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La rhétorique du rebond et celle de l’ « enemy within »

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 125-131)

- P REMIERE P ARTIE -

2. Au jeu de langage du Développement Personnel…

2.3. De la souffrance au projet de soi

2.3.2. La rhétorique du rebond et celle de l’ « enemy within »

Pour advenir, un tel rebond se doit cependant de rencontrer trois caractéristiques.

Premièrement, pour qu’il puisse y avoir rebond, il faut d’abord qu’il y ait eu chute. C’est donc par l’expérience d’une souffrance – liée, presque systématiquement, à un traumatisme – que l’on s’engage dans le DP et sur la voie de la résilience. De fait, dans cet univers, la souffrance n’a pas nécessairement besoin d’être objectivée par la science psychiatrique ; elle se doit juste d’être perçue comme une brèche, une fracture, un hiatus dans le continuum du quotidien. Advient alors la chute : l’expérience du malheur, envisagés comme une expérience suffisamment perturbante pour être considérée comme une perte de points de repère. A posteriori, une telle expérience sera associée au fond, au seuil du supportable. De ce fond, par l’exercice de pratiques de DP, on pourra alors se relever, rebondir. Ainsi, une souffrance initiale – c’est-à-dire perçue comme telle par l’individu s’engageant dans le DP – est donc obligatoire pour entamer le processus de résilience menant à la qualification de soi comme résilient.

Deuxièmement, ce rebond, il faut le faire selon un modèle psychocentrique. Dans le discours du DP, en effet, il ne s’agit pas de se « trouver des excuses » ; il ne s’agit pas non plus de reporter la responsabilité de sa chute et de ses éventuels torts sur quelqu’un d’autre que soi. Comme le pointe à juste titre Ehrenberg, un des principes normatifs majeurs de nos sociétés est bien celui de « l’autonomie comme condition » (2015). En conséquence, bien que la source du malheur puisse être initialement attribuée à une cause extérieure, sa résolution, quant à elle, se doit d’être envisagée de l’intérieur. C’est ce que Joe Williams, un Aborigène de Redfern ayant récemment publié un livre de DP sur la question (2018), appelle judicieusement Defying The Enemy Within, ou « combattre l’ennemi intérieur73». Le traumatisme, ainsi intériorisé, personnifié, se doit alors d’être exorcisé par un véritable travail sur soi ; c’est par la pratique d’exercices d’introspection et de réflexivité – pouvant passer par le discours ou même une attention spécifique au corps – que ce travail s’accomplit ; c’est par l’engagement dans ce combat de soi à soi – de ses faiblesses, de ses dispositions, de ses addictions – que l’individu démontre ses capacités de résilience.

Enfin, troisièmement, ce processus se doit d’advenir en suivant une certaine courbure

73 C’était déjà lui – cet « ennemi intérieur » – que Freud ciblait dans la refonte de sa deuxième topique : « ce qui fait peur, c’est bel et bien un ennemi intérieur » (Freud [1919] 1984b : 247).

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ascensionnelle. C’est en procédant au dépassement perpétuel de soi-même, en rendant caduque une précédente version de son individualité, que le développement se réalise (Torrance 1994), que la résilience s’opérationnalise. Il s’agit de rebondir et donc d’effectuer un mouvement (psychologique) de l’ordre de l’ascension ; de re-monter, de tendre vers son « idéal de potentiel caché » (Ehrenberg 2018), de tendre vers un lieu (toujours psychologique) où le soi est considéré comme une meilleure version de lui-même. Pour ce faire, il est nécessaire de travailler à voir les choses selon un angle incessamment optimiste. Le développement, et par conséquent la capacité de l’individu à être ou non résilient, ne pourra se faire que dans cette direction. Ainsi, c’est par la mise en place d’une certaine attitude – cherchant, par homologie, à combiner mouvement d’élévation et optimisme – que la résilience pourra advenir ; c’est en suivant cette asymptote d’hyperbole que l’on rebondira peu à peu.

2.3.3. Le soi comme projet

Suivant ce qui vient d’être dit, et plus prosaïquement, selon sa dénomination, le développement personnel se présente bien comme un corpus de pratiques qui vise le soi. Pour l’individu engagé dans le DP, pour celui qui cherche à rebondir, le soi – composé du corps, de l’âme et de l’esprit – se transforme en un objet d’analyse et de perfectionnement ; il devient un projet. En cela, le discours du DP n’est pas sans lien de parenté avec ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé « le nouvel esprit du capitalisme » (2012). Dans cet ouvrage volumineux, s’inscrivant dans la droite ligne des travaux réalisés par Max Weber sur la question du capitalisme (2014), les deux auteurs cherchent à circonscrire et quadriller les logiques motivationnelles à la genèse de l’engagement des individus dans le système capitaliste contemporain. Défendant la thèse qui consiste à poser que ce système, dans son essence, est éminemment absurde (Boltanski & Chiapello 2012 : 40), les auteurs cherchent alors à cerner le cadre normatif (ses formes, ses valeurs, ses références et son langage) permettant de doter ce système d’un « esprit », c’est-à-dire d’un « ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’actions et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (Ibid. : 45). Autrement dit, pour ces derniers, « l’esprit du capitalisme », c’est « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (Ibid. : 41).

A travers leur analyse, Boltanski & Chiapello montrent comment un « deuxième esprit du capitalisme » datant des années 1960 se fait peu à peu remplacer par un « troisième esprit »74au début des années 1990 et ce, par une absorption de la critique à l’encontre du système (datant de mai 68, principalement) par le système lui-même menant à une reconfiguration importante des

74 Le « premier esprit » étant celui à la genèse de la mise en place du système et dont Weber a brillament rendu compte dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (2014).

valeurs d’autonomie, de sécurité et de bien commun à la base de l’esprit précédent. Cherchant alors à définir les contours de ce nouvel esprit, les auteurs – reprenant un modèle d’analyse pragmatique issu d’un ouvrage plus ancien (voir Boltanski et Thevenot 2008) – confectionnent ce qu’ils intitulent la « cité par projet » en se basant notamment sur l’analyse rigoureuse du contenu idéologique de divers manuels de management. Dans cette nouvelle cité – sorte d’univers idéal-typique chimérique permettant de faire saillir certaines caractéristiques de notre monde bien réel –, ce sont les logiques du projet et du réseau qui prédominent. Celles-ci sont omniprésentes et cristallisent l’essence de ce nouveau paramétrage du monde, devenu « flexible [et] constitué de projets multiples menés par des personnes autonomes » (Boltanski & Chiapello 2012 : 154). Dans cette cité, « la convivialité, l’ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l’intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l’écoute par rapport au vécu et l’accueil des expériences multiples, l’attrait pour l’informel et la recherche de contacts interpersonnels […] » (Ibid. : 162) sont autant de valeurs idéologiques que l’on retrouve dans le monde du travail mais également dans les autres sphères de la société. L’époque, s’appuyant notamment sur la littérature du DP (Ibid. : 253) se tourne alors « vers ce que l’on appelle de plus en plus souvent le “savoir-être”, par opposition au “savoir” et au “savoir-faire” » (Ibid. : 163). Ainsi, « les nouveaux dispositifs [composant la société], qui réclament un engagement plus complet et qui prennent appui sur une ergonomie plus sophistiquée, intégrant les apports de la psychologie postbéhavioriste et des sciences cognitives, précisément, d’une certaine façon, parce qu’ils sont plus humains, pénètrent aussi plus profondément dans l’intériorité des personnes, dont on attend qu’elles se “donnent” […] » (Ibid. : 164). Cela étant, et dans ce nouveau contexte, « le développement de soi-même [devient] le projet personnel à long terme qui sous-tend tous les autres » (Ibid. : 182) ; la figure du « coach » de vie émerge75 et « chacun en tant qu’il est producteur de lui-même, [devient] responsable de son corps, de son image, de son succès, de son destin » (Ibid. : 253).

On le voit, le discours du DP, d’une part, participe à l’émergence de ce « nouvel esprit du capitalisme » (Ibid. : 253) et d’autre part, par effet rétroactif, s’acclimate parfaitement de ce dernier, une fois celui-ci mis en place. Sans doute le rôle joué par le DP dans l’émergence de ce nouvel esprit n’est-il pas sans rapport dans la production des auteurs, s’inspirant des travaux de Foucault, du « modèle du pouvoir » (Marquis 2014). En conséquence, sans doute y a-t-il beaucoup à dire, à critiquer dans le discours du DP. Mais notre objectif étant tout autre, nous laissons le soin à d’autres de traiter (de) cette question. Car, dans le cadre de ce travail, ce que ce petit détour par l’analyse de Boltanski & Chiapello permet de mettre en avant, c’est surtout le fait que le discours du DP est en

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adéquation, en affinité avec certaines qualités du système capitaliste néolibéral des sociétés occidentales ; qu’il en est, quelque part, l’un des fils les plus éminents. Or, ce libéralisme (dont la société australienne contemporaine est notamment imprégnée), tend à redéfinir, ces dernières années, le cadre dans lequel les individus pensent les inégalités socio-économiques dont ils font l’expérience quotidienne (Stratton 2011 ; Povinelli 2002) ; ce libéralisme – de style néo – structure ainsi les échanges et les débats ayant cours dans la société civile ; il redéfinit les règles du jeu démocratique, notamment en instaurant l’individualisme comme valeur suprême. Dans ce cadre particulier, l’autonomie devient la condition pour l’action (Ehrenberg 2015) et, face à la contingence du monde, c’est donc la responsabilité individuelle qui est, avant toute autre chose, engagée. Ainsi, les logiques à la base de la rhétorique du DP (logique d’accroissement, de bien-être ; logique psychocentrique, logique du travail de soi, logique d’autonomie, etc.) trouvent un écho important avec l’esprit du temps puisqu’elles se retrouvent à la base du carcan normatif de ce nouvel esprit du système capitaliste. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir les pratiques du DP exploser en nombres ces dernières années (Marquis 2014, 2018 ; Requilé 2008), le soi étant devenu le projet de l’individu évoluant dans le monde occidental contemporain. Dans ce cadre, le jeu de langage du DP permet d’établir une connexion importante entre la souffrance traumatique expérimentée par l’individu et la recherche de suppression de cette souffrance ; éradiquer cette dernière, dès lors, cela passe dorénavant par un développement de soi-même, par un travail intérieur.

2.4. Conclusion

L’objectif de ce chapitre était de décortiquer certains fléchissements de l’histoire du DP afin d’en distinguer plusieurs éléments – pertinents pour notre analyse – de son jeu de langage (le psychocentrisme hérité de la psychanalyse ; les différentes composantes de sa rhétorique : épanouissement, accroissement et soulagement d’une souffrance ; le nécessaire travail de soi ; l’idée de potentiel caché ; la quête spirituelle et le processus d’individuation ; le rebond ; la notion de résilience et ses liens avec celle de traumatisme ; etc.). Comme pour le chapitre précédent, il s’agissait de proposer une fresque de son discours et ce, afin de laisser transparaitre les formes de vies qui peuvent lui être associées. Il avait également pour objectif de démontrer et d’expliciter l’attractivité d’un tel discours. Car, à n’en pas douter, le DP séduit. Et, de l’autre côté du globe, là où une souffrance vieille de plus de deux cents ans cherche à se dire et se cherche des solutions, le DP séduit d’autant plus. En effet, pour certains Aborigènes de Sydney, ce jeu de langage est une aubaine, une occasion de lutter contre le traumatisme ; c’est une base sur laquelle on va venir s’appuyer pour mettre au point certains dispositifs thérapeutiques censés offrir à l’indicible – la souffrance – un sens, justement (voir Tasia 2018). Reste maintenant à savoir ce qui compose cette

souffrance ; reste à délimiter les contours des éléments discursifs mobilisés par ces individus pour exprimer leur malaise. Pour ce faire, et conformément aux discours du traumatisme et celui du DP, c’est dans le passé du continent australien qu’il va nous falloir plonger pour les trouver ; c’est là, quelque part dans la brisure, dans le hiatus du continuum temporel, que se trouvent les références au traumatisme proprement aborigène. Et c’est vers l’étude de ces éléments que nous nous tournons maintenant.

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