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DISCUSSION CRITIQUE SUR L'UTILISATION D'OBJETS

2- La planification de l’action

Les troubles d’utilisation d’objets, rattachés au concept d’apraxie idéatoire sont, depuis Liepmann et jusqu’à aujourd’hui, le plus fréquemment attribués à des lésions corticales postérieurs ou diffuses. Cependant, depuis Luria (1978), des troubles d’utilisation d’objets sont également reliés à des lésions frontales sous l’étiquette d’un déficit global d’organisation, de planification de l’action qu’il qualifie d’apraxie frontale. La notion de planification est aussi présente chez Hécaen (1978) qui examine l’apraxie idéatoire grâce à différents dispositifs impliquant plusieurs objets et décrit l’apraxie idéatoire comme un déficit de séquentialisation des sorties motrices. Comme nous venons de le voir, pour Poeck (1983), l’apraxie idéatoire est une difficulté à exécuter une séquence d’action nécessitant l’utilisation d’objets variés dans un ordre spécifique pour atteindre un objectif déterminé. C’est un désordre de l’organisation conceptuelle de l’action qui peut également perturber l’arrangement de séquences d’actions présentées sur des photos. La notion de trouble d’utilisation d’objets en lien avec des lésions frontales est, pour sa part, également présente chez De Renzi et Luchelli (1988) qui montrent chez trois patients porteurs de lésions frontales gauches, des omissions d’actions dans la réalisation de tâches séquentielles comme préparer une tasse de café.

2-1- Le syndrome de désorganisation de l’action

La notion d’apraxie frontale est reprise par Schwartz et ses collaborateurs qui effectuent une série de travaux dans les années 1990 pour analyser les difficultés de patients victimes de traumatismes crâniens et porteurs de lésions frontales. Ces patients hospitalisés présentent des difficultés dans la réalisation d’activités routinières de la vie quotidienne comme l’habillage, la toilette ou la prise des repas. Au fur et à mesure de la récupération, ces patients améliorent leurs aptitudes dans les activités routinières mais conservent des difficultés pour des activités nécessitant planification et organisation dans le temps comme la gestion d’un budget ou la réalisation d’une recette de cuisine par exemple (voir Schwartz et al., 1991). Les erreurs caractéristiques sont des mauvaises utilisations d’objets, des défauts de séquences, des tâches prématurément interrompues et des persévérations.

Pour expliquer ce type d’erreurs, Schwartz et al. (1991) questionnent d’abord les propositions de Shallice (1982) à propos de deux systèmes de contrôle de l’action, un gestionnaire de priorités opérant de manière automatique pour sélectionner des schémas routiniers d’action et un Système Superviseur Attentionnel (SAS) opérant, sur ce gestionnaire de priorités, un contrôle attentionnel volontaire lorsqu’une activité nouvelle ou complexe doit être élaborée. Une première hypothèse concerne la distinction de l’apraxie frontale des désordres exécutifs par lésions frontales. En effet, pour Schwartz et al. (1991) les difficultés de leurs patients ne peuvent être liées à un défaut du SAS car elles sont routinières, sur- apprises. Le déficit de l’apraxie frontale pourrait alors concerner le gestionnaire de priorités. Les auteurs discutent également la difficulté d’attribuer les troubles de leurs patients à une apraxie idéatoire, conceptuelle, telle qu’elle est classiquement décrite et expérimentalement évaluée, car les relations entre les difficultés de vie quotidienne et les tests de laboratoires ne sont pas claires.

Schwartz et al. (1991) proposent de filmer les performances des patients afin de pouvoir détailler leur conduite suivant un système de codage des actions (Action Coding System) qui distingue différentes unités d’action, hiérarchisées du bas vers le haut, des actions les plus élémentaires vers les plus globales. Un script A1 constitue un premier niveau de description, c’est une séquence composée des unités minimales A-1s qui correspondent à une transformation ou un résultat fonctionnel concret, observable (changement d’état d’un objet

ou déplacement d’un objet). Puis les unités A-1s se regroupent pour former un sous-but complet appelé A-2. Certaines unités A-1s sont centrales pour l’atteinte d’un sous-but alors que d’autres ne sont pas indispensables, voire indépendantes. A partir de là, différentes erreurs sont possibles : substitutions et omissions d’actions au niveau des différentes unités A- 1 et A-2, présence trop importante d’unités A-1 non cruciales ou encore désorganisation de l’ordre sériel des unités A-2. Ce système permet donc de décrire des erreurs qui correspondent à l’apraxie idéatoire classique comme l’utilisation d’un outil à la place d’un autre mais ne permet pas de prendre en compte les erreurs de manipulation. Elles décrivent surtout des erreurs séquentielles.

Afin de tester cette grille d’analyse et d’interpréter la nature du déficit, Schwartz et al. (1991) présente une étude de cas d’un patient (HH) victime de lésions frontales d’origine vasculaires. La présence de nombreuses actions indépendantes, non indispensables, et des erreurs de type substitution d’objets (défaut de sélection et d’utilisation : mettre une cuillère de beurre dans le café ou mettre du café dans les flocons d’avoine) caractérise la performance du patient. Pour les auteurs, le fait que ces erreurs soient très fluctuantes et sporadiques plaide bien contre une apraxie idéatoire sous-tendue par un défaut de connaissances. Pour eux, le déficit n’est pas non plus imputable à un dysfonctionnement du SAS mais à un échec d’activation et de maintien de schémas d’action.

Ce travail présente l’intérêt de montrer que des actions routinières impliquant l’utilisation d’objets nécessitent des capacités de planification et de contrôle et peuvent être perturbées en cas de lésions frontales sans que cela ne soit lié à l’accès à des connaissances sémantiques ni à un contrôle volontaire de l’activité. Malheureusement, Schwartz et al. (1995) diluent le propos en précisant que les lésions responsables de l’apraxie frontale sont souvent diffuses, notamment en cas de traumatisme crânien sévère, et que le déficit de ces patients peut être double : au niveau des schémas routiniers, stockés en mémoire sémantique, par atteinte postérieure, et au niveau du contrôle attentionnel par atteinte cérébrale antérieure. Cette interprétation est soutenue par d’autres auteurs comme Humphreys et Forde (1998 ; voir Allain et al., 2003).

2-2- Utilisation d’objets et activités séquentielles, différentes lésions et différents troubles

Hartmann et al. (2005) cherchent à savoir si les troubles d’utilisation d’objets familiers, habituellement présents chez les patients porteurs de lésions cérébrales hémisphériques gauches (LHG), se retrouvent pour des actions naturelles multi-étapes impliquant un équipement technique. Pour cela, ils examinent un groupe de patients LHG, un groupe de patients avec des lésions droites (LHD) et un groupe contrôle avec différentes épreuves testant les connaissances sémantiques (Appariement Fonctionnels), la résolution de problèmes mécaniques (Novel Tool Test), la planification (Tour De Londres et Boites à Trésor), la production de gestes familiers (Pantomime) et la réalisation de tâches routinières multi-étapes (faire du café, utiliser un poste radio-K7). D’après leurs résultats, les patients LHG montrent des performances inférieures à celles des patients LHD et des sujets contrôles pour les connaissances sémantiques, les pantomimes et la résolution de problèmes mécaniques. Par contre pour la planification et les activités multi-étapes, LHG et LHD sont également déficitaires. Il semble que ce soit l’aspect multi-étapes qui gêne les patients LHD alors qu’ils présentent de bonnes performances sur des dispositifs réduits. Cela contredit l’idée que la séquence d’action fait spécifiquement problème dans l’apraxie idéatoire comme cela est suggéré par Poeck (1983). Pour les patients LHG, Hartmann et Goldenberg (2005) proposent que deux déficits conjoints, de récupération d’instructions en mémoire sémantique et d’inférences de la fonction par la structure (ce concept sera examiné dans le chapitre suivant) expliquent les corrélations des troubles de pantomime, d’utilisation d’objets, de réalisation d’activités multi-étapes et de résolution de problèmes mécaniques. Ainsi, la réalisation d’activités multi-étapes n’est pas sous tendue par un processus cognitif unique ni par une localisation cérébrale unique. C’est le fruit de combinaisons flexibles de capacités et de stratégies dépendantes de différents substrats cérébraux.

Goldenberg et al. (2007) présentent deux études visant à examiner le rapport de l’utilisation d’objets avec le syndrome dysexécutif et avec des lésions cérébrales préfrontales. Les tests proposés dans la première étude sont les mêmes que dans Hartmann et Goldenberg (2005) ; ils permettent de distinguer des actions avec étape unique (NTT) et étapes multiples (TDL, BT, Café, K7) et explorent le rôle de la nouveauté (NTT, TDL, BT) dans la résolution de problèmes mais, cette fois, les auteurs testent un quatrième groupe expérimental, des patients avec un syndrome dysexécutif principalement suite à un traumatisme crânien. Les

patients LHG échouent dans l’ensemble des tâches, que les objets soient nouveaux ou pas et quel que soit le nombre d’étapes. Ce sont les seuls à échouer les associations fonctionnelles, les pantomimes et le Novel Tool Test. Pour les épreuves TDL, BT, Café et K7, il n’y a pas de différence de proportion de patients en dessous et au dessus de score de cut-off entre les trois groupes de patients. Ni les LHD ni les patients dysexécutifs n’échouent le Novel Tool Test. Apparemment donc, les patients dysexécutifs sont perturbés, non pas par la nouveauté, mais par le nombre d’étapes surtout lorsqu’une planification est nécessaire car une stratégie essais- erreurs n’est pas possible (TDL). Dans la seconde étude, les auteurs examinent un nouveau groupe de patients dysexécutifs toujours avec TDL, BT, K7 et une tâche du Naturalistic Action Test (NAT) de Schwartz et al. (2002) : préparer un déjeuner et un cartable. Certains objets distracteurs sont présents mais les actions à réaliser ne posent pas de problèmes mécaniques. Les patients sont significativement déficitaires à la TDL (sans pour autant faire plus de ruptures de règles que les contrôles), au nombre de mouvements efficients pour les Boites à Trésors et au NAT. Le nombre de patients présentant un score inférieur au cut-off est plus important pour le NAT qui serait donc plus sensible au syndrome dysexécutif, encore faut-il, selon les auteurs, vérifier que la sensibilité au NAT n’est pas un effet de la lésion cérébrale en général en incluant d’autres groupes de patients. Cette deuxième étude confirme que les activités multi-tâches ne sont pas perturbées par un caractère de technicité ni de nouveauté ou par l’altération de connaissances sémantiques mais en lien avec la nécessité du maintien d’un but en mémoire de travail.

Des difficultés de planification de l’action, au travers d’une capacité de maintien de but en mémoire de travail, peuvent donc perturber l’utilisation d’objets mais dans ce cas le trouble d’utilisation n’est pas spécifique d’un déficit particulier ni d’une lésion cérébrale délimitée. Par rapport à la question de l’utilisation d’objets, l’ensemble de ces travaux apporte des résultats majeurs à propos de la spécificité des lésions cérébrales gauches. En effet, Goldenberg et al. (2007) concluent que seuls les patients LHG donnent à voir un déficit d’utilisation d’objets présentés de manière isolée alors que d’autres lésions cérébrales, focales droites ou diffuses, peuvent avoir un impact dans l’utilisation d’objets, même usuels, mais seulement lorsque les tâches nécessitent de bonnes ressources attentionnelles générales (comme dans les activités quotidiennes multi-étapes). Pour autant, cela ne signifie pas que les difficultés des patients LHG dans des tâches impliquant plusieurs étapes sont de même nature que chez les patients avec d’autres lésions.