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Kardiner, une première ébauche de traduction

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 102-109)

- P REMIERE P ARTIE -

1. Du jeu de langage du traumatisme…

1.5. Le DSM-III et l’inflation d’un concept

1.5.1. Kardiner, une première ébauche de traduction

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1.5. Le DSM-III et l’inflation d’un concept

Si, comme nous l’avons soutenu tout au long de cette enquête archéologique et comme nous avons également cherché à le montrer, la psychanalyse est bel et bien le véhicule, le tissu narratif, la langue originale ayant permis au traumatisme de voir le jour, ce n’est pourtant qu’avec l’abandon de cette dernière que le concept obtiendra la puissance et l’étendue – tant politiques que symboliques – qui sont aujourd’hui les siennes.

Et pour cause, au crépuscule des années 1960, la psychanalyse perd de son éclat d’antan (voir Shorter 2013) : l’époque change et la course à la modernité est lancée outre-Atlantique ; la volonté de modernisation du champ de la santé mentale de certains psychiatres américains (voir Fassin & Rechtman 2007), les dissidences internes au mouvement (voir Ehrenberg 2012a ; Perron 2011), ainsi que les attaques répétées des mouvements féministes à son égard (voir Herman 2015), finissent par avoir raison de son hégémonie théorique en matière de troubles de l’esprit. Sa langue, s’étant pourtant propagée dans tout le milieu de la psychiatrie, tombe – en tant que telle – peu à peu en désuétude. Une nouvelle langue cherche alors à la remplacer : celle de la psychiatrie américaine moderne ; celle du futur DSM-III.

1.5.1. Kardiner, une première ébauche de traduction

Mais pour que puisse advenir un tel changement – véritable révolution dans l’histoire du concept comme l’ont montré plusieurs auteurs importants (Leys 2000 ; Hacking 2006 Herman 2015 ; Fassin & Rechtman 2007 ; Young 2001) –, une transition se doit d’être opérée : pour que le traumatisme finisse par devenir le jeu de langage qu’il est aujourd’hui, une transformation supplémentaire doit s’accomplir – transformation prenant la forme, cette fois, d’une traduction entre, d’une part, les explications théoriques d’origine psychanalytique, et d’autre part, celle de la nouvelle nosographie américaine. Ce processus commence avec Abram Kardiner.

Pour Judith Herman (2015) mais surtout pour Allan Young (2001), c’est effectivement grâce aux travaux de Kardiner que cette opération de traduction s’initie. Ce dernier, psychiatre hautement intéressé par l’anthropologie, est un grand admirateur du travail de Freud. Il a d’ailleurs suivi une brève psychanalyse avec ce dernier au cours des années 1920 (Young 2001 : 89). En 1941, Kardiner publie The Traumatic Neuroses of War, le premier ouvrage américain cherchant à établir de façon systématique les symptômes de ces névrosés de guerre qui souffrent du mal des combats. De par cette caractéristique, l’ouvrage de Kardiner se démarque de ce qui est écrit sur le sujet : l’approche systématique et symptomatologique de celui-ci fait ainsi office de première référence moderne, de

premier essai de quadrillage par le symptôme – qui est la marque de fabrique du DSM-III – du traumatisme (Herman 2015). Mais l’innovation de Kardiner ne s’arrête pas là. Dans cet ouvrage, celui-ci réussit la jonction théorique entre l’approche psychodynamique de la psychanalyse et celle qui devait devenir bien plus tard, l’approche « écologique » 56 du traumatisme. Partant des théories développées par Freud dans Au-delà du principe de plaisir, Kardiner considère le traumatisme comme une pénétration de la membrane protectrice de la psyché individuelle. Mais, insatisfait par l’explication de Freud qui consiste à trouver dans la libido de l’individu les causes de cette possibilité de pénétration (menant à la répression et à la répétition), Kardiner se tourne alors vers Ferenczi (Leys 2000 : 144). S’inspirant de l’œuvre de ce dernier, Kardiner contourne l’explication libidinale du traumatisme pour finalement en rendre compte par une autre : les symptômes développés par les névrosés de guerre sont issus d’une réaction de l’égo face à un danger important dans le monde ; une sorte de régression, non pas à un stade plus précoce du développement psychosexuel, mais à un stade encore plus élémentaire du développement de l’enfant : celui où l’enfant – perdant la protection de sa mère – est confronté directement au monde et à ses dangers (Ibid.: 145-146). Ainsi, l’approche du traumatisme de Kardiner peut-elle est qualifiée de « réactive » ou « environnementale » (Young 2001 : 89) et, possède donc une étiologie se focalisant sur les causes

externes.

Ce dernier changement est d’une grande importance pour la suite de l’histoire du traumatisme. Car c’est ce basculement d’ordre étiologique – de l’interne vers l’externe – qui autorise Kardiner à effectuer une première classification systématique des symptômes du traumatisme psychique. Mais ce n’est pas tout. Avec le psychiatre américain, le traumatisme change également de nature : alors qu’à l’ère du soupçon (et bien avant celle-ci), il était perçu comme une réaction anormale à une situation jugée normale, le voici qui, lentement, inverse sa polarité : il devient, pour la première fois une réaction normale à un évènement anormal – préfigurant par là la conception contemporaine du PTSD (voir Fassin 2014 : 165).

Par ces mouvements successifs, la théorie de Kardiner permet au traumatisme d’être potentiellement approché – car maintenant devenu approchable – par d’autres méthodes et d’autres traditions épistémologiques que celle de la psychanalyse (tout en gardant encore un contact avec celle-ci). Le symptôme, dorénavant classifié et systématisé, devient un élément de plus en plus important dans le processus qui consiste à rendre le traumatisme réel, observable. Par ces mouvements donc, Kardiner entame le processus de traduction de la notion, d’un langage

56 Voir, à cet égard, Ungar 2012.

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psychanalytique à une nouvelle langue – en phase de devenir la langue de la santé mentale : celle de la psychiatrie américaine.

1.5.2. Contexte social dans lequel émerge le DSM-III

Tout de son long, l’histoire du traumatisme est – nous l’avons vu – traversée par une interrogation provoquant une sorte d’oscillation entre deux positions. Cette interrogation s’articule autour d’une question somme toute fort simple : le trauma, est-il un véritable phénomène ou est-il un simulacre, une exagération intéressée, un artefact (voir Leys 2000) ? A cette question vient, au cours de l’histoire, se greffer une préoccupation : celle de l’abus sur enfant. Qu’en est-il, en effet, de cette notion ? Que considère-t-on comme un « abus » ? Celui-ci est-il « réel » (comme chez Ferenczi) ou simplement « fantasmé » (comme chez Freud) ? C’est Ian Hacking sans doute qui a montré de la manière la plus convaincante le processus social menant à la création de cette nouvelle « chose », de cette nouvelle conception psychologique qu’est l’abus sur enfant et son corollaire, la protection de l’enfant (Hacking 2006 : 91-111). Dans ce travail, Hacking nous expose de façon très concrète l’impact de cette nouvelle vision des choses vis-à-vis de l’enfant sur les débats touchant au traumatisme. En tant que catégorie sociale à part entière, l’enfant victime d’abus (sexuels, notamment) est peu à peu perçu comme potentiellement meurtris, de tels actes laissant chez ce dernier un traumatisme. Cela étant, un nouveau médium discursif voit le jour, médium permettant aux femmes surtout, mais aux hommes également, de prendre la parole et de dire leurs souffrances en racontant leurs histoires traumatiques. Ainsi, ce débat éclabousse-t-il l’ensemble de la société. S’appuyant entre autres sur celui-ci, les mouvements féministes américains de la fin des années 1960 et du début des années 1970 voient alors en ce dernier de quoi faire entendre leur cause au-devant de la scène internationale. En effet, « les progressistes féministes trouveront dans le combat mené par les mouvements de protection de l'enfance maltraitée une convergence inattendue leur permettant de conquérir une nouvelle audience, cette fois légitimée par le traumatisme » (Fassin & Rechtman 2007 : 123). Fortement critiques de la théorie du fantasme de Freud, les mouvements féministes – trouvant un écho toujours plus grand dans la société – finissent par avoir raison de cette approche sur ces questions : le traumatisme, maintenant reconnu (bien qu’encore officieusement) comme excédant la question de l’Holocauste, il ne peut plus se penser dans la langue de la psychanalyse ; il se cherche alors un nouveau langage. Dans cette opération de transition, le concept se charge cependant de deux nouvelles colorations épistémiques : d’une part, le voici maintenant associé à l’abus sur enfant ; et d’autre part, le voilà joint à la maltraitance en

pour autant le faire disparaitre), un nouveau concept émerge peu à peu : celui de Posttraumatic Stress

Disorder, le fameux PTSD anglo-saxon.

Mais pour adevenir définitivement, le concept se doit encore de passer par une nouvelle guerre et, partant, se décliner sous une appellation supplémentaire : celle du post-Vietnam syndrome. C’est en effet au cours du conflit opposant les Américains aux Vietnamiens de 1955 à 1975 que se joue l’autre composante principale de l’histoire sociale menant à la création DSM-III.

Au retour des combats, est observé, au cours des années 1970, un nombre important de séquelles et de symptômes mentaux étranges chez les soldats américains (Young 2001 : 108). La société américaine s’interroge et tente de comprendre ce qui se passe chez ses vétérans. Très vite, le monde médical s’empare du discours sur le traumatisme et cherche, dans ce dernier, de quoi expliquer le phénomène. Mais ce sont sans doute Robert Lifton (que nous avons déjà mentionné plus haut) avec son ouvrage intitulé Home from the War ([1973] 1992) et Chaim Shatan (un psychiatre de renommée, avec un article important publié dans le New York Times en 1972), qui participent le plus activement à ériger cette batterie de symptômes en un syndrome unique, le populaire post-Vietnam

Syndrome.

Plus au moins à la même période, Robert Spitzer – animé par la volonté d’octroyer à l’Amérique un nouveau langage psychiatrique collant avec son image de modernité – décide de mettre sur pied en 1974 la conception d’un nouveau manuel de référence psychiatrique (Demazeux 2013). Ce dernier, cherchant à rendre la version existante plus « scientifique », s’inspire de l’approche nosographique d’Emil Kraepelin – un psychiatre allemand émérite du XIXe siècle – pour qui « l’approche descriptive » par le symptôme est cruciale (voir Young 2001 : 94-102) : « ce qui était absolument non-négociable [dans l’élaboration du nouveau DSM], d’après Spitzer, c’était la caractéristique cherchant à distinguer le DSM-III de ses langages précédents, c’est-à-dire son

architecture, la façon dont la classification serait construite » (Ibid. : 95 n. t.). Et ce changement de

perspective de signifier également de « purger le langage du DSM-III de toute référence à l’inconscient » (Ibid. : 100 n. t.). Ainsi donc, Spitzer élabore-t-il un plan destiné à mettre au point son nouveau manuel. Sous la pression d’un comité composé notamment de Lifton, Shatan et Horowitz, Spitzer – d’abord réticent –, concède finalement à inclure un nouveau syndrome dans la section des troubles anxieux (Ibid. : 111). Poussé sur sa gauche par les mouvements féministes et sur sa droite par le besoin de réponse attendu par les Américains concernant ses vétérans de la guerre du Viêtnam, le comité constituant du DSM-III accepte la catégorie de Posttraumatic Stress

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Sur les reliquats du Survivor Syndrome, puis sur ceux du Post-Vietnam Syndrome, le PTSD est né. Issu d’une longue histoire aussi bien scientifique que socio-politique, le traumatisme psychique trouve ainsi dans sa dénomination moderne une nouvelle langue pour se dire et, partant, un nouveau statut ontologique. Son avenir est prometteur : concept psychiatrique moderne et concept politique, le jeu de langage du traumatisme est maintenant constitué et va être abondamment utilisé – dans le monde entier – par divers groupes sociaux, ethniques etc. pour donner du sens à leurs souffrances.

1.5.3. Le DSM-III, une Success Story

L’hégémonique étendue des discours « psy », dans les sociétés occidentales notamment (Ehrenberg 2012a ; Rose 2005, 2009), doit beaucoup à son support matériel initial : le DSM. En effet, en 1980, la 3e version de ce Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – ou, Diagnostic and Statistical

Manual of Mental Disorders, en anglais (DSM)– est, comme nous l’avons déjà brièvement mentionné,

une révolution dans le milieu de la santé mentale de cette époque : sa façon de classifier les troubles et son nouveau langage apparaissent alors aux yeux des acteurs du champ de la santé mentale comme novateurs. Le DSM devient ainsi, très vite après sa parution, « la bible », la référence en matière de diagnostic et de définition des troubles mentaux (Demazeux 2013).

En s’octroyant une place de choix au cœur de ce manuel, le traumatisme – maintenant rebaptisé

PTSD – réussit l’ultime phase de sa transformation, devant le mener à devenir un jeu de langage

particulièrement populaire (Fassin & Rechtman 2007 ; Young 2001). En plus de bénéficier de tous les avantages du véhicule qu’est le DSM-III57 pour propager les éléments de son discours, le PTSD – en tant que tel – possède une caractéristique spécifique. Si, d’un point de vue purement sémiologique, le PTSD « ne diffère guère des descriptions classiques de la névrose traumatique [datant du tournant du XIXe au XXe siècle] dont il ne fait qu'affiner et stabiliser les termes, c'est le premier critère [apparaissant dans la définition du trouble] qui est le plus innovant. En effet, il affirme que n'importe quel individu normal peut souffrir des troubles décrits lorsqu'il est exposé à l'événement réputé traumatique » (Fassin & Rechtman 2007 : 120). Le critère en question affirme que « l’élément essentiel [du trouble PTSD] est le développement de symptômes caractéristiques

suivant un évènement psychologiquement traumatique qui est généralement en-dehors du spectre de l’expérience humaine ordinaire58» (APA 1980 : 236). A partir de ce moment-là, le tout sera de savoir ce qui, ou non, ressort de « l’expérience humaine [extra]ordinaire ».

57 Ainsi d’ailleurs que ceux des versions suivantes que sont le DSM-III-R, le DSM-IV, le DSM-IV-TR, puis finalement le DSM-V.

Avec cette ultime transformation d’état – octroyant au concept une souplesse et une autonomie jamais jusque-là atteintes – la notion de traumatisme scelle son destin pour les décennies à venir : excédant le champ de la psychiatrie, se déployant dans toutes les sphères de la société – du politique au symbolique, de l’existentiel au financier, en passant par le social –, s’appliquant à tout un chacun – du survivant de la guerre (Bracken & Petty 1998) aux réfugiés (Volkan 2017), de la victime de catastrophe naturelle (Moreau 2015), aux Aborigènes (Atkinson 2002), en passant par ses déclinaisons collectives (Alexander 2012) ou intergénérationnelles (Argenti & Schramm 2010 – le traumatisme se prédestinait à devenir un « empire » (Fassin & Rechtman 2007), un jeu de langage hégémonique étendant ses attributs aux quatre coins du monde ; et ce, jusqu’en Australie ; jusqu’à Redfern ; jusqu’au Gamarada.

1.6. Conclusion

Que de détours ; que de chemin parcouru pour en revenir là, à notre point de départ, au Gamarada. Mais, comme le pointe à juste titre Michel Foucault, « l’histoire d’un concept n’est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement progressif, de sa rationalité continûment croissante, de son gradient d’abstraction, mais celle de ses divers champs de constitution et de validité, celle de ses règles successives d’usage, des milieux théoriques multiples où s’est poursuivie et achevée son élaboration » (2008 : 11). Par conséquent, l’histoire d’un concept n’est pas une histoire linéaire et, paradoxe s’il en est, ses cristallisations successives ne sont, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, jamais totalement terminées. Dès lors, on comprend qu’il nous fallait passer par tous ces chemins-là, fouler tous les sillons de cette histoire particulière (celle que nous avons fournie) et ce, dans l’unique but de dresser la fresque du jeu de langage du traumatisme tel que nous l’entendons ; non pas pour la critiquer ou même la commenter, mais bien plutôt pour nous permettre de la contempler ; la voir là, toute entière devant nos yeux. Car, ce qu’on voulait alors laisser apparaître par ce procédé, c’était divers

éléments de langage constituant le jeu de langage du traumatisme (l’existence de « secrets pathogènes » et

leurs origines dans les séquelles – sexuelles notamment – du passé, l’espoir de voir ceux-ci disparaître par le simple usage de la parole et de l’écoute ; le langage de l’intériorité et l’empathie nécessaire à celui-ci ; les principes de « l’analyse mutuelle » ; les différentes déclinaisons intergénérationnelle, collective et historique de la notion ; le statut de victime et de témoin ; les différents véhicules langagiers autorisés et le vocabulaire leur étant associés ; etc.). Ce sont eux qui nous intéressaient car ce sont eux qui sont mobilisés par les membres du Gamarada. De fait, au bout du monde, dans la banlieue de Redfern de la ville de Sydney, plusieurs Aborigènes s’approprient ce nouveau jeu de langage. Puisant dans ce dernier, ils se réunissent et constituent un dispositif thérapeutique ; ils empruntent au traumatisme – tel que nous venons de le

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circonscrire – ses ressorts, ses discours, ses colorations dans le but de donner du sens à une souffrance qu’ils partagent. Pour ce faire, ils prennent appui sur cette fresque discursive, sur cette histoire ; et sur d’autres. Et c’est vers ces autres jeux de langage que nous voudrions maintenant nous tourner.

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