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Freud, la relève et l’avènement des discours « psy »

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 111-117)

- P REMIERE P ARTIE -

2. Au jeu de langage du Développement Personnel…

2.2. De la psychanalyse au développement personnel

2.2.1. Freud, la relève et l’avènement des discours « psy »

Nous l’avons vu au chapitre précédent, le jeu de langage du traumatisme est fortement lié à la tradition psychanalytique. Cela étant, comme le pointe à juste titre Alain Ehrenberg, ce que la psychanalyse – grâce à son développement théorique baroque et abondant – rend alors possible, c’est l’unification dans un tout cohérent, de l’étiologie des névroses, de leurs descriptions et de leurs traitements (2012a : 54).

Pourtant, au regard de l’histoire, une telle affirmation quant à « l’esprit de synthèse » que serait la psychanalyse, n’est pas des plus évidentes. Cette dernière, de par son objet – l’analyse de l’inconscient – est particulièrement polymorphe ; Borch-jacobsen va jusqu’à la qualifier de « nébuleuse sans consistance », de « cible en perpétuelle mouvement », de « théorie en renouvellement (ou en flottement) permanent, capable de prendre les virages les plus inattendus » (2013 : 231). Il est vrai qu’au court de son histoire, la théorie et la pratique de celle-ci ont fortement évolué, changé, muté. N’en déplaise d’ailleurs aux adeptes du freudisme le plus traditionnel. Pour l’un d’entre eux, Phillip Rieff, c’est cette distorsion et cette mauvaise compréhension du message initial de Freud qui est à la base de l’émergence de « l’homme psychologique » (Rieff, 2006) – et donc, quelque part, du discours du DP. Dans son ouvrage majeur The Triumph of the

Therapeutic (2006), Rieff nous explique l’avènement de cet homme psychologique – centré sur

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scientifique, avec seulement lui-même pour objet ultime de sa science » (Rieff 2006 [1966] : 41, n. t.). Pour Rieff, en effet, un tel avènement est rendu possible par la distorsion des thèses de Freud par les disciples dissidents de ce dernier que sont notamment Carl Gustave Jung, Wilhelm Reich et David Herbert Lawrence. Pour le sociologue, grand érudit des écrits de Freud – pour qui ce dernier est un conservateur lucide –, l’inventeur de la psychanalyse a raison d’affirmer, dans Malaise dans la

civilisation, que la culture est finalement le produit d’un « combat entre la pulsion de vie et celle de

mort » (Freud 1970 : 89). C’est ce combat, cette tension, qui, en délimitant ce qui est permis et ce qui est interdit, permet de réguler les rapports sociaux et de créer une possibilité de vie commune. La culture, produit de cette tension, autorise alors les individus à se transcender eux-mêmes en créant la possibilité pour ces derniers de s’engager dans quelque chose qui les dépasse, la collectivité. Mais pour Rieff, ce modèle classique de civilisation décrit par Freud s’effondre avec la relève ; il est remplacé par l’avènement de l’homme psychologique, centré sur le plaisir instantané et le refus de la contrainte que l’existence du groupe génère nécessairement. Egocentré, à la recherche de son propre bonheur, de son unique épanouissement, l’homme psychologique se réalise contre la société : « l’homme religieux était né pour être sauvé ; l’homme psychologique est né pour être contenté » (Rieff 2006 : 19 n. t.). Pour le sociologue donc, ce changement de paradigme est causé par les disciples dissidents de Freud, ces derniers étant incapables de saisir le réalisme du maître, celui qui voudrait que « le bonheur ne puisse jamais être atteint via la panacée qu’est le laxisme des mœurs sociales et sexuelles [; que] l’ordre ne puisse jamais être atteint par la réprimande sociale ou la rigueur moral [; que] nous ne sommes pas malheureux parce que nous sommes frustrés [mais] que nous sommes frustrés parce que nous sommes, avant tout, une combinaison malheureuse de désirs conflictuels » (Rieff 1965 : 343 n. t.). En dévoyant le projet de la psychanalyse mais en s’inspirant néanmoins de ce dernier, ces disciples dissidents auraient ainsi participé à l’avènement de la religion de l’individu et à l’émergence du discours « psy » 60 ; c’est par ces disciples, leurs théories et par leurs erreurs d’interprétation que l’avènement de la « culture thérapeutique » (Imber 2004) et le triomphe contemporain des discours de type « psy » se seraient opérés.

Pour Nicolas Marquis, la thèse de Rieff est au fondement de ce qu’il nomme, d’après les travaux d’Alain Ehrenberg, le « modèle du déclin » (Marquis 2014). Ce modèle a pour ambition sociologique d’expliquer un changement de société par d’importants bouleversements sociaux tels que « les désintéressements de la sphère publique, l’affaiblissement du rapport à la norme, la

60 Si la thèse de Rieff semble aller à l’encontre de ce qu’on a posé en affirmation plus haut, à savoir que ce sont justement les dispositifs institutionnels de la psychanalyse et la garde rapprochée de Freud qui ont permis la diffusion de ses écrits, il n’en est rien. Dans les deux cas, le discours psychanalytique, en tant que « nébuleuse » conceptuelle (Borch-Jacobsen 2013), diffuse bel et bien ses éléments de langage dans la pensée psychiatrique du XXe siècle.

psychologisation, etc. » (Ibid. : 13). Dans la droite ligne des thèses de Rieff, on retrouve deux auteurs particulièrement célèbres : Richard Sennett et Christopher Lasch. Comme l’a montré Ehrenberg d’abord dans son ouvrage sur La société du Malaise, (2012a) et puis Marquis ensuite dans Du bien-être

au marché du malaise (2014), une généalogie évidente existe entre les idées défendues par ces deux

sociologues – dont les ouvrages respectifs ont obtenu un succès mondial retentissant – et celle de Rieff. De fait, « leurs écrits ont popularisé à la fois le modèle du déclin et la figure de l’individu narcissique comme produit malheureux de la culture thérapeutique » (Marquis 2014 : 15).

Pour Marquis, il existe une explication concurrente à l’émergence de ces discours « psy ». Cette dernière est à trouver dans un corpus de texte d’inspiration foucaldienne. L’un des auteurs les plus représentatifs de ce courant – le « modèle du pouvoir » (Ibid.) – est Nikolas Rose. Pour ce dernier, cette « généalogie de la subjectivité » (Rose 2005 : vii n.t.) se doit plutôt d’être recherchée dans le développement et la mise en place successive de micro-dispositifs – tirés principalement de l’expertise psychiatrique – visant à plus de gouvernance, plus de contrôle sur les individus de la part de la société démocratique et libérale (Rose 2005, 2009). Le triomphe de ce nouveau type de discours (les discours « psy ») serait ainsi une conséquence – presque collatérale – de la montée en puissance du besoin de contrôle (en réalité, d’autocontrôle) de nos sociétés modernes (voir également Gori & Le Coz 2006).

Mais de Freud à Lasch et Sennett, en passant par Rieff et Rose, une continuité du discours psychanalytique semble s’observer ; que ce soit au travers du modèle du pouvoir ou de celui du déclin, les discours « psy » prennent bel et bien leurs sources dans les réflexions de Freud et de la psychanalyse. Et en effet, pour Ehrenberg, c’est d’abord aux Etats-Unis qu’une telle filiation a été rendue possible (2012a). Au début du XXe siècle, l’individualisme américain, dont l’idéal jeffesonien allie le discours biblique et le civisme républicain61, connaît une crise profonde avec le développement économique et industriel de l’Amérique : « le changement du type d’interdépendance sociale que représente le passage à une société nationale est interprété comme un affaiblissement des liens sociaux produisant ce self désencadré aux dilemmes morbides et à la volonté malade » (Ehrenberg 2012a : 60). Dans ce contexte, la psychanalyse – qui, nous le disions, parvient à articuler dans un tout cohérent l’étiologie des névroses, leurs descriptions et leurs traitements – s’impose vite comme « la » théorie maîtresse du discours psychothérapeutique ; son succès n’a dès lors plus de limite aux Etats-Unis. Très vite, la sociologie américaine s’empare de la

61 Voir Ehrenberg 2012a, chapitre 1.

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psychanalyse ; elle se nourrit de ses idées et de ses réflexions, diffusant par là même son vocabulaire et ses préoccupations.

Mais, comme le précise encore Ehrenberg, « pour que la psychanalyse constitue un réservoir de représentations utilisables [par les sociologues notamment], il aura fallu que les névroses de transfert soient relativisées par les post-freudiens à travers des transformations qui ont justement mis les concepts de caractère et personnalité au centre de la psychanalyse […] » (Ibid. : 85). Ainsi, sous l’impulsion de plusieurs psychanalystes de renom tels que Karl Abraham, Wilhelm Reich et Mélanie Klein, l’intérêt théorique de la psychanalyse se déplace peu à peu sur les névroses de

caractères. En s’intéressant à la relation mère-enfant, Mélanie Klein esquisse sa théorie de la relation

d’objet62, qui fournit un socle théorique nouveau permettant de distinguer nettement les névroses de transferts, des névroses de caractères. Ce qui est visé par ces dernières, ce sont les déficits occasionnés durant le développement du self de l’individu. En amont des névroses de transferts, exprimant leur existence au travers de symptômes caractéristiques, les névroses de caractères se développent durant le processus d’individuation du petit enfant. La cure, dans cette optique, se focalise alors non plus sur les conflits internes mais bien les déficits – les incapacités à être, pourrait-on dire – de l’individu ; ces déficits spourrait-ont profpourrait-onds et touchent la structure psychique même de ce dernier. En effet, « cette théorie explique que les carences affectives et les traumatismes graves et réels de la toute petite enfance empêchent le développement normal de l’enfant qui reste fixé à des stades l’empêchant de devenir adulte (névrosé). L’étiologie du trouble réside donc dans un environnement familial anormalement mauvais » (Ibid. : 113).

Petit à petit, le discours et la théorie psychanalytiques se transforment ; l’objet d’analyse et de cure potentielle se déplace sur le self. Ces fractures, ces déficits, ces traumatismes causés par un « environnement familial anormalement mauvais » provoquent chez certains patients de la souffrance ; et c’est bien la société qui est à la source de cette souffrance. En déplaçant ainsi son curseur théorique sur le self, la psychanalyse se démocratise et devient à même d’expliquer les problèmes sociaux. Elle se transforme en un discours explicatif puissant dont les principes étiologiques se situent dans la petite enfance, lors du développement de l’individu. Relayé par d’autres disciplines scientifiques – issues principalement des sciences humaines (Alexander 2012 : 11) –, ce nouveau langage psychanalytique se diffuse dans le corps social ; un nouveau schème culturel de référence dans l’espace social advient : celui qui consiste à penser l’individu comme narcissique et souffrant de déficits liés à un environnement traumatisant.

62 Ehrenberg 2012a : 97-98.

Ainsi, quelle que soit la cause de ce bouleversement des perspectives, c’est la langue de la psychanalyse – puis celle plus générique des discours « psy » – qui est privilégiée pour en rendre compte. Parallèlement à la refonte théorique interne de la psychanalyse, le monde autour change. Sans doute l’hégémonie de la langue psychanalytique sur le sujet du self n’est-elle pas innocente dans ce changement : envisager l’hypothèse de boucles de rétroactions qui influenceraient la perception profane de ce monde changeant et menant à la vérification a postériori des thèses psychanalytiques qui le décrivent, n’est peut-être pas totalement dénué de sens. Mais nous laissons à d’autres la charge d’en faire la démonstration63. Pour l’heure, ce qui nous intéresse, c’est le constat suivant : sur les bégaiements de la psychanalyse freudienne, un nouveau langage émerge. Celui-ci, prenant pour objet l’individu dans ses rapports complexes avec la société, cherche à rendre compte de sa souffrance. Déjà, les prémisses du lieu d’action face à cette souffrance se font sentir : ce sera dans l’individu, au creux même de son intériorité, que cela se passera ; c’est dans la thérapeutisation de ce dernier – dans le fait même de rendre le processus thérapeutique central à l’enjeu – que se jouera l’avenir de la souffrance de celui-ci, et celle du malaise civilisationnel du monde autour. Une nouvelle forme d’expertise voit le jour : celle de la subjectivité ; et celle-ci de redéfinir nos interactions, notre rapport au monde, notre rapport à nous-même et à notre souffrance, (Rose 1999 : 2). Dorénavant, de par l’existence de cette nouvelle langue, on sera amené à penser sa souffrance et son soulagement d’une certaine manière.

2.2.2. Du psychocentrisme

D’après Marquis, le « modèle du déclin » comme celui du « pouvoir » sont porteurs d’une même insuffisance épistémologique. Prenant le DP pour acquis, pour « un état d’esprit de notre époque » (Marquis 2014 : 37), les auteurs de l’un et l’autre modèle ne passent que trop rarement par la description sociologique ; ils n’interrogent que trop peu les pratiques concrètes des individus : « en fait, on ne voit jamais à l’œuvre ce travail sur soi ou cette psychologisation dont ces modèles parlent » (Ibid.). Et partant, de tirer des conclusions empiriquement peu fondées sur notre société. Mais si la remarque de Marquis est pertinente à bien des égards64, elle laisse cependant dans l’ombre un des apports majeurs de ces deux modèles : celui de nous fournir une explication socio-historique à certaines inflexions du discours du DP. En effet, que ce soit par l’un ou par l’autre versant, ces deux modèles s’attèlent à rendre compte tant d’une partie de la genèse de ce jeu de langage que des

63 Pour un traitement plus approfondi de ces questions, voir notamment Ehrenberg 2012a, Marquis 2014.

64 L’approche de Marquis développée dans son ouvrage sur le DP (2014) est proche de celle théorisée par Olivier de Sardan (2008) : elle consiste à ne pas enfermer les données du terrain dans un canevas théoriques préétabli et promeut plutôt une approche empirique, pragmatique cherchant à rendre compte de l’activité des acteurs d’un point de vue émique. Comme nous l’avons déjà dit dans l’avant-propos, nous nous revendiquons nous même d’une telle approche.

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raisons de son succès. A ce titre, ces deux traditions scientifiques sont précieuses. Et, que l’on soit d’accord ou pas avec les explications mises en avant par ces dernières, que celles-ci soient empiriquement fragiles ou pas, force est de constater qu’elles tendent toutes deux à rendre compte d’un phénomène bien réel – empiriquement avéré –, celui d’un « psychocentrisme » généralisé dans le monde occidental (Rimke 2012), c’est-à-dire d’une monté en puissance des catégories se référant à

l’intériorité. Cela se perçoit dans la multiplication du type de langage associé – les discours « psy » –

à la télévision et sur internet65, l’édition qui traite (justement) de « développement personnel »66, dans la mobilisation des éléments de langage tirés de la psychopathologie dans les travaux scientifiques67, dans l’abondante consommation d’antidépresseurs68, dans le succès du yoga et de la méditation, dans l’explosion du nombre d’interventions de psychologues69 ; ce phénomène est donc observable dans diverses sphères sociales.

Par conséquent, les deux modèles mis en avant par Marquis, à défaut de nous garantir une explication socio-historique assurée quant à cette tendance au psychocentrisme dans les sociétés occidentales, peuvent néanmoins servir de réservoirs à discours concernant celle-ci. Cela, d’autant plus que les auteurs qui participent à l’élaboration de ces modèles ne sont sans doute pas innocents à l’emballement d’un tel processus (nous l’évoquions plus haut). En effet, en considérant les thèses de Rieff comme fondées, Lasch et Sennett – principalement – ont contribué à diffuser ces dernières et, par-là, à les rendre plus visibles et donc plus crédibles, en leur offrant le bénéfice d’un capital symbolique plus élevé (le raisonnement est le même pour les partisans du « modèle du pouvoir »). Ainsi, d’autres sont venus s’appuyer sur ces travaux pour théoriser à nouveau ce grand déclin (ou ce tout contrôle) participant de la sorte au renforcement de sa perception – le fait de voir le phénomène comme un objet du monde – et au processus devant mener à sa réification (Melchior 2008). Comme l’a très justement pointé le pragmatiste William Thomas, « si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences » (dans Thomas & Thomas 1928 : 572 n. t.). Dès lors, dans le cadre de cette analyse, l’important n’est pas tant de savoir s’il est vrai ou non de dire que nous assistons à l’avènement de « l’homme psychologique », mais plutôt de noter que depuis le succès de la psychanalyse, une tendance au psychocentrisme est observable. Par conséquent, dans l’analyse qui suit, nous partirons de ce postulat.

65 Voir Rimke 2012.

66 Marquis 2014, Rimke 2000 (dans rimke 2012).

67 On pense ici notamment au dernier livre de Alain Deneault « le totalitarisme pervers » (2017). 68 Ehrenberg 2011, 2012b.

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