quotidien des Aborigènes contemporains par le concept de « traumatisme intergénérationnel ». Ensuite, l’ouvrage analyse la situation socio-psychologique des Aborigènes contemporains à l’aune de la seule lumière du passé : c’est la colonisation et seulement la colonisation qui est à la source de tous ces nombreux maux ; c’est elle seule, via la violence qu’elle engendra, qui est responsable de cette transmission intergénérationnelle du mal. En cela, le livre fait office de prototype du discours dont on cherche ici à rendre compte. Enfin, l’ouvrage en appelle à une reconnexion avec « la » culture aborigène – cette fameuse culture homogénéisée et mythologisée – à des fins thérapeutiques. Là encore, comme nous allons le voir dans un instant, les propos d’Atkinson font écho à une tendance du jeu de langage de l’aboriginalité : celle qui consiste à vouloir puiser dans les ressources de la culture pour briser le cercle du traumatisme.

Mais, avant d’aller plus loin, et histoire de nous convaincre d’autant plus de ce que l’on avance, reposons-nous encore un instant sur une série d’observations, cette fois réalisées par l’enquêteur lors de son séjour en Australie. Nous reviendrons ici sur trois évènements, tous gravitant autour

104 Les songlines ou sentiers du Rêve (dreaming tracks) sont les chemins parcourus par les déités du Temps du Rêve ayant permis de confectionner le paysage de l’Australie. Ces chemins font partie de la connaissance ancestrale des Aborigènes de tout le pays. Ils sont déclinés dans des chants, des peintures et des danses notamment. Pour plus d’informations concernant ce sujet, voir Glowczewski 1989, 1991.

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de l’ONG Grandmothers Against Removals (GMAR) et tous s’étant déroulés à Redfern. D’abord, une manifestation organisée par l’ONG le jour de commémoration du Sorry Day – célébrant les tristes révélations du rapport BTH ; ensuite, une réunion de collecte de fonds ; et enfin, un forum d’information destiné au grand public. Ce petit détour par le GMAR a pour objectif de nous démontrer l’ancrage pratique de la rhétorique du traumatisme intergénérationnel dans le quotidien de certains Aborigènes (ici, ceux de Sydney, et plus particulièrement encore ceux de Redfern).

3.3.1.2. Le GMAR : ou quand le passé vient hanter le présent

Au cours de son séjour en Australie, l’enquêteur a eu l’occasion de suivre certaines activités de cette ONG particulièrement intéressante pour notre présente analyse. Cette dernière a vu le jour en 2014, à la suite de l’enlèvement d’un bébé aborigène à Gunnedah (petite ville de la Nouvelle-Galles du Sud). Cette association, fondée par Hazel Collins, est composée principalement de grands-mères aborigènes (d’où son nom : Grandmothers against removals) et a pour objectif premier de sensibiliser le public – ainsi qu’aider les individus directement concernés – à un phénomène : celui de l’enlèvement massif d’enfants aborigènes à leurs familles et au replacement de ces derniers soit dans des familles d’accueil, soit dans des pensionnats du pays106. Selon le GMAR, ce phénomène ressemble étrangement – dans son principe – à celui pratiqué de 1910 à 1970 par les autorités gouvernementales australiennes et ayant mené à la production de la Génération Volée (voir Cuthbert & Quartly 2013). Certains qualifient d’ailleurs le phénomène contemporain de « seconde Génération Volée » (Walsh & Douglas 2013)107. Comble de l’ironie, ces enlèvements d’enfants – qui s’apparentent en réalité à des placements forcés et ordonnés par un juge de ces derniers – ont pour objectif officiel de protéger ceux-ci d’un environnement familial considéré comme traumatisant (insalubre, anxiogène, exposant l’enfant à des drogues, etc.). Ainsi, pour le GMAR, la situation est très préoccupante et nécessite que l’on s’y attarde.

Au cours d’une manifestation – à laquelle l’enquêteur a pu participer – qui s’est déroulée au Block, à Redfern108, plusieurs membres de l’association – composée principalement de mères et de grand-mères ayant, pour la plupart, été victimes de ce système, ainsi que d’une série de militants luttant

106 Pour plus d’informations concernant le GMAR, voir leur page Facebook : https://www.facebook.com/gmarnsw/; voir également le film de Larissa Behrendt, After the Apology (2017).

107 D’après un rapport gouvernemental sur le sujet (publié en 2015), entre les années 2013 et 2014, pas moins de 11.675 enfants aborigènes (39,8 pour 1.000) ont été mis sous la protection de l’Etat – c’est-à-dire enlevé à leur famille. Ce chiffre, astronomique, a effectivement de quoi interpeller puisqu’il est presque 7 fois plus élevé chez les enfants aborigènes que chez les enfants non-aborigènes (5,9 pour 1000) (AIHW 2015). Rappelons, à titre de comparaison, que c’est approximativement 5 525 enfants aborigènes qui ont été enlevés à leur famille dans la Nouvelle-Galles du Sud sur toute la période s’étendant de 1883 à 1969 (Read 1989). Pour trouver ce chiffre, Peter Read s’est basé sur les fiches officielles. Le nombre pourrait donc être bien plus grand.

pour la cause aborigène –, se sont exprimés sur le sujet. Mégaphone à la main, drapeaux aborigènes imprimés sur leurs vêtements, pancartes aux slogans tels que « désolé signifie qu’on ne le refait pas » (Sorry means you don’t do it again) ou encore « ramenez les enfants à la maison » (Bring the children

home), les membres étaient, en ce jour de commémoration du rapport BTH (le 26 mai 2016),

particulièrement remontés ; des larmes furent versées durant les divers témoignages, tant par le public – composé d’une centaine d’individus – que par certains orateurs. Lors de cette manifestation, prenant la forme d’une série de discours, l’atmosphère émotionnelle était très tendue. Le contenu des témoignages était fort similaire : tous pointaient l’injustice évidente de ces nombreux enlèvements. Pour les orateurs, cette pratique peut être perçue comme une seconde Génération Volée, génératrice de nouveaux traumatismes donc.

Au cours d’une séance de levée de fonds destinée au GMAR qui s’est déroulée dans le quartier de Redfern le 11 mai 2016, le film Stolen Generations de Darlene Johnson (2000) fut projeté. Ce film, retraçant la vie de plusieurs protagonistes, tous Enfants Volés, suscita dans l’assemblée une vive réaction. Le mini débat qui suivit la projection, animé par un groupe d’étudiants de l’université de Sydney (The University of Sydney) et quelques activistes pro-aborigènes, s’articula autour de la question du traumatisme intergénérationnel. Plusieurs intervenants réaffirmèrent leurs vœux de ne pas reproduire les erreurs commises dans le passé et d’éviter un nouveau massacre – passant par les détours d’un service administratif profondément raciste – du peuple aborigène. Avec la projection de ce film et les discours qui suivirent, le lien entre l’histoire coloniale australienne qui mena à la Génération Volée et le présent, fut établi de manière explicite.

Enfin, au cours d’un forum – qui s’est déroulé au RCC le 30 avril 2016 destiné à informer le public de la gravité de la situation, plusieurs membres du GMAR témoignèrent de leurs souffrances quotidiennes. Après avoir distribué aux membres du public (composé d’une cinquantaine d’individus) un rapport récapitulant brièvement les faits, plusieurs mères s’exprimèrent sur leur cas particulier. Nombreuses furent celles qui proclamaient souffrir d’un traumatisme intergénérationnel hérité de leurs parents et craignaient de générer chez leurs progénitures un traumatisme similaire. Une participante désigna le processus de « sortilège » (spell) ; une femme de l’assemblée s’empara du micro et, après s’être présentée comme une Enfant Volée, apporta son soutien au groupe ; un autre homme fit de même.

Ce que ce passage par ces (très) courtes scènes ethnographiques permet de révéler, c’est bien la présence de cette dimension du poids de l’histoire dans la rhétorique quotidienne des Aborigènes de Redfern pour rendre compte de leurs souffrances. Cette dimension recourant nécessairement à

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la mobilisation du symbole qu’est la Génération Volée et également au concept de traumatisme intergénérationnel.

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