• Aucun résultat trouvé

La colonisation : une destruction source de traumatisme

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 137-141)

- P REMIERE P ARTIE -

3. En passant par le jeu de langage de l’aboriginalité

3.2. Passé (dé)composé : de l’Australie contemporaine à l’Australie coloniale coloniale

3.2.3. La colonisation : une destruction source de traumatisme

Dans la littérature socio-anthropologique et historique contemporaine, les Aborigènes sont ainsi reconnus comme les victimes d’un traumatisme profond engendré par la perte de repères culturels, la destruction

138

des systèmes sociaux traditionnels et les violences psychologiques et physiques liées au processus colonial (Atkinson

2002 ; voir Henry 2014 : 23) Au fil du temps, comme la situation (socio-économique et psychologique) des Aborigènes ne s’est pas améliorée – loin s’en faut (voir AIHW 2015) – le jeu de langage du traumatisme a continué de se déployer dans toutes les analyses politiques, scientifiques, publiques et profanes du pays. C’est en effet par le recours à sa syntaxe que les inégalités socio-économiques qui touchent particulièrement les Aborigènes sont commentées et expliquées (Atkinson 2002 ; Kowal 2015 ; Burbank 2011). Ainsi, avec moins de 3% de la population australienne85, une destruction systématique de toutes les structures sociales et de tous les réseaux sociaux traditionnels depuis 1788 et une extermination stratégique de leurs membres sur plus de 230 ans (Gigliotti 2003 ; Moses 2012 ; van Krieken 1999), les Aborigènes contemporains finissent nécessairement défavorisés : pauvreté importante, dépression, alcoolisme, addictions, problèmes de santé (physique et mentale) multiples et considérables, nombre d’enfants placés par le juge démesuré, taux d’incarcération extrêmement élevé, espérance de vie plus basse que la moyenne nationale, taux de mortalité bien plus haut que cette même moyenne, taux de suicide parmi les plus élevés du monde, etc. font de ce peuple l’un des plus fragiles de la planète (voir AIHW 2015). Souffrant des traces laissées par le processus colonial, se prolongeant dans les inégalités engendrées par le néolibéralisme (Povinelli 2002 ; Stratton 2011), les Aborigènes subissent aujourd’hui encore le poids et le legs de ce passé colonial. Les voici enlisés dans le marécage dévastateur du « traumatisme intergénérationnel » (Atkinson 2002) ; les voici condamnés à devoir lutter contre ce dernier, tenter de briser le cercle de reproduction qu’il engendre en imaginant des solutions efficaces contre ses effets collatéraux86.

3.2.4. Le cas de la Génération Volée : un symbole

Un cas historique en particulier cristallise autour de lui les différentes facettes de ce discours. Ce cas, c’est celui, déjà mentionné, de la Génération Volée. Pour les Aborigènes du pays, cet épisode particulièrement cruel de l’histoire coloniale, fait office de symbole (voir, notamment, Seran 2015) : c’est effectivement celui-ci que l’on mentionne volontiers, tant dans l’espace public que dans des cercles plus privés, pour mettre en avant l’évidence d’un lien causal entre le passé (colonial)

85 Selon l’Australian Bureau of Statistics (ABS), en 2016, la population indigène d’Australie avoisinait les 650 000 individus et représentait un peu moins de 3% de la population totale. Parmi ces individus, 33% étaient concentrés dans le New

South Wales et 79% vivaient en ville. Sydney, avec presque 5 millions d’habitants au total, concentrait la plus large

population aborigène du continent australien (environ 70 150 individus).

86 Si cette version « revue et corrigée » de l’histoire fait consensus tant dans la sphère publique que parmi la grande majorité des chercheurs traitant de la question, certains – sans jamais toutefois remettre en question ce lien causal entre la colonisation et la situation présente des Aborigènes – tentent cependant de l’atténuer au profit d’une mise en avant d’un autre, plus contemporain. C’est notamment le cas de l’Aborigène Noel Pearson qui tend à atténuer la causalité de ce « poids de l’histoire » sur les problèmes sociaux actuels des Aborigènes au profit d’explications qui relèveraient plus de stratégies politiques des gouvernants récents (Pearson 2000 : 146).

et la situation actuelle des Aborigènes. Autour de son récit, les enjeux liés à la mémoire collective et aux rapports que celle-ci entretient avec le présent sont nombreux : rapports interraciaux particulièrement problématiques (voir Cowlishaw 2004 ; Cowlishaw & Morris 1997), racisme sous-jacent de la société australienne contemporaine, inégalités des chances, etc. De plus, la rhétorique du traumatisme transperce de part en part son fil narratif (voir Murphy 2011).

Exposé au grand public en 1997 via un rapport de la Human Rights and Equal Opportunity Commission intitulé Bringing Them Home (BTH), le scandale de la Génération Volée n’en finit pas d’enflammer la « guerre de l’histoire »87. S’inscrivant dans le sillon d’un mouvement (académique) visant à rendre l’approche historique plus démocratique, plus affective, en octroyant notamment une place plus importante aux sources orales dans la construction de son savoir (Attwood 2008), le rapport BTH, faisant cas de la Génération Volée, eut un retentissement national (voir international) lors de sa parution. Fruit d’une longue lutte politique portée par des activistes aborigènes et des militants sensibles à la cause aborigène et sympathisant de cette dernière (Briskman 2003), le rapport BTH révéla au grand public l’existence d’une pratique coloniale nationale – ayant eu lieu de 1910 jusqu’à 1970 – relativement perverse : celle qui consistait à enlever les enfants aborigènes métisses

(half-cast) à leurs familles dans le but de les relocaliser dans des institutions de l’Etat ou des familles

d’accueil, afin que ceux-ci soient culturellement et biologiquement absorbés par la nation australienne, alors en pleine construction (BTH 1997 ; Bird 1998 ; Edwards & Read 1989 ; Haebich 2011 ; Jacobs 2009). L’enquête, épluchant de nombreuses archives (voir Murphy 2011), collectant des centaines de témoignages de familles éclatées, de mères dépossédées de leurs enfants, d’enfants volés (maintenant devenus adultes), divulgua le détail d’une pratique méticuleusement orchestrée, barbare et raciste. La volonté d’extermination de tout un peuple par les forces administratives de l’époque devint une évidence difficilement réfutable88.

Mais ce que dévoila surtout le rapport, ce sont les sévices physiques, psychologiques et sexuels subis par ces enfants aborigènes en institution ou en famille d’accueil. Et, au-delà du détail de ces dernières, ce fut les conséquences de celles-ci, ainsi que l’ensemble de la pratique, sur la totalité de la communauté aborigène du pays. Puisant dans le registre psycho-médical de la psychiatrie (principalement occidentale, et donc américaine) de l’époque, le rapport BTH démontra de manière convaincante l’évidence de séquelles psychologiques profondes, – pour les enfants, leurs familles et leurs descendances (BTH 1997 : 189) – mais également de graves problèmes d’ordre sociologique pour l’ensemble du réseau des individus concernés puisque près d’un enfant aborigène sur trois

87 Voir supra.

140

(entre 40 000 et 50 000 enfants) fut concerné par cette pratique (BTH 1997). Face à l’ampleur du phénomène, la notion de traumatisme intergénérationnel fit rapidement son apparition dans le champ des débats traitant de la question des Aborigènes (Atkinson 2002 ; Atkinson & Al. 2010), réifiant de manière définitive le lien causal d’ordre pathologique unissant le passé colonial au présent difficile de ces populations, et participant à célébrer une certaine identité aborigène – une aboriginalité – en construisant (notamment) cette dernière autour de ces histoires de souffrances partagés (voir Henry 2014 : 2189).

Dans la foulée de ces révélations, de nombreuses associations et ONG virent alors le jour. En 2002, sous l’impulsion d’une figure aborigène semi-publique – le pasteur Ray Minniecon – la

Kinchela Boys Home Aboriginal Corporation (KBHAC) se développa. Celle-ci, toujours implantée à

Redfern (Sydney), a pour but de permettre aux anciens enfants aborigènes volés – ayant été emmenés à l’époque dans un centre dénomé Kinchela Boys Home – de se retrouver et de chercher à guérir ensemble du traumatisme alors subi90 ; en 2000, sous l’impulsion d’une ancienne enfant volée – Lorraine Peeters – le programme Winangali-Muramali, cherchant à sensibiliser les individus au phénomène de la Génération Volée et plus spécifiquement au traumatisme subi par ces membres, émergea91 ; en 2009, la Healing Foundation, organisme dont le but est de centraliser sur un plan national l’organisation d’évènements à visée thérapeutique en rapport avec la Génération Volée naquit92.

Ainsi, malgré les tentatives de résistance de certains chefs de file conservateurs du pays93, les autorités australiennes n’eurent d’autre choix que de faire face à la problématique provoquée par les révélations contenues dans le rapport BTH. C’est ainsi qu’au bout d’un long chassé-croisé politique (Voir Murphy 2009), Kevin Rudd, membre du parti travailliste et Premier Ministre d’alors présenta, dans un discours solennel au parlement, en 2008, des excuses de la part du gouvernement australien aux peuples indigènes du pays pour les souffrances causées à ces derniers (Ibid.). Depuis lors, le cas de la Génération Volée fait office de symbole, tant pour les Aborigènes que pour leurs opposants, des souffrances passées ayant un impact direct sur des souffrances présentes ; le fil de l’histoire – revu et corrigé – s’étant alors définitivement (du moins, officiellement) entortillé autour du jeu de langage du traumatisme.

89 Etant donné que « les histoires de massacres et de rafles en tant que genre narratif font [aussi] partie d’un discours identitaire qui célèbre l’Aboriginalité sur base de partage d’expériences de violence » (Henry 2014 : 21 n. t.).

90 Pour plus d’informations, voir http://www.kinchelaboyshome.org.au 91 Pour plus d’informations, voir http://marumali.com.au/about-marumali 92 Pour plus d’informations, voir http://healingfoundation.org.au

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 137-141)