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D’une identité culturelle bafouée à une aboriginalité mythifiée

Dans le document Du traumatisme à la résilience (Page 141-146)

- P REMIERE P ARTIE -

3. En passant par le jeu de langage de l’aboriginalité

3.2. Passé (dé)composé : de l’Australie contemporaine à l’Australie coloniale coloniale

3.2.5. D’une identité culturelle bafouée à une aboriginalité mythifiée

Au cours du processus colonial, nous l’avons déjà dit, c’est toute la culture aborigène qui fut niée. L’extermination de nombreux réseaux sociaux – par processus de destruction physique de leurs membres ou par un démantèlement de ceux-ci via l’enlèvement des jeunes générations à leurs familles –, qui structuraient l’ensemble de la société, mena à la quasi-extermination du mode de vie aborigène sur le territoire de l’Australie : rituels, traditions ancestrales, mythes sacrés, etc. furent détruits ou non transmis, et donc, dans une certaine mesure, oubliés. D’où l’appel de certains auteurs à considérer le processus colonial dans son ensemble comme un génocide déployé par les colons de la Couronne britannique envers les peuples autochtones du continent (Gigliotti 2003 ; Moses 2012 ; Van Kreiken 1999).

Mais à brosser aussi grossièrement et aussi succinctement le choc de « la guerre des frontières », on pourrait en oublier un fait important, anthropologiquement démontré : celui de l’hétérogénéité de la culture aborigène précoloniale (Berndt 1961 ; Merlan 1981). En effet, avant l’arrivée des Européens, les Aborigènes du continent ne formaient pas un groupe homogène : de nombreuses tribus, aux langues différentes (plus de 250), cohabitaient entre elles. Et si ces dernières partageaient bien un même rapport spirituel avec la terre, rapport inscrit dans la cosmologie du Dreamtime ou « Temps du Rêve » 94, leurs organisations sociales, leurs cultures et leurs histoires différaient de manière conséquente, notamment en fonction du milieu dans lequel elles s’inscrivaient (Berndt & Berndt 1965). Des contacts importants et réguliers avaient certes lieu entre ces différentes tribus, notamment lors de cérémonies rituelles liées au Temps du Rêve, où des échanges de savoirs étaient alors pratiqués, mais celles-ci conservaient cependant une identité culturelle propre. Cette singularité culturelle – revendiquée encore aujourd’hui par la plupart des communautés aborigènes –, on la retrouve d’ailleurs dans de nombreuses analyses anthropologiques récentes (Dussart 2000, Poirier 2005 ; Keen 1988), comme dans certaines plus anciennes (Berndt 1961 ; Merlan 1981).

Aussi, l’impact de la colonisation sur l’une ou l’autre culture aborigène ne fut-il pas le même : certains clans furent plus durement et plus rapidement touchés que d’autres par l’arrivée des colons dès 1788. Sans surprise, ce sont les tribus du sud-est et du nord-est du pays, là où se situent aujourd’hui les grandes villes australiennes de la côte-est (Sydney, Melbourne et Brisbane), qui furent les plus drastiquement éprouvées (Keen 1988 : 1) ; la transmission culturelle, au sein de ces quelques cultures précoloniales, établies spécifiquement sur le territoire du centre-ville de ces

94 Pour plus d’informations concernant cette (fascinante) dimension des cultures aborigènes, voir notamment Dean 1996 ; Glowczewski 1989, 1991 ; Poirier 2005.

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(nouvelles) cités, fut réduite à peau de chagrin. Dans l’état de Nouvelle-Galles du Sud, ce sont les Gadigals, peuple qui habitait les terres de ce qui est aujourd’hui considéré comme le centre-ville de Sydney, qui ont été le plus durement touchés de ce point de vue : après qu’une épidémie de variole a exterminé la presque totalité des membres de cette communauté (de 50 à 90%, d’après les estimations), de nombreux combats entre les colons et résistants aborigènes virent le massacre se perpétuer, menant à la déstructuration quasi-totale du mode de vie et de la culture des Gadigals (Turbet 2001 : 1-9). L’identité culturelle de ces derniers fut ainsi particulièrement malmenée et bafouée.

Dans l’ensemble cependant, malgré les coups graves et nombreux portés à ces différentes structures sociales par le processus colonial – prenant diverses formes en fonction des lieux et des époques – , les Aborigènes sont parvenus à maintenir en vie une partie de leurs fondamentaux culturels spécifiques et locaux95. Dans un rapport gouvernemental datant de 2015, on peut en effet apprendre que bien que la plupart des Aborigènes contemporains parlent majoritairement l’anglais à la maison (90%), 120 langues traditionnelles sont encore pratiquées dans tout le pays ; que la plupart des Aborigènes âgés de 18 ans et plus (68%) s’identifient comme appartenant à un groupe tribal local, régional ou à un groupe linguistique spécifique (AIHW 2015 : 18).

Pourtant, malgré ces évidences, comme le relève à juste titre Cowlishaw, un processus d’homogénéisation de la culture aborigène est aujourd’hui à l’œuvre dans l’Australie contemporaine (2010). Ce processus, que Cowlishaw qualifie de « mythologisation » et qui passe par l’usage d’un même discours lissé faisant de la culture aborigène une chose nécessairement précieuse et mystérieuse, s’incarne principalement dans les cérémonies officielles, historiques et citoyennes du continent. Celui-ci serait issu d’une sorte de « politique sentimentale » du regret des dégâts causés par le passé, éprouvé par les populations non-indigènes du pays96. Pour Cowlishaw c’est en effet « au travers d’un corpus de récits positifs à propos de l’indigénéité qui sous-tend et dynamise les actions quotidiennes que la culture est mythologisée. Un ensemble d’abstractions réifiées, d’une part, attribue en série et de manière trop générale des blessures et des souffrances non spécifiques aux Indigènes, et d’autre part, renvoie à un domaine de traditions culturelles qui doit être protégé, rétabli et exhorté pour améliorer les problèmes sociaux. [Cette forme de discours] est une forme plus banale d’une certaine sentimentalité du primitif qui domine généralement parmi les touristes

95 C’est ce constat qui permet généralement de considérer les Aborigènes comme résilients – liant ainsi ces derniers, par l’usage même de ce mot, à l’ère de la résilience dont nous avons traité dans le chapitre précédent.

et les représentations populaires » (Ibid. : 209)97.

Ainsi, ce discours dominant, fondamental au jeu de langage de l’aboriginalité, semble-t-il nier une deuxième fois, comme par aplatissement, la complexité des cultures aborigènes. Pragmatiquement, parce qu’il s’inscrit dans une époque postcoloniale et donc qu’il vient après une destruction effective de nombreux traits socio-culturels, celui-ci engendre des effets importants de confusion et de résolution identitaires et ce, principalement parmi les populations aborigènes des grandes villes. Effectivement, comme l’ont montré plusieurs travaux sur la question (Cowlishaw 2014 ; Keen 1988 ; Lambert-Pennington 2012), pour ces individus, « être un aborigène » (being a blackfulla) n’a rien d’évident. Considérés par les « leurs » comme des « blancs » (whitefullas) et par les « blancs » comme de « faux » Aborigènes (half-casts), l’affirmation identitaire de ces derniers passe généralement par l’ambiguïté du discours mythologisant – et donc homogénéisant – la culture aborigène. Ayant tendance à délaisser la référence aux classifications (quelque peu poussiéreuses) d’anthropologie classique pour davantage resserrer leur quête identitaire autour de critères plus intuitifs, comme le ressenti subjectif par exemple (Lambert-Pennington 2012), ces individus ont recours à la mobilisation de certains objets et références stéréotypés98 pour s’affirmer en tant qu’Aborigène99. Nous nous contenterons ici de rendre compte de deux d’entre eux : le drapeau aborigène d’une part, et la philosophie aborigène (présumée et romantisée), d’autre part100.

3.2.5.1. Le drapeau aborigène

Le drapeau aborigène est composé de trois éléments : deux bandes horizontales de couleurs superposées (une noire au-dessus et une rouge en dessous), coupées d’un cercle jaune vif situé en son centre. Ce dernier est censé représenter le soleil de l’Australie ; la bande horizontale rouge, le sable du désert australien – le bush – ; la bande horizontale noire, le peuple aborigène marchant sur le sable du désert. Il fut confectionné par un artiste aborigène du nom de Harold Thomas en 1971

97 Ce discours, issu de cette « politique sentimentale », n’en serait pas moins foncièrement raciste dans ses postulats théoriques (Kowal 2015) et dans sa rhétorique (Due & Riggs 2011).

98 L’usage de l’adjectif « stéréotypé » ne se veut pas ici péjoratif ; il ne s’agit pas de juger du degré d’authenticité de certains traits culturels en prenant une position nécessairement extérieure et autoritaire. Simplement, il cherche à mettre en avant le fait que ces objets et références sont issus d’une rencontre – et donc d’un processus pouvant être qualifié de postcolonial – entre cette volonté d’affirmation identitaire développée par certains individus et la projection de ce qu’est la culture aborigène par la communauté non-aborigène du pays.

99 Nous ne traitons pas ici de l’appartenance effective à la communauté aborigène du pays qui, quant à elle, est réglementée et dépend de trois facteurs : (a) le lien biologique avec des ancêtres aborigènes, (b) l’appartenance – validée – à une communauté aborigène et (c) l’affirmation autodéterminée d’identification. Pour une analyse détaillée de cette question, voir notamment Kowal 2017. Plutôt, nous cherchons à saisir ce par quoi l’affirmation d’une telle identité – aborigène – passe lorsqu’elle s’affirme publiquement.

100 D’autres objets, sans doute, existent. L’analyse ci-après se contente de cibler deux objets qui ont semblé particulièrement probant à l’enquêteur et que nous retrouverons, en outre, dans notre analyse du Gamarada (voir la deuxième partie de ce travail).

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afin de symboliser le mouvement protestataire aborigène qui se battait pour le droit d’appartenance du sol australien, alors en pleine ascension (Norman 2015 : 21). Il fut très rapidement réutilisé par d’autres mouvements politiques aborigènes. Sa symbolique, excédant alors le domaine de la revendication des droits du sol, finit par représenter l’entièreté de la « Cause ». Mais c’est en 1994 qu’il fut propulsé au rang d’icône de tout un peuple : Cathy Freeman, une athlète aborigène, venant tout juste de gagner le sprint de 200 mètres aux jeux du Commonwealth de cette même année, arbora ledit drapeau sur la piste d’athlétisme. Avec le temps, le drapeau finit par représenter le peuple aborigène tout court.

Aujourd’hui, ce drapeau est devenu un élément incontournable du paysage urbain australien : en plus de flotter en haut de la quasi-totalité des monuments institutionnels du pays, on le retrouve également dans de multiples manifestations et plusieurs regroupements militants ; il est accroché à de nombreuses façades d’habitations de certains quartiers ; il est employé lors de compétitions sportives ; il est décliné de bien des manières dans tout le pays : sur des t-shirts, des pulls, des bonnets, des casquettes, des stickers, des objets touristiques et des fresques murales.

Symbole parmi les symboles, le drapeau noir-jaune-rouge aborigène est aujourd’hui synonyme d’appartenance à un peuple (ou d’une intimité effective et affective avec ce peuple) ; le porter (sur soi), l’afficher (dans la rue ou dans un cadre plus privé), c’est montrer aux uns et aux autres cette appartenance ; c’est – entre autres usages – affirmer publiquement son identité culturelle.

3.2.5.2. La philosophie aborigène romantisée

Les cultures aborigènes, nous l’avons dit, sont hétérogènes et complexes ; et c’est justement cette complexité, dans les nuances et les subtilités qui la composent, qui est mise à mal, comme aplatie, par le processus de mythologisation dont cherche à rendre compte Cowlishaw dans sa série d’articles Mythologising culture: Desiring Aboriginality in the suburbs (2010, 2011a). Ainsi réduites de plusieurs à une seule et unique, « la » culture aborigène trouve alors son élément catalyseur dans la cosmologie du Temps du Rêve. Cela étant car, conformément à ce que plusieurs générations d’anthropologues ont mis en avant au cours de leurs recherches, le Temps du Rêve est bien ce que partagent les différentes cultures aborigènes entre elles (Berndt & Berndt & 1965 ; Poirier 2005 ; Dussart 2000 ; Glowczewski 1989, 1991, 1996 ; Elkin 1986 ; Stanner 1979 ; Spencer & Gillen 2009) ; c’est bien lui qui lie ces dernières les unes aux autres et, de ce fait, parait être le socle le plus évident sur lequel construire le discours d’une pan-aboriginalité. De plus, bien que, comme l’a montré Dean (1996), cette dernière dimension du concept soit contestable, qu’il n’y aurait pas « un »

trop peu souvent rappelée que pour se faire entendre dans l’espace public. Ainsi, depuis le travail fondateur de Spencer & Gillen ([1899] 2009), le Dreamtime est généralement considéré comme un seul et unique système cosmologique (avec tout de même quelques variantes d’une région à l’autre de l’Australie) reliant les Aborigènes à la terre, aux cieux, aux ancêtres, à la faune et à la flore. Mais, même alors, bien qu’il en soit réduit à l’unité pan-aborigène, le système paraît encore trop complexe : les liens (totémiques) unissant toutes ces dimensions du vivant (les hommes entre eux, les hommes avec les animaux, les hommes avec les plantes, les animaux entre eux, etc.) et du non-vivant (les hommes à la terre, les déités aux paysages, les esprits aux points de passage de ces déités, etc.) est généralement aplani une seconde fois. Distillé encore et encore, ne restent plus alors du

Dreamtime que son essence, sa philosophie, sa spiritualité. Cette dernière est ensuite

requalifiée – pour la cause et dans des termes bien plus à la mode – « d’écologique » et de « holistique » (voir Grieves 2009 ; Pattel-Gray 1996 ; Stockon 1995). La culture aborigène – dans sa version essentialisée – est donc réduite à un nœud d’interconnexions entre les hommes et les éléments de la nature, où les premiers sont spécialement respectueux de « l’esprit » de la seconde ; où l’égalité, l’équité, l’entraide, la solidarité et la non-violence sont prédominantes ; où les valeurs de respect, d’ouverture et de délicatesse forment le socle éthique d’un corpus moral particulièrement valorisé ; où le rapport au passé et le respect des ancêtres est omniprésent ; où tout un chacun partage avec l’autre une même âme ; où les mystères et les secrets qui composent le monde continuent de former et alimenter celui-ci.

Ainsi comprise et synthétisée, la culture aborigène se métamorphose en une chose « précieuse et mystérieuse » (Cowlishaw 2010) pouvant se résumer à une spiritualité qui prend la forme d’un « sentiment » (Grieves 2006) et constitue « le fait “d’être Aborigène”, de cette identité » (cité dans Grieves 2009 : 7, n. t.). Et parce que la définition circonscrivant cette spiritualité est extrêmement générique et polysémique, toute activité qui se rattache de près comme de loin à celle-ci peut être mobilisée pour marquer son identité aborigène : des démonstrations folkloriques d’inspiration traditionnelle, dédiées au public et aux touristes, à la simple pratique du didjeridoo (voir, en guise d’exemple, Henry 2014) ; de la peinture pointilliste amateur, au contage public de mythes inspirés du Temps du Rêve ; de la croyance à une spiritualité prenant en compte la nature, à la croyance aux esprits des ancêtres ; d’une éthique forte et respectueuse de la différence, à une posture déterminée de lutte pour le bien de son peuple ; bref, tout ce qui évoque la version mythifiée de « la » culture aborigène. Et ce melting-pot culturel de pratiques et de postures, qui met en avant une certaine spiritualité, d’offrir un terreau favorable au jeu de langage du DP, comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail.

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Ainsi donc, parce que les critères de distinction qui par le passé faisaient sens (la langue, la couleur de peau, la transmission culturelle de certains secrets liés au Dreamtime, etc.) ne sont plus disponibles ou ne sont plus visibles, parce que l’appartenance culturelle ne peut plus se faire via le recours à des critères sociaux distinctifs ou phénotypiques évidents, les Aborigènes – principalement issus des milieux urbains – empruntent le plus souvent au discours dominant – une culture aborigène unifiée, lissée, synthétisée dans son contenu et resserrée autour de certains symboles (comme le drapeau aborigène ou la spiritualité aborigène) – pour affirmer leur identité culturelle. En effet, les Aborigènes tentent de faire et de se refaire sur les bribes d’une histoire décomposée qui a largement ébranlé les structures socio-culturelles traditionnelles de certaines régions, ils composent donc avec les différents éléments de langage de ce discours – ciblant tant la culture que l’histoire – pour recomposer du sens au niveau de leur identité et de leur histoire, tant sur un plan collectif que personnel. Et au fil de ces recompositions protéiformes se forment peu à peu une syntaxe, donnant elle-même lieu à un jeu de langage spécifique : celui de l’aboriginalité.

3.3. Futur antérieur : discours, mémoire et traumatisme

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