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Vers une culture de la thérapie et de l’épanouissement personnel

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 117-123)

- P REMIERE P ARTIE -

2. Au jeu de langage du Développement Personnel…

2.2. De la psychanalyse au développement personnel

2.2.3. Vers une culture de la thérapie et de l’épanouissement personnel

Pour nous aider à définir les champs d’investigation de la tâche à venir, peut-être est-il bon de nous équiper – du moins, provisoirement – d’une définition du DP. Ainsi, pour Elise Requilé, « L’expression “développement personnel” désigne à la fois un secteur de l’édition et des services, mais aussi une démarche, ainsi que l’ensemble des pratiques sur lesquelles elle s’appuie. Celles-ci visent l’accroissement de capacités individuelles (confiance en soi, mémoire, gestion du stress, empathie, communication, etc.), de même qu’un sentiment de bien-être et d’épanouissement de soi. Ces pratiques intègrent un ensemble d’activités corporelles (massage, respiration, relaxation, étirements, expression corporelle, danse etc.), de visualisation et d’autosuggestion (“visualisation créatrice”, “pensée positive”, autohypnose, etc.), d’entraînement cérébral (concentration, mémorisation, mouvements oculaires, etc.), d’expression de ses émotions (parole, cris, étreintes, chant, etc.) ou encore de communication verbale ou gestuelle (modélisation des types de comportement et de “personnalité”, de posture, de langage, etc.) »70 (2008 : 67).

Le DP, c’est donc avant tout un ensemble de pratiques. Ces pratiques, sont diverses et variées71. Mais, notons-le tout de suite, en ayant recours à une telle définition, notre but n’est pas d’enfermer le DP dans un carcan précis : il ne s’agit pas pour nous de décréter si oui ou non certaines pratiques peuvent être rangées dans cette catégorie au détriment d’autres. Le passage par cette définition, moins qu’un point d’arrivée, se doit d’être envisagé comme un point d’ancrage pour la réflexion et les analyses qui vont suivre. Il s’agit d’abord de faire le constat – trivial – que le DP s’instancie dans des pratiques ; qu’ensuite, ces dernières possèdent un « air de famille » (Wittgenstein 2014 : § 67) ; qu’enfin, elles sont nombreuses. Cela nous permet alors de noter que, malgré cette diversité, ces dernières semblent toutes partager un même épistémè (Foucault 2008) ; un même champ épistémique issu de pratiques discursives parentes.

Parmi celles-ci, on retrouve celle du psychocentrisme : ces pratiques sont en effet centrées sur l’intériorité de l’individu, sur ses capacités individuelles, sur son esprit, sur sa psyché ; elles passent par la communication verbale, par le travail d’imagination et d’autosuggestion. En outre, elles sont tournées vers un sentiment de bien-être. En tout cela, ces pratiques se situent bel et bien dans la continuité de la pratique psychanalytique dont nous avons esquissé une partie de la genèse dans le chapitre précédent : elles paraissent en effet découler d’une certaine tradition pratique visant à prendre au sérieux cet ensemble d’éléments propres à l’intériorité de l’individu – ces éléments

70 Les emphases sont de nous.

71 Nous ne nous intéresserons pas ici à la dimension traitant du secteur de l’édition. Pour en savoir plus quant à ce sujet spécifique, voir notamment Marquis 2014, Rimke 2000.

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psychologiques – et à les traiter de telle manière à viser une amélioration subjective de la condition de l’individu. Autrement dit, ces pratiques – quelles qu’elles soient – s’inscrivent bien dans le champ de la thérapeutique d’origine psychanalytique.

Mais les pratiques de DP s’écartent également de cette épistémè commune sur plusieurs points. D’une part, elles apparaissent tournées vers une recherche « d’épanouissement » et d’autre part, vers une recherche « d’accroissement ». Dans le jeu de langage du DP, ces deux caractéristiques sont importantes. Elles sont issues de deux traditions distinctes bien que pas totalement étrangères l’une à l’autre ; leurs racines épistémiques sont entremêlées, entortillées l’une sur l’autre et partagent toutes deux un même héritage psychocentrique hérité des travaux de Freud. L’une d’entre elle peut être recherchée du côté des travaux de Carl Gustave Jung. C’est en effet dans les théories de l’élève dissident de Freud que peuvent être détectées certaines traces de cette double tendance (accroissement/épanouissement). L’autre racine, c’est dans les courants de la psychologie appliquée, de l’approche humaniste et des thérapies dites cognitivo-comportementales (TCC) qu’il nous faudra la débusquer.

2.2.3.1. De Jung au New-Age

L’histoire de la psychanalyse nous apprend que c’est en 1913 que la rupture entre Freud et Jung, son brillant élève suisse, fut définitivement consommée (Perron 2011). Les raisons de ce véritable schisme sont nombreuses. Mais parmi ces dernières, c’est sans doute le rejet de la part de Jung de la théorie du refoulement (elle-même basée sur le « tout sexuel ») des explications freudiennes qui est la plus importante. De fait, pour Jung, l’inconscient ne peut être exclusivement mû, orienté, activé par les seules pulsions sexuelles refoulées ; d’autres forces se doivent d’être à l’œuvre – sinon de manière encore plus déterminante que la libido, au moins tout autant que celle-ci – dans la mécanique psychique de l’individu.

En 1912, Jung entame – à l’instar de Freud dans son interprétation des rêves (2013) – une enquête de son propre inconscient (Shamdasani 2012). Ce travail introspectif, passant notamment par l’analyse de ses rêves (Jung 1964), le conduit très vite à supputer la présence d’éléments oniriques indépendants de sa propre psyché. Ces éléments, semblant pour la plupart autonomes et universels, Jung les baptise d’abord « mythes typiques » (Jung 2010) puis « archétypes » (Jung 1964). D’après lui, ces derniers ne peuvent pas appartenir à l’individu en propre et se doivent donc nécessairement d’être issus d’une autre couche de l’inconscient que celle développée lors de l’ontogenèse de l’individu. Toujours d’après ce dernier, elles ne seraient pas non plus simplement héritées des

générations précédentes. Plutôt, ces archétypes seraient l’indice de « structures congénitales [polarisant] le déroulement mental dans certaines voies » (Jung 1964 : 46) ; parce qu’ils y appartiendraient, ils seraient révélateurs d’une autre sorte d’inconscient que l’inconscient freudien : « l’inconscient collectif » (Ibid.). Ce dernier, stock d’images et de symboles propres au genre humain, serait « vivant et agissant » (Ibid. : 46) au sens où il se manifesterait parfois dans l’inconscient individuel – pour toutes sortes de raisons –, notamment au travers de ces symboles. Comme le précise Jung à propos d’un de ses patients schizophrènes, « ce n’est pas lui qui pense et qui parle, mais c’est quelque chose qui pense et qui parle en lui, et c’est pourquoi il entend des voix (Ibid. : 58). Ces « poussées » propres à l’inconscient collectif – ontologiquement irrationnel – créeraient parfois chez certains un déséquilibre psychique menant à la maladie mentale, tant les images ainsi générées « exercer[aient] une grande attraction, une fascination sur le conscient » (Ibid. : 60).

A partir de ses découvertes, et de par sa fonction de thérapeute, Jung est très vite obligé de penser la relation – cette « dialectique » – entre la partie consciente de l’individu (le « Moi ») et cette partie phylogénétique éminemment dynamique qu’est l’inconscient collectif. Celui-ci commence d’abord par investiguer la question sur lui-même. Dans un gros cahier rouge, il retranscrit secrètement ses visions et ses rêves ; il y note ses sensations, ses ressentis ; il explore – au travers de dessins et d’exercices d’imagination active, notamment – cette dialectique entre l’inconscient collectif et son individualité (voir Jung 2012). De ces explorations intérieures, Jung tire le suc de ses théories scientifiques (Shamdasani 2012). Petit à petit, se dessine un schéma, prenant une forme – toujours la même – celle du mandala (voir Jung 2003, 2014) ; à partir de ce schéma, s’élabore une idée : celle d’un processus psychique se cherchant autour d’un centre. Ce centre, c’est le « Soi » nous apprend Jung. Et le processus en question, c’est celui de « l’individuation » (Jung 1964). Autrement dit, le travail principal qu’effectuerait la psyché individuelle sera celui d’un processus d’individuation qui consisterait en une lente distinction – par assimilation – entre ses composantes idiosyncrasiques et l’inconscient collectif.

D’après Jung, c’est ce processus qui serait à l’origine du sentiment religieux. Lui vient alors l’ambition d’établir une psychologie « qui rend compte du processus d’émergence de la religion » (Shamdasani 2012 : 86). Erudit et fin connaisseur des diverses croyances humaines, Jung ne tarde pas à voir ce processus à l’œuvre dans diverses traditions religieuses, mystiques et proto-scientifiques. Universel, ce dernier se retrouverait dans toute l’histoire de l’humanité et dans toutes les cultures : ainsi, l’alchimie médiévale serait, en réalité, moins une proto-chimie qu’une pratique cristallisant des exercices d’imagination active visant à effectuer ce processus d’individuation (Jung 2014) ; le taoïsme oriental serait lui aussi une traduction en des termes culturellement cohérents de

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ce même processus (Jung 2003) ; le concept de Soi serait équivalent à la notion hindoue de Brahman/Âtman (Shamndasani 2012 : 82).

Avec le temps, les idées de Jung s’arrangent en système ; et conformément à celui-ci, l’idée alors n’est plus seulement de s’occuper des seuls individus souffrants de trouble mentaux : « Jung redéfinit la démarche de la psychothérapie, qui ne se borne plus au traitement des seuls psychopathologies [comme c’était le cas chez Freud], mais se propose de rendre possible

l’épanouissement complet de l’individu » (Ibid. : 98, nous soulignons). En effet, le processus

d’individuation – passant par toute une série de techniques introspectives (méditations, rêves, imagination actives, autosuggestions, etc.) –, parce qu’il est universel et naturel, excède le seul champ de la maladie mentale ; il devient peu à peu un objectif en soi (et situé en soi-même), un passage obligé de tout individu humain. Ainsi, avec la théorie du processus d’individuation, un pas épistémique est franchi : la thérapie ne se contente plus de soulager ; elle sert maintenant également à « développer » l’individu, à « accroître » sa conscience, sa personnalité ; elle permet d’étendre le champ perceptif de celui-ci, d’aider à tendre vers un mieux, un « meilleur » soi-même ; elle permet de réaliser l’alchimique fusion entre le Moi et le Soi ; elle aide l’individu à accomplir cet « épanouissement » nécessaire à toute psyché digne de ce nom. Avec un tel concept, « l’individu doit épanouir les aspects sous-développés et négligés de sa personnalité. Désormais, le processus d’individuation apparaît comme un modèle général de développement personnel » (Ibid. : 104, nous soulignons).

Ce à quoi Jung participe à travers la mise en place de sa théorie en système, c’est ce basculement entre la thérapie à visée de traitement des problèmes d’ordre psychopathologique, et la thérapie à visée de développement personnel ; c’est un pas dans une direction nouvelle : celle de la « culture thérapeutique » (Imber 2004), c’est-à-dire d’une culture centrée sur l’individu et sur son épanouissement psychique. Mais ce n’est pas tout. Parce que pour élaborer ses conceptions, il explore et redécouvre les croyances orientales et la mystique alchimique, Jung concoure également à réaliser une autre transition : celle qui consiste à délaisser les religions occidentales – trop institutionnalisées – pour se tourner vers des croyances d’apparence plus libres, plus vivantes, semblant dégager un surplus de spiritualité. Par-là, Jung s’impose en précurseur du New-Age, ce mouvement de bricolage spirituel datant de la fin des années 60, composé d’une « nébuleuse mystique-ésotérique […] où la référence à une tradition s’estompe derrière la quête du bonheur individuel par le spirituel » (Champion 1993 : 746)72. En effet, non seulement Jung appuie ses

72 Comme le précise Françoise Champion, « l’adepte mystique-ésotériste ne se limite pas à vivre certaines expériences, il est engagé dans un travail d’autoperfectionnement volontaire » (1993 : 754).

découvertes sur un corpus de références particulièrement éclectiques, mais en plus ce dernier inscrit le processus d’individuation (et la dimension thérapeutique qui en découlerait) dans un raisonnement à la fois holistique et ascensionnel : viser la quasi-impossible synthèse du Soi, c’est d’une part tendre vers un dépassement incessant de son état présent typique de toute « quête spirituelle » (voir Torrance 1994), et c’est d’autre part inscrire sa démarche dans une perception holiste des choses.

Cela étant, Sonu Shamdasani n’a certainement pas tort de considérer Jung comme « une des figures majeures de la pensée occidentale moderne » en ce qui concerne « l’histoire intellectuelle et sociale du XXe siècle » (2012 : 27). Car, en participant à déplacer de la sorte le curseur de la pratique thérapeutique sur un bien-être holistique et non plus sur la seule résorption d’une souffrance psychique – et ce, en passant par des références culturelles peu orthodoxes pour son époque –, Jung contribue à faire émerger certaines modulations d’ordre psychologique au discours du DP. Ancré dans la psychanalyse, les théories du psychiatre suisse profitent de la langue de cette dernière pour promouvoir un nouveau type de rapport au psychisme et à l’intériorité, ainsi qu’à la psychothérapie : ce rapport prend maintenant la forme d’une quête intérieure qui, passant par des pratiques introspectives spécifiques, se doit de mener à l’épanouissement, à l’accroissement des capacités de l’individu lié à une logique de développement de son psychisme.

2.2.3.2. La psychologie appliquée, l’approche humaniste et les TCC

Mais ce serait une erreur que de faire reposer sur les seules épaules de Jung le succès contemporain de cette composante psychologique du jeu de langage du DP. En effet, malgré tout ce qui vient d’être dit, les théories de ce dernier ne recoupent pas de manière exhaustive tous les éléments de langage de ce nouveau discours. Ou, pour dire les choses autrement, la rhétorique de l’accroissement et de l’épanouissement individuels trouve également sa source dans un autre domaine – toujours conforme au psychocentrisme que nous avons dégagé plus haut. Cette source est triple et est constituée de la psychologie appliquée, de l’approche humaniste et des thérapies cognitivo-comportementales (Requilé 2008 ; Ehrenberg 2018)

Tout d’abord, et comme nous l’avons pointé pour la notion de traumatisme, le DSM-III, de par son succès, aida à propager dans de nombreuses sphères du monde social, dès 1980, son langage psychopathologique propre (voir Rimke 2012 ; Rose 2005 ; Young 2001). Comme le soutiennent les partisans du « modèle du pouvoir » dégagé par Marquis, c’est notamment au travers de cet outil et de la mise en place de nombreux autres s’intégrant à celui-ci (expertises

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psychiatriques, outils de mesure psychologique, etc.) que les discours « psy » sont parvenus à façonner une nouvelle conceptualisation de la subjectivité permettant plus de contrôle dans la société par l’usage de l’autocontrôle de chacun par soi-même.

Laissant de côté la question du contrôle social, Elise Requilé (2008) relève quant à elle que c’est en s’appuyant sur la reprise par le monde du travail de certains travaux de psychologie appliquée – notamment l’échelle métrique de l’intelligence d’Alfred Binet – que ce discours du DP s’est en partie formé. C’est en puisant dans le répertoire conceptuel de ce courant en plein essor dès 1920, consistant à mesurer systématiquement diverses dimensions de la psyché humaine, que l’une des caractéristiques du discours propre au DP – notamment l’évaluation perpétuelle de soi et l’optimisation de soi – auraient pris forme.

Une deuxième source d’influence est également notée par Requilé. Cette source, c’est celle de la psychologie humaniste développée aux Etats-Unis dans les années 1950 et dont les têtes de file sont Carl Rogers, Abraham Maslow et Fritz Perl. Ce courant, cherchant à se démarquer des deux courants psychothérapeutiques dominants qu’étaient alors la psychanalyse et le behaviorisme, aurait tenté de recentrer le locus thérapeutique sur la dimension holiste de l’humain : « englobant ses dimensions corporelle, psychologique et spirituelle » (Requilé 2008 : 70). Le discours du DP aurait donc extrait de cette source d’influence ses éléments de langage concernaient le corps, mais le corps en rapport avec la psyché.

Enfin, la troisième source théorique du DP serait, toujours d’après Requilé, les thérapies dites « cognitivo-comportemantales » (TCC), datant des années 1970 et se basant sur les travaux d’Ivan Pavlov et John Watson (portant sur les mécanismes d’apprentissage et de conditionnement). De cette racine épistémique, le discours du DP aurait tiré sa visée pragmatique – consistant en une suppression du symptôme par des exercices pratiques spécifiques – et sa dimension de thérapie dite « brève », c’est-à-dire visant l’efficacité à court terme. Pour Alain Ehrenberg, le succès des TCC est également à la source d’une idée gravitant autour du champ lexical du DP : celle de « l’idéal du potentiel caché » (Ehrenberg 2018 : 20). En effet, pour le sociologue français, la tendance sociale de plus en plus grande à circonscrire l’esprit dans le cerveau, dans les réseaux neuronaux, participerait à l’émergence d’une conception de l’individu comme foncièrement plastique, c’est-à-dire potentiellement capable de se changer « jusqu’à la métamorphose » (Ibid. : 23) en puisant dans ses ressources personnelles – ressources pouvant être ignorées de l’individu lui-même – via la pratique de divers exercices propres aux TCC.

appliquée, le développement des TCC et celle de l’approche humaniste – facilitent-elles l’émergence d’un nouveau langage. Ce langage se resserre autour de l’individu. Celui-ci, devenu quantifiable, est cependant abordé à travers son versant holistique par ce nouveau discours ; la dimension spirituelle, ainsi que la dimension corporelle de son être sont maintenant prises en compte ; l’individu se doit de découvrir son potentiel caché, il est en quête de lui-même. Et pour réaliser cela, il va devoir passer par un travail sur soi rendu possible à la fois par la démocratisation de la psychothérapie, et à la fois par une multitude de techniques et de pratiques diverses et variées mises à sa disposition. Pour s’engager dans ce processus, il lui faut cependant une bonne raison ; une raison tout-court. Et, conformément à la montée en puissance des discours « psy » et à l’hégémonie du traumatisme, c’est la souffrance psychique qui va s’imposer comme l’entrée la plus ajustée.

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