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Une (brève) histoire de l’hypnose

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 66-71)

- P REMIERE P ARTIE -

1. Du jeu de langage du traumatisme…

1.2. Aux origines d’une notion : la mémoire traumatique

1.2.1. Une (brève) histoire de l’hypnose

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1.2. Aux origines d’une notion : la mémoire traumatique

1.2.1. Une (brève) histoire de l’hypnose

Aussi arbitraire et paradoxal que cela puisse paraître, notre investigation commence par un détour : celui de l’hypnose. Ceci étant car, comme nous allons le voir, la notion de mémoire traumatique doit beaucoup au père de la psychanalyse – Sigmund Freud – et à ses collègues de l’époque – Pierre Janet et Jean-Martin Charcot, notamment (Leys 2000). Or, les théories et intuitions scientifiques de ces derniers s’inspirent directement de l’hypnose. Et pour cause, lorsqu’en juin 1885, le jeune Freud obtient une bourse postdoctorale de la faculté de médecine de Vienne lui permettant de se rendre à Paris, l’hypnose intrigue et interroge : non seulement des hypnotiseurs de scène « ensorcellent » les foules de Vienne et de Paris, mais en plus la pratique se vulgarise grâce à la diffusion de plusieurs ouvrages sur le sujet (Borch-Jacobsen 2015). Pour les contemporains du neurologue, cette pratique permet de mettre en avant des caractéristiques, concernant la nature de l’âme humaine, particulières et étranges – et, de ce fait, intéressantes.

Cela fait longtemps, bien évidemment, que l’hypnose fascine les savants de tous bords (neurologues, physiciens, etc.), ce qui rend l’étude de sa genèse particulièrement complexe. La tradition scientifique a pourtant tendance à faire remonter le début de la pratique au XVIIIe siècle, avec Franz-Anton Mesmer (1736-1815) (Chertok 2002 ; Stengers 2002).

Diplômé en médecine à l’université de Vienne en 1776, Mesmer se voit obligé de quitter son Autriche natale pour éviter plusieurs scandales liés à ses méthodes médicales peu orthodoxes. C’est ainsi qu’il arrive à Paris en 1778 où ses théories sur le « magnétisme animal » (nommé de la sorte pour créer une distinction avec le magnétisme des physiciens), sorte de fluide interne dont les déséquilibres dans l’individu se trouvent être à la source de plusieurs maux et maladies, remportent un succès certain. Pour rééquilibrer ce fluide, Mesmer propose à ses patients de les mettre en contact avec des aimants, de leur faire faire des passes magnétiques ou encore de les raccorder à un baquet rempli d’eau et de limaille de fer. « En agissant de la sorte, le malade passait d’ordinaire par des crises convulsives spectaculaires au cours desquelles le fluide était supposé se répartir plus harmonieusement et entraîner ainsi la guérison » (Melchior 1998 : 28). Ce dernier cherche alors à faire reconnaître ses découvertes par l’Académie des Sciences d’abord, et par la Société royale de Médecine ensuite. Ces tentatives se soldent cependant toutes deux par un échec.

Malgré cela, un de ses disciples continue néanmoins d’appliquer les préceptes thérapeutiques de son maître, bien qu’en en amendant fortement le socle théorique. Son nom est Armand

Marie-Jacques de Chastenet de Puységur (1751-1825), colonel d’artillerie commandant le régiment royal de Strasbourg et marquis. Ce dernier, fortement intéressé par les sciences, laisse tomber le « magnétisme animal » et remplace, dans son vocabulaire, celui-ci par l’état de « somnambulisme magnétique ». Cela, du fait que les patients de Puységur – à l’opposé des aristocrates parisiens qui, avec Mesmer, tombaient nécessairement dans des transes convulsives – finissent le plus souvent par s’endormir d’abord, puis par parler ensuite.

C’est avec l’un de ses premiers patients, un certain Victor Race, que Puységur découvre et explore cet étrange état second. Après l’avoir magnétisé (au moyen de « passes »), le patient du marquis bascule dans une sorte de sommeil dans lequel il s’avère paradoxalement plus lucide qu’à l’état de veille. Il parle et répond aux questions que l’on lui pose et, plus surprenant encore, diagnostique la source de ses propres maux et fournit même les indications nécessaires à la cure de ces derniers. A son réveil, Victor n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé lorsqu’il était endormi (Ellenberger 1970 : 70-71). Pour le marquis, cet état singulier de somnambulisme magnétique n’est possible que chez les malades car c’est bien les maux dont ils sont atteints qui en façonnent la condition d’existence (Peter 2009 : 27). C’est ainsi que, pour Jean-Pierre Peter « Puységur a-t-il le premier rendu saisissable l’émergence d’un état de psychisme jusqu’alors insoupçonné » (Ibid. : 34). C’est en effet avec lui qu’une première ébauche scientifique d’un état psychique indépendant et différent de la conscience, propre à l’individu, fait son apparition. C’est aussi grâce aux recherches du marquis que l’idée de « secrets pathogènes » – c’est-à-dire d’idées potentiellement à la source de maux divers et variés – apparaît dans la conscience populaire de l’époque (Ellenberger 1970).

Mais comme le précise Melchior (1998), c’est avec l’abbé José Custodio de Faria (1755-1819) d’abord et puis avec le médecin James Braid (1795 ?-1860) ensuite, que l’hypnose entre dans une phase moderne, puisque ce sont eux qui liquident durablement la théorie des fluides de Mesmer. C’est ainsi que Braid décide de remplacer le terme de « magnétisme » par celui « d’hypnotisme » (dont l’étymologie découle du terme grec hypnos, « le sommeil »). Avec ces deux individus, le pouvoir assigné au soi-disant magnétisme naturel dont Mesmer faisait si grands frais est définitivement abandonné au profit du pouvoir d’influence du thérapeute sur le malade. L’abbé Faria quant à lui, également fervent critique de la théorie des fluides, développe et approfondit l’idée de suggestion post-hypnotique en donnant des cours à Paris, en 1813, sur « le sommeil lucide » (Ellenberger 1970).

C’est dans la lignée de ces critiques des travaux de Mesmer que se développe « l’école de Nancy », dont le chef de file est le docteur Ambroise-Auguste Liébeault (1823-1904) qui, en 1864, s’installe

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à Nancy comme médecin philanthrope. Il y pratique abondamment l’hypnose sur les paysans de sa région. Ce dernier reçoit ses patients dans une pièce modeste et ne les fait presque jamais payer ; il se contente de les « endormir » et de suggérer une amélioration de leur état. « Parfois ça marche, parfois non, ou alors seulement pour un temps. Le docteur Liébeault est excessivement modeste, il ne prétend pas jouer les thaumaturges » nous précise Borch-Jacobsen (2015 : 117).

Liébeault est très vite rejoint, dans son approche, par Hyppolyte Bernheim (1840- 1919), professeur de médecine à la faculté de Nancy. Ce dernier radicalise cependant le point de vue de Liébeault en allant jusqu’à déclarer que « tout est dans la suggestion », jusqu’à l’amnésie post-hypnotique : « le mieux […] serait de supprimer complètement le mot d’hypnotisme et de le remplacer par celui d’état de suggestion. Mes procédés dits hypnotiques se réduisent à démontrer ou à exalter les diverses suggestibilités. […] Il n’y a pas d’hypnotisme, […] il n’y a que des sujets suggestibles, plus ou moins » (Bernheim, cité dans Borch-Jacobsen 2015 : 126).

Aujourd’hui encore, le point de vue de Bernheim est abondamment discuté par les hypnotiseurs (voir Stengers 2002). Mais à l’époque déjà (nous sommes aux alentours des années 1880) l’approche de l’école de Nancy suscite des réactions très vives. Du côté des profanes, l’hypnose « à la Bernheim » remporte un franc succès (Borch-Jacobsen 2015). Du côté scientifique, cette dernière approche divise : certains scientifiques comme le liégeois Joseph Delbeouf (1831-1896) et le français Henri-Etienne Beaunis (1830-1921) y adhèrent tandis que du côté de Paris, plusieurs grands noms (Charcot, Freud, Piaget) s’opposent farouchement aux théories des deux médecins.

1.2.2. Je est un autre

En parallèle de la pratique de l’hypnose se révèle donc une autre dimension de la conscience ; une dimensions étrange, surprenante et mystérieuse. L’homme, semble-t-il, recèle plusieurs secrets (pathogènes) dans sa mémoire. Mais est-ce seulement sa mémoire ? La question, au tournant du XXe siècle, se pose très sérieusement. Depuis longtemps déjà, les hommes s’interrogent sur la nature de ces phénomènes curieux qui permettent à l’individu de parfois devenir « autre » : possessions, délires, exorcismes, etc. témoignent de cette nature humaine changeante, plastique.

C’est seulement autour du XIXe siècle, lorsque les phénomènes de possession se raréfient au point de devenir presque inexistants qu’un trouble similaire émerge, comme pour les remplacer : le trouble de la personnalité multiple (Hacking 2006). Plusieurs cas, comme celui de Mary Raynolds aujourd’hui célèbre, sont décrits et recensés tout au long des XIXe et XXe siècles par de nombreux

auteurs (Rieber 2006). Ces derniers ne sont pas toujours d’accord quant au rôle joué par la mémoire ; quant à l’explication étiologique fournie pour expliquer cette dissociation (soudaine pour la plupart) de l’âme humaine ; quant au nombre et à la nature des personnalités « découvertes » au fur et à mesure des cas observés. Tous, cependant, s’accordent sur une donnée : l’âme peut être multiple. Selon eux, pas si loin de l’expérience normale de la conscience, se logent de potentielles personnalités secondes.

C’est Eugène Azam (1822-1899), chirurgien-chef à l’asile des femmes de Bordeaux, qui est le premier à proposer une étude systématisée du phénomène. Ce dernier est confronté, en 1858, au cas d’une jeune femme au comportement singulier. Félida (c’est son nom) présente la palette complète des syndromes liés à l’hystérie. De plus, cette dernière est sombre, taciturne, se plaint de douleurs multiples et de symptômes variés. Mais ce qu’il y a d’étrange chez elle, c’est qu’il lui arrive, presque quotidiennement, d’avoir une crise au cours de laquelle, à la suite d’une fulgurante douleur aux tempes, elle s’effondre sur le sol, léthargique, et se relève, quelques minutes plus tard, joviale et complètement « autre ». Quelques heures plus tard, enfin, à la suite d’une nouvelle crise, elle retrouve son état habituel. Or, si la Félida joyeuse a totalement conscience de l’existence de la Félida taciturne, l’inverse n’est absolument pas vrai ; cette dernière ne se souvient pas, lorsqu’elle finit par revenir à elle, de ce changement d’état (Ellenberger 1970 : 137).

Azam cherche à aider sa patiente et entend parler d’un article de Braid dans lequel ce dernier parvient à générer des comportements similaires à ceux de Félida chez des individus quelconques grâce à la technique de l’hypnose. Intrigué, Azam se met alors à étudier puis à pratiquer l’hypnose afin d’explorer le cas de Félida et à chercher les raisons de ses souffrances. En 1873, le chirurgien en vient à considérer sa patiente comme atteinte d’un dédoublement de la vie, c’est-à-dire qu’elle souffrirait d’une alternation de personnalités21. Les travaux d’Azam sur le cas de Félida, ses réflexions sur la mémoire et la dissociation22, ont un succès très important dans le milieu de la psychiatrie de son époque ; ils finissent même par attirer l’attention de Charcot, qui préface alors l’ouvrage phare du chirurgien (Azam [1887] 2004).

Le cas de Félida, ses rapports avec l’hypnose, l’âme multiple et l’hystérie caractérisent les préoccupations philosophiques et médicales de l’époque. Ces dernières sont traversées par la recherche d’une explication rationnelle à ces phénomènes. Pour Ian Hacking, « l’hypnose et l’hystérie constituent deux aspects de la matrice dans laquelle le nouveau dédoublement français a été

21 Pour une étude bien plus complète du cas de Félida ainsi que des questions des personnalités multiples, voir Hacking 2006.

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conçu » (1998 : 259). Cela est, à n’en pas douter, exact. Mais l’inverse est sans doute tout aussi vrai : le dédoublement de l’âme et son exploration par la pratique de l’hypnose est ce qui permet à l’hystérie, puis au traumatisme de s’envisager. Entremêlées, ces notions et techniques forment les racines de ce qui s’apprête à devenir l’âme humaine telle que les études du psychisme l'entrevoient. Dès ses origines en effet, l’hypnose est indissociable de la technique qui la fait exister (Stengers 2002) ; véritable technologie visant à réduire à néant la maladie, l’hypnose investigue cet état second dans lequel les patients se retrouvent parfois (au contact d’aimants ou après l’application de « passes magnétiques »). L’hypnose fouille, elle creuse et tâtonne l’âme des hommes. Au fil des âges, un savoir se façonne ; certes, la pratique a vocation thérapeutique, mais pour que celle-ci fasse sens, il est nécessaire qu’elle dise en retour quelque chose sur cette âme qu’elle explore. Par la voix de ses précurseurs, l’hypnose commence donc à raconter. L’âme, apprend-t-on, est profonde, étrange, multiple ; nul ne connaît ses limites, ses contours, son contenu exact. Ce qu’on sait en revanche, c’est que « quelque chose » existe bel et bien puisque la technique produit des résultats. Or, ce « quelque chose » n’est pas n’importe quoi. C’est à l’intérieur de l’homme mais en même temps ça ressort à l’extérieur ; c’est à lui et, en même temps, ça le déborde, ça lui échappe23 ; c’est en dessous de la conscience mais, en même temps, c’est puissant puisque c’est là que le mal trouve potentiellement ses racines ; c’est invisible mais, en même temps, ça peut être extrêmement visible ; c’est fragile, obscur, hanté ; c’est lié à la mémoire, aux souvenirs, aux traces laissées par le passé. Ce « quelque chose », c’est l’âme, la psyché comme disent les Grecs. Mais pas n’importe quelle âme. Car, de par son histoire contextuelle, l’hypnose est effectivement une technologie qui est associée au soin. Par conséquent, l’âme qu’elle découvre, au fil de ses pérégrinations historiques, est une âme blessée, meurtrie. C’est une âme étrange, profonde qui demande à être délivrée de ses propres chaînes, de sa propre logique de fonctionnement.

Pour le moment, il est vrai, cette âme n’est pas encore tout à fait chargée. Elle reste une curiosité un peu connexe à laquelle on octroie une importance relative. Mais l’âme humaine se teinte doucement ; elle enfle petit à petit et devient suffisamment importante pour se transformer progressivement en un véritable objet d’enquête, de recherche et d’analyse. Car ce que l’hypnose permet, en sondant ainsi les maux des hommes, c’est le développement d’une psycho-logie, c’est-à-dire d’une étude systématisée de la psyché, cet objet maintenant à part et à part entière.

23 Les amnésies post-hypnotiques, bien que qualifiées par Bernheim de « simples artefacts », sont néanmoins courantes à cette époque ; comme le cas de Victor Race, patient du Marquis de Puységur, en témoigne.

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